Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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France (XVIIe s.) (suite)

De l'air de cour à l'opéra

L'histoire du chant en France au XVIIe siècle est extrêmement complexe. Les tendances les plus contraires se juxtaposent, s'opposent et s'allient. Alors que les grandes lignes de la naissance et du développement de l'opéra italien, au même moment, paraissent simples et claires (création d'un parlar cantando inspiré par des humanistes et qui engendre naturellement le récitatif, et, par-delà, l'opéra), les faits sont en France très mêlés. L'opéra dû à la synthèse opérée par Lully sera le résultat d'une stratification d'éléments hétérogènes, voire contradictoires.

   L'air de cour, qui est la forme dominante du chant dans la première moitié du siècle, tend vers une préciosité et un raffinement du style comme de la technique vocale. Le ballet de cour recherche une alliance des formes musicales, vocales et chorégraphiques ; mais il ne facilite en rien l'évolution vers le récitatif, indispensable à l'opéra ; il la freine plutôt, en privilégiant un morcellement de l'action dramatique. Le prestige de la tragédie parlée est si fort en France que l'idée même du récitatif musical est mal acceptée : l'opéra italien de Rossi et de Cavalli, que Mazarin tente d'acclimater, est mal reçu, en raison principalement de la continuité de l'élément musical. La tragédie en musique et la comédie-ballet semblent constituer des genres mixtes, la transaction possible entre la tragédie parlée, la comédie, le ballet, l'opéra et l'air de cour ; après l'Andromède et la Toison d'or de Corneille, une floraison d'œuvres médianes dans les années 1669-1672, dont le point culminant est Psyché de Molière-Corneille-Quinault-Lully, semblent vouloir retarder l'apparition de l'opéra par l'élaboration d'un genre de substitution. Seul le véritable coup de force de Lully permettra la création de l'opéra français, genre synthétique alliant paradoxalement la danse, l'art choral, le récitatif génialement créé par Lully, l'air de cour, le comique issu de la comédie-ballet, le tragique imité de la tragédie récitée, et l'art mécanique hérité de la « tragédie en machines ». On retrouve donc, dans l'histoire du chant et du théâtre, la même césure, située assez précisément vers 1670, déjà constatée dans la musique sacrée.

L'air de cour

Le terme d'air de cour, qui qualifie une part essentielle du chant en France dans la première moitié du siècle, remonte au recueil d'Adrian Le Roy (1571). À l'origine, l'air de cour ne se sépare pas de la tradition de la chanson française de la Renaissance. Il est écrit généralement à quatre ou cinq voix (et le restera partiellement jusqu'à Lambert inclus, à la fin du siècle) : l'accompagnement au luth n'est initialement qu'une transcription de la polyphonie vocale. L'aspect proprement monodique de l'air de cour ne s'établira que progressivement. En 1603, Jean-Baptiste Besard (v. 1565-v. 1625) publie le Thesaurus harmonicus : c'est un recueil de transcriptions pour chant et luth ; la voix s'émancipe par quelques « embellissements ». En 1604, le fameux chanteur et compositeur italien Caccini (auteur du Nuove Musiche, 1602) séjourne en France et fait connaître deux composantes de l'art florentin : récitation chantée et ornementation vocale. Cet apport est d'une importance capitale : l'air de cour adoptera ces deux caractéristiques, déjà décelables dans l'œuvre de Pierre Guédron ( ? 1570-1575-1619-20). L'air de cour est alors une mélodie syllabique qui a gardé de la musique « mesurée à l'antique » le souci de calquer les impulsions du poème. Confirmé dans ce sens par le stile rappresentativo de Caccini, il reste très modéré dans l'expression dramatique et, chez Guédron, dans l'ornementation. Assez vite, néanmoins, on voit apparaître des doubles, versions ornementées de la mélodie (Moulinié, 1629). C'est vers 1640 que se produit une mutation importante : le chanteur Pierre de Nyert (1597-1682), ayant séjourné en Italie, opère la véritable synthèse du chant français et de la « manière » italienne. L'air de cour atteint alors sa perfection, avec Jean de Cambefort (1605-1661), Sébastien le Camus (1610-1677), Pierre de la Barre (1592-1656), J.-B. Boesset, Cambert et surtout Michel Lambert (1610-1696).

