Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

concerto (suite)

L'esprit du concerto

On fait souvent dériver « concerto » du verbe latin concertare qui signifie « se quereller », « se battre », mais aussi « débattre ». Et l'on s'autorise de cette référence étymologique pour parler du concerto comme d'un « affrontement » entre un soliste et un orchestre, comme entre deux parties belligérantes. Mais si l'on cherche comment, dans le détail, se traduit cette situation de guerre, on est bien embarrassé pour en trouver des exemples : il apparaît, plutôt, que soliste et orchestre se font beaucoup de politesses, s'assistent mutuellement, se renvoient la balle, se servent d'écrin ou de faire-valoir. Bref, on ne trouve pas beaucoup de marques d'hostilité dans leurs rapports (se couvrir, énoncer simultanément deux idées concurrentes, se contredire, se couper la parole, etc.), et, cependant, il est vrai qu'une odeur de poudre et de bataille flotte souvent au-dessus des concertos, dans les premiers mouvements notamment, souvent martiaux, avec des rythmes pointés et des allures de marche (l'Empereur de Beethoven, le Concerto pour violon en majeur de Mozart, celui pour piano en fa mineur de Chopin). Alors ? S'il y a bien une atmosphère martiale dans beaucoup d'ouvertures de concertos, c'est plus au niveau de la parade que du combat entre ennemis : comme dans une « revue des troupes », où chaque partenaire montre à l'autre comment il remplit bien son rôle, le soliste empanaché comme un général, et l'orchestre au complet bien rangé et astiqué, présentant les armes en bon ordre.

   À côté de cette inévitable référence à la guerre, il est aussi important de rappeler les origines vocales du concerto. Un parallèle serait instructif entre l'histoire de la musique vocale en Occident et celle du concerto. La voix accompagnée est la situation concertante primitive : tout ce qui définit le concerto (mise en vedette d'un personnage ; jeu de répliques, d'échos, d'imitations, d'alternances avec l'ensemble ; latitude d'improvisation et d'ornementation laissée au soliste), tout cela se trouve déjà présent dans la musique vocale. De plus, les mouvements lents de concertos sont souvents, bien plus nettement que dans les symphonies, sonates ou quatuors, de grandes cantilènes qui se réfèrent au modèle vocal, au phrasé vocal, voire au souffle humain, même quand il s'agit du piano ou du violon. Il apparaît évident que le soliste instrumental personnifie le chanteur, plus qu'il n'en imite la fonction. L'essence du concerto est bien celle d'un genre dramatique.

   Sous l'angle musical, on peut inventorier les formes d'association entre le soliste et l'ensemble ; elles ne sont pas en nombre infini.

L'homophonie

Quand le soliste énonce un thème bien ensemble avec l'orchestre mobilisé au complet. Cette situation, très courante dans les nombreux tutti du concerto baroque, devient assez rare dans le concerto classique et romantique.

La doublure

Quand il s'agit d'une partie du soliste qui double une partie de l'orchestre et réciproquement, et si cette partie n'est pas la mélodie du tutti. Dans les concertos de Bach pour clavecin, la main gauche double le continuo. Mais dans d'autres cas, il arrive rarement au soliste de doubler un instrument ou un pupitre de l'orchestre en s'effaçant derrière lui : c'est le contraire qui se produit souvent, quand un instrument à vent (flûte, hautbois, clarinette) intervient pour doubler temporairement la main droite du piano (Concerto en « la » mineur pour piano de Schumann). Courante dans le concerto romantique, cette situation n'est pas fréquente chez Mozart.

L'alternance

C'est la situation la plus évidente. Souvent l'orchestre et le soliste n'alternent pas sans se passer la parole à l'aide de diverses formules de transition, de cadences, de silences, d'anacrouses, de repos à la dominante, ou bien en se « raccordant » par un accord émis ensemble. Ce vocabulaire de transitions, souvent redondant du seul point de vue musical, joue un grand rôle dans la structure dramatique du concerto.

Les répliques

Quand cette alternance est serrée, on a affaire à des jeux de répliques entre les partenaires soit en imitation, soit en se partageant les deux termes d'une formule mélodique sur le modèle question/réponse ou affirmation/réplique. Ces répliques sont souvent traitées en marches harmoniques qui conduisent à une sorte d'explosion ou de tutti après un va-et-vient serré. Ce sont elles qui pourraient justifier l'idée du concerto comme « affrontement », puisqu'elles miment le plus évidemment la situation d'une discussion. Pourtant, elles ne tiennent pas dans le concerto une place très importante en proportion du reste. Cette fameuse situation de dialogue, de concertation qui définit le concerto se manifeste plus souvent par une espèce de passation, de transfert permanent et réciproque d'un rôle, d'un pouvoir, d'une continuité.

