Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
I

interprétation (suite)

L'interprétation à travers la musique occidentale

Au commencement était la musique orale ; au commencement était donc l'interprète, en même temps improvisateur ou compositeur ­ en un mot, le musicien. La musique du Moyen Âge, essentiellement orale et anonyme, avait recours à des notations aide-mémoire assez sommaires. Et la notion d'interprétation, distincte d'une exécution ou d'une improvisation, n'existait probablement pas au sens actuel. Ce que certains formulent d'une autre manière, en disant que ces musiques n'avaient pas d'interprétation (Jacques Viret). On pourrait dire plutôt que la coloration, l'expression individuelle du chanteur ou de l'instrumentiste jouait sans doute un grand rôle (chez les trouvères, par exemple), mais qu'elle était tellement constitutive du discours musical que souvent on ne l'en séparait pas. Ce serait donc pendant la Renaissance, avec l'avènement de la monodie accompagnée (v. 1600), qui mit en valeur le soliste, que l'interprétation prit de l'importance. Si la partition devint plus claire et plus précise, elle resta encore souvent un canevas, à partir duquel l'interprète devait « broder », ajoutant des ornements, des cadences, des basses chiffrées. On pourrait croire que l'interprète était plus libre qu'aujourd'hui. En fait, cette liberté était surveillée et liée par nombre de conventions orales d'exécution. Et la liberté laissée par les partitions de jouer ou non telle ou telle pièce du recueil, d'user de tel ou tel instrument était plutôt une tolérance qu'une liberté active et créatrice. Il est vrai que l'interprète avait souvent à improviser, à des moments donnés de la partition, des « cadences », comme dans les Concertos pour orgue de Haendel ou le Troisième Concerto brandebourgeois de Bach. Jusqu'au XIXe siècle, les grands interprètes furent souvent en même temps improvisateurs, et les compositeurs eux-mêmes, tels Haendel, Bach, Mozart, Beethoven, Liszt, quand ils se produisaient en public, avaient à montrer leur talent d'improviser sur le clavecin ou le piano. Cette tradition du compositeur-interprète-improvisateur ne subsiste plus guère aujourd'hui que chez les organistes (Marcel Dupré, Olivier Messiaen).

   Avec les légendaires Paganini, Liszt, Tulou, Kreisler, etc., annoncés au siècle précédent par les Quantz, le romantisme vit l'apogée de la notion d'instrumentiste-virtuose. Déjà, la complexité et la difficulté de la tâche d'exécution tendaient à devenir telles que le compositeur et l'interprète étaient de plus en plus deux individus distincts. Ainsi assista-t-on à une spécialisation des rôles, et tel compositeur écrivait pour tel virtuose une pièce de musique que lui-même aurait été incapable de jouer, tandis que l'interprète témoignait de moins en moins de compétences pour la composition musicale.

   Cependant, depuis longtemps, un type particulier d'interprète n'a cessé de recueillir les plus grandes faveurs : il s'agit du chanteur ­ castrat légendaire, comme Farinelli ou Caffarelli, « prima donna », comme la Pasta, Malibran, Patti ou Schröder-Devrient, ténor, comme Rubini, Nourrit, Duprez ou Caruso, etc. Toutes ces vedettes du chant conservèrent longtemps une espèce de « droit d'interprétation » exceptionnel sur la partition, qu'ils ornaient, agrémentaient de broderies de leur cru, au cœur même du romantisme, alors que la partition était déjà devenue un texte fixé une fois pour toutes. Contre ces libertés des virtuoses, les compositeurs défendaient de plus en plus la lettre de leur partition, de même que Chopin notait de plus en plus précisément les traits et les ornements, peut-être pour éviter ceux qu'ajoutaient les virtuoses. Ainsi, parallèlement à la mise en vedette de l'interprète, le compositeur défendit-il et précisa-t-il de plus en plus jalousement sa partition. Apparemment, la marge d'interprétation en était réduite d'autant, mais, en fait, les perfectionnements de lutherie, en multipliant les possibilités de sonorités, de registres, de couleurs, de nuances, mettaient en valeur plus que jamais le rôle capital de l'interprète. Mais, dans le courant du XIXe siècle, un nouveau type d'interprète capta l'intérêt du public et joua un rôle prépondérant, en relation avec le développement du genre symphonique : il s'agit du chef d'orchestre, qui, auparavant, était surtout un batteur de mesure, un « premier musicien » veillant à la régularité et à la coordination. Les Habeneck, les Hans Richter, Gustav Mahler, Arthur Nikisch, etc., commencèrent à attirer le public pour eux-mêmes, et non seulement pour le répertoire qu'ils jouaient. Tout ce que nous avons dit du rôle de l'interprète peut s'appliquer aux chefs d'orchestre, même s'ils délèguent aux individus d'un groupe le rôle d'exécuter leur interprétation, c'est-à-dire leurs décisions fondamentales sur les tempos, les phrasés, les accents, les coups d'archet, les respirations, les « voix en dehors », les nuances, etc. En même temps, leur rôle est d'insuffler un esprit, de faire circuler une vie, un élan commun et unanime dans cette masse de plus en plus complexe qu'est l'orchestre. La « personnalisation » du rôle du chef d'orchestre semble d'ailleurs croître proportionnellement avec celle du compositeur (quand ils ne sont pas une seule et même personne). Le chef d'orchestre semble être le délégué, le représentant du compositeur sur l'estrade, pour l'orchestre comme pour le public. C'est lui qui organise et construit l'interprétation. Car l'expansion des œuvres en durée et en complexité ajoute de nouvelles dimensions à l'interprétation : il ne s'agit plus seulement de faire chanter de brefs morceaux de forme stéréotypée qui se succèdent, mais de travailler en profondeur des œuvres dont chacune se veut singulière, de construire de véritables édifices d'intentions.