   L'air de cour ne peut être séparé de l'art du chant français qui atteint alors un apogée. Bénigne de Bacilly (v. 1625-1690), compositeur médiocre, a laissé dans ses Remarques curieuses sur l'art de bien chanter (1668) le code de cet art subtil, précieux, fait autant d'une attention minutieuse aux sonorités et aux rythmes de la langue, que d'un maniement raffiné de la voix : l'ornementation sous toutes ses formes (coulés, ports de voix, tremblements, filés, accents…) et l'art des diminutions touchent à la virtuosité. C'est en tenant compte de cet art vocal qu'il faut apprécier l'œuvre délicate d'un Michel Lambert, « l'Orphée de nos jours », auteur de quantité de recueils (une vingtaine) dont la plupart sont perdus. L'air de cour, art minutieux, raffiné, conçu pour des auditoires restreints, ennemi de toute forme d'emphase, de toute manière de développement thématique, et de tout mode d'extension de l'art vocal dans le sens de la puissance et de la force, était par définition incompatible avec l'opéra. Il sera néanmoins partiellement intégré par Lully, gendre de Michel Lambert.

Le ballet de cour

La danse constitue l'une des composantes essentielles de la musique française. Sociologiquement, elle est, dès le XVIe siècle, et restera, jusqu'au XVIIIe siècle, l'une des marques de la société aristocratique. Elle a de la sorte influencé toutes les formes de musique instrumentale : suite pour luth puis pour clavecin, suite pour ensembles instrumentaux, chansons à danser, voire musique sacrée par l'intermédiaire de l'orgue. L'opéra italien ne s'introduira en France sous Mazarin qu'avec des intermèdes chorégraphiques, et l'opéra de Lully intégrera la danse, à la différence de l'opéra italien, comme l'une de ses composantes essentielles.

   Le ballet de cour a de très lointaines racines dans l'art français. Dès le XVe siècle, les entremets de la cour de Bourgogne allient le chant et la danse, et se continuent dans les divertissements de la Renaissance, que les humanistes de l'entourage d'Antoine de Baïf ne conçoivent pas sans cette alliance, ressuscitée des anciens Grecs. Mais leur effort n'aboutira à la création d'un style et d'un genre que grâce à l'apport d'un Italien, Baldassarino da Belgiojoso, dit Baltasar de Beaujoyeulx, créateur du premier spectacle dramatique français, le Ballet comique de la reine (1581), où se mêlent, sur des paroles d'Agrippa d'Aubigné et une musique de Beaulieu et Salmon, la mythologie, le romanesque, la poésie, la musique et la danse.

   Sous la régence de Marie de Médicis, le ballet de cour tendra à être une composition dramatique, centrée autour d'un thème inspiré de la mythologie (les Argonautes, 1614, Psyché, 1619) ou de l'épopée baroque italienne (la Délivrance de Renaud, 1617, Tancrède, 1619). Pierre Guédron donne à la musique vocale un accent qui tendrait à une récitation musicale élémentaire. Mais, assez vite, le ballet de cour s'oriente vers un genre moins construit, le ballet à entrées, construit à partir d'un thème lâche, sans action dramatique suivie, plus pittoresque, et parfois d'inspiration politique : Ballet de voleurs (1624), Ballet de fées des forêts de Saint-Germain (1625), Ballet de la douairière de Billebahaut (1627), Ballet des quatre monarchies chrétiennes (1635), Ballet de la prospérité des armes de France (1641).

   Quel qu'il soit, le ballet de cour se caractérise par l'alliance de l'air, du chœur, des entrées, chaque genre étant confié à des compositeurs différents (Guédron, puis Bréssat, maîtres de l'air de cour, étant chargés du chant, tandis que les « violons » restent maîtres à la fois de la musique instrumentale et de la chorégraphie). Les danseurs y sont des gentilshommes (point de femmes), auxquels se mêlent des professionnels en petit nombre, tous étant masqués. Un luxe inouï de costumes, à l'initiative des intéressés, de décorations, un grand nombre d'instrumentistes (64 voix, 28 violons, 14 luths en 1617), une importante machinerie caractérisent ce genre réservé au public de la cour : luxe qui se transportera dans l'opéra.