Le soutien

C'est le cas bien connu où l'orchestre s'allège, se fait discret pour soutenir le soliste, harmoniquement, par des accords tenus ou énoncés en notes répétées, et rythmiquement, par des ostinatos. L'orchestre crée alors un fond sur lequel se détache la voix individuelle. La situation inverse (le soliste soutenant l'orchestre) se rencontre surtout dans les débuts du concerto, dans la fonction de continuo conservée par le soliste. Peu à peu, ce rôle s'efface, et, quand le soliste s'ajoute en voix secondaire par-dessus l'orchestre, c'est plutôt pour l'ornementer.

L'ornementation

Quand l'orchestre fait valoir sa masse, son volume, son impact rythmique, sa densité harmonique, le soliste peut, en regard, jouer de son agilité, de son mordant, qu'il doit à son indépendance et à son unicité. Il se sert alors souvent de ses ressources de virtuosité pour ornementer une reprise ou une transition d'orchestre d'arpèges, de gammes, de trilles, de batteries, de tenues dans l'aigu (pour le violon) ­ ajouts qui sont redondants par rapport à l'information rythmique, harmonique, mélodique donnée par l'orchestre seul, mais qui jouent un rôle ornemental important.

La ponctuation

Cette ornementation peut avoir en même temps un rôle de ponctuation dans le continuum musical. On sait l'importance de la ponctuation dans l'écrit, et même dans la parole, et comment son déplacement ou son altération peuvent bouleverser le sens, modifier le style. C'est la même chose pour la musique : les accords légers en pizzicati qui ponctuent la phrase du soliste, les sonneries claironnantes qui l'introduisent ou la concluent n'ont pas pour seul rôle de « cimenter » ou de réaffirmer la continuité musicale, ni de rappeler la présence de l'orchestre quand il est au second plan. Elles servent aussi à découper, à souligner des phrases, des unités musicales, et contribuent à en organiser et à en hiérarchiser la durée, en détachant tel accord, telle cadence par rapport à telle autre qui n'est pas ponctuée ni soulignée.Cette liste de situations respectives du soliste et de l'orchestre n'est pas exhaustive : ce qui en ressort, cependant, c'est que, dans le concerto, les partenaires s'opposent et rivalisent moins entre eux qu'ils ne se répartissent et ne se transmettent des rôles, selon certains rites. Leur opposition n'est-elle pas déjà suffisamment signifiée par leur différence d'identité, de timbre, de place ?

   Mais que se passe-t-il quand un instrument de l'orchestre se détache de l'ensemble et vient dialoguer en solo avec le soliste officiel (par ex., la clarinette à la mesure 67 du premier mouvement du Concerto de piano de Schumann) ? A-t-on subitement un fragment de sonate piano/clarinette ? Non, puisque la clarinette est perçue, même en soliste, comme membre, délégué de l'orchestre, en second plan par rapport au soliste, ne serait-ce qu'acoustiquement (éloignement « géographique » du solo d'orchestre par rapport à l'instrument soliste, que respectent les mixages des disques de concertos). L'orchestre en tant qu'entité dialoguant avec le soliste, à travers « sa » clarinette ou « ses » premiers violons, est un concept, une abstraction : qu'il reste « présent » aussi bien dans les tutti que dans les solos de hautbois ou les tenues de cordes relève d'une convention d'écoute, d'un schéma mental tout à fait irréductible à des critères musicaux précis. Cette convention régit, pour nous Occidentaux acculturés au concerto, la perception que nous en avons. Il resterait à savoir si une personne, non acculturée à cette perception de l'orchestre comme entité présente en chacun de ses membres isolés, la retrouverait par la seule logique proprement musicale des rythmes, des harmonies, des mélodies. Sans cette convention, en effet, toute intervention d'un pupitre ou d'un soliste isolé par rapport au soliste principal deviendrait alors une sorte de cas particulier.