   Naturellement l'avènement de la radio et du disque a changé radicalement le problème de l'interprétation, puisque, d'une part, elle pouvait être désormais répandue à des milliers d'exemplaires, communiquée à des millions d'individus simultanément, et que, d'autre part, comme nous l'avons déjà dit, elle devenait un objet « mis en boîte ». L'art de l'interprétation ne se transmet plus comme un secret d'artisan, d'individu à individu, oralement. Il est conservé, exposé, diffusé à tous ; il n'est plus périssable. En même temps, le disque a eu une conséquence singulière : en multipliant le nombre des interprétations rivales d'une même œuvre classique, il a ouvert une sorte de concours permanent d'interprétation, à l'échelle de la planète (dans l'espace) et du siècle (dans le temps) ; concours que, dans le monde entier, des revues spécialisées, qui lui sont entièrement consacrées, tiennent méticuleusement à jour, confrontant la plus récente « version » d'un jeune talent à l'étalon de référence constitué par une prestigieuse version ancienne ­ laquelle peut, à tout moment, être détrônée par une nouvelle. Pendant un temps, la course à la haute-fidélité a tendu à éliminer, au fur et à mesure, les versions discographiques anciennes (78 tours, microsillon monophonique), pour cause de caducité technique, mais, depuis que cette progression technique a atteint un certain plafond, on revient en arrière pour rééditer certaines versions d'avant-guerre, que le goût récent tend à trouver parfois plus vivantes et plus sensibles que certaines interprétations modernes très analytiques.

   Le disque et la haute-fidélité ont eu une influence certaine sur l'évolution du style d'interprétation. La plus évidente à relever est ce que Pierre Bourdieu appelle « la banalisation de la perfection instrumentale ». Une fausse note dans une interprétation en direct est un accident négligeable et unique. Enregistrée sur un disque, elle devient une imperfection qui se répète et semble abîmer à jamais l'objet précieux qu'elle endommage. On constate, en écoutant les vieilles versions discographiques dues à des pianistes formés par la tradition du concert, que ceux-ci ne craignaient pas plus que leur public les petites irrégularités et imperfections. Le disque a bientôt conduit à proscrire sévèrement ces menus défauts. En même temps, par leur pouvoir de grossissement des sonorités, captées en gros plan, par leur tendance à donner un éclairage cru et analytique de la partition, décomposée en ses différentes parties saisies par des micros indépendants (quand il s'agit d'un orchestre) et recomposée en une image artificielle et détaillée, plutôt que globale et synthétique, le disque et la prise de son modernes ont favorisé une écoute très critique de la musique dans sa verticalité, sa texture sonore, son détail, plutôt que dans son flux, son « déroulement horizontal » (Alfred Brendel), et ils ont suscité un style d'interprétation détaillé, articulé, net, impeccable, adapté à cette écoute. On sait, par ailleurs, que les interprétations sur disque sont presque toujours des « montages » effectués à partir d'exécutions de l'œuvre par fragments. Cependant, le disque a rarement, sinon jamais, suscité des interprètes classiques incapables d'affronter la scène et le cadre du concert. Ce fait témoigne de la force conservatrice de la musique classique. Rares sont les interprètes classiques qui, comme le pianiste Glenn Gould, assument à fond le médium du disque, dédaignent le concert et se servent de l'enregistrement pour perfectionner leur manière spécifique, intervenant eux-mêmes sur le montage, le mixage, la prise de son. De tels musiciens, en revanche, sont légion dans le domaine de la pop music et des variétés. Au reste, une réaction antianalytique semble s'affirmer à la fin des années 70 pour des interprétations sinon plus romantiques, du moins plus globales et larges.