   Dans la symphonie classique, l'orchestre est également posé comme un « tout », une somme irréductible à l'addition de ses parties, et il leur est transcendant. Mais nous pouvons « entrer » dans cet orchestre, comme dans un « tout » ouvert et mouvant, et analyser par l'écoute telle ou telle partie sans perdre le sentiment du tout. La situation du concerto a pour effet de faire (psychologiquement) « serrer les rangs » à l'orchestre, devant le soliste. L'orchestre se posant en orchestre face au soliste (et non seulement face à l'auditeur), et vice versa, on a une situation en miroir, en imitation, de type « imaginaire » au sens lacanien. Si rivalité il y a, elle est, à ce niveau-là, dans une identification réciproque. L'écoute (aussi bien la conception par le compositeur, ou l'exécution par les interprètes, ou la prise de son par l'ingénieur) dans un concerto ne peut être trop analytique, par rapport à l'orchestre, sans risquer d'en briser la cohésion et de renvoyer chaque instrument, chaque pupitre à son particularisme, le posant en « rival » isolé par rapport au soliste, et du même coup par rapport au reste de l'orchestre. C'est ce qui se produit, parfois délibérément, dans certains concertos modernes, à l'orchestration émiettée, qui remettent en cause la hiérarchie classique. Il est certain que ce rapport en miroir du groupe et du soliste dans le concerto, la façon dont chacun tient plus ou moins son identité de l'autre, n'est pas sans évoquer des modèles sociaux, et l'on pourrait s'amuser à raconter les vicissitudes du concerto en termes sociologiques : comment, sorti du rang (cas du violoniste), ou au contraire d'une caste à part (cas du pianiste), un individu se pose à la fois en guide, en délégué, en miroir pour la collectivité, lui donne la parole et la prend d'elle.

   L'orchestration classique cherche à créer un corps orchestral homogène et fondu, qui prend dans chaque pupitre ce qu'il peut donner au service de la collectivité, mais sans le laisser accaparer l'attention. Cette unité précaire, cette complémentarité, cette harmonie s'appuie sur le renoncement de chaque instrument à être trop personnel et à vouloir tout faire, au profit d'une répartition hiérarchisée des rôles : dans les concertos de Mozart, les cors font des tenues, les hautbois des doublures ou des tenues, etc. Et quand on y entend un solo de flûte, c'est souvent en association avec le hautbois et le basson, formant comme un petit ensemble délégué par le grand pour s'opposer au soliste ; mais c'est rarement une flûte trop personnelle, trop insistante. Par rapport à cette masse homogénéisée, le soliste est comme délégué par elle pour faire parade au maximum de son individualité, pour l'exhiber, pouvant compter sur la masse comme faire-valoir, miroir, caisse de résonance. Une intervention aussi voyante et personnelle que celle du violoncelle solo dans le début du mouvement lent du Deuxième Concerto pour piano en si bémol de Brahms est déjà un décentrement du concerto, qui en détruit l'équilibre traditionnel. Or l'orchestre contemporain, à force de grandir et de se diversifier, a fini par exploser et s'atomiser. L'orchestration moderne détruit la traditionnelle répartition des rôles, donne à chaque pupitre des interventions imprévisibles, qui compromettent à tout instant la position du soliste.

   On peut définir l'un par l'autre le concerto et la symphonie, les deux grands genres orchestraux dans la musique occidentale. Par rapport à la symphonie, genre sérieux, coiffé depuis Beethoven d'une auréole métaphysique, le concerto a toujours gardé une réputation justifiée de genre mondain, de rite social, de tournoi cérémoniel, mettant en jeu des valeurs non musicales de virtuosité, de parade. Alors que la symphonie est devenue avec Beethoven un genre apogée, plus haute forme de la composition, à laquelle un Brahms osait à peine se mesurer, le concerto n'a pas même gagné avec les chefs-d'œuvre de Mozart une réputation semblable, et même Mozart, tout en portant cette forme au sublime, n'a pas voulu l'épurer du côté mondain, « morceau de concours », qui lui est consubstantiel.

   Par ailleurs, les deux genres ont suivi des trajectoires parallèles et différentes. Le concerto a trouvé son moule initial (en 3 mouvements) bien plus tôt que la symphonie ; mais bientôt la symphonie a dépassé le concerto en dimension, en complexité de forme, en ambition. Et quand le concerto a « vu » la symphonie grandir, s'élever, il a voulu l'imiter, s'affronter à d'aussi grandes durées, lui empruntant (ainsi qu'à la sonate) la forme bithématique pour le premier mouvement. Ce qui est notable, c'est justement que le concerto a rarement atteint les proportions de la symphonie romantique, non seulement pour des raisons de nombre de mouvements, mais par une sorte de logique interne qui le rendait, au contraire de la symphonie, non susceptible d'expansion infinie. Le Deuxième Concerto pour piano de Brahms, avec ses 4 mouvements et sa longue durée, est une exception. Encore adopte-t-il pour le dernier mouvement un ton de rondo bon enfant, comme s'il ne voulait plus suivre jusqu'au bout le modèle de la symphonie, avec son finale préparé en lourde apothéose pleine de conflits et de gestations complexes. Du point de vue de la texture orchestrale et de la forme, les compositeurs romantiques ont souvent voulu tirer le concerto vers la symphonie : en épaississant l'orchestration, en complexifiant la forme, en tressant l'orchestre et le soliste de façon plus étroite. Ils n'ont pu ou voulu donner au concerto cette dignité purement musicale, cette aura de pureté compositionnelle qui était reconnue à la symphonie.

   Pourquoi donc le concerto n'est-il pas doué de cette capacité d'expansion qui a permis à la symphonie de rester elle-même en atteignant les proportions géantes qu'on lui a connues à l'époque de Mahler et de Bruckner ? Pourquoi, après de si nombreuses tentatives pour le « symphoniser », est-il obstinément revenu à son moule en 3 mouvements et à ses dimensions modestes ? Peut-être, entre autres raisons, parce que le concerto fonctionne non, comme la symphonie, sur une longue recherche, une quête ouverte et susceptible de se prolonger indéfiniment, mais plutôt comme un jeu codé, qui n'a de sens que s'il se déroule dans une temporalité limitée. De plus, la forme du concerto, basée sur une oscillation, une dualité entre soliste et orchestre, a vite fait, si cette oscillation n'est pas dosée, de donner une impression « en dents de scie », qui risquerait de devenir vite fastidieuse ­ alors que l'orchestre de la symphonie peut se ramifier ou se rassembler à l'infini sans lasser. Autre différence : alors que dans la symphonie, tout peut et même doit être intégré dans l'architecture musicale, le concerto, lui, fonctionne aussi sur une certaine rhétorique de « prise de paroles », d'échanges entre le soliste et la masse, qui amène à remplir une bonne partie du temps avec tout un « tissu conjonctif » de traits de virtuosité, de formules de passation, de ponts orchestraux qui sont redondants par rapport à la pure substance musicale, et qu'accuse encore le procédé d'alternance entre les partenaires. Inversement, un concerto complètement allégé de ses formules de politesse et de sa rhétorique et qui est une pure construction musicale, comme le Concerto pour piano op. 42 de Schönberg, ressemble un peu à un concerto fantôme qui ne joue pas le jeu complètement. D'où il ressort que le concerto est effectivement en partie un genre dramatique, régi par un code de relations entre le soliste et l'orchestre posés comme personnages, code qui ne peut se ramener à des relations musicales abstraites. Aborder le concerto comme pur projet formel, en intégrant ses conventions dans un propos seulement musical au sens le plus abstrait, est plus difficile qu'il n'y paraît. C'est ce qu'ont tenté en particulier les trois Viennois, Berg (dans son Concerto de chambre ou Kammerkonzert), Webern (Concerto op. 24), Schönberg (Concerto pour piano), et l'on constate soit que la rhétorique du concerto réapparaît dans leurs œuvres ; soit que l'esprit du concerto y disparaît pour laisser la place à un discours concertant qui tend à niveler les rôles.

   Bien sûr, cette théâtralité tient pour une grande part aux conventions de la virtuosité qui sont génératrices de redondance musicale. Y a-t-il un seul concerto sans virtuosité ? Une telle œuvre est difficile à retrouver sauf à deux ou trois exemplaires (Webern, le Concerto à la mémoire d'un ange de Berg, pour violon) ­ tant la démonstration de virtuosité fait partie du concerto, genre ornemental par excellence, supposant donc la possibilité d'une certaine redondance.

   Dans le concerto mozartien pour piano ou pour violon, la virtuosité est délimitée à des traits de liaison entre les thèmes et à des épisodes très précis (dans le développement, les cadences), mais elle ne touche pas, ou peu, les thèmes, qui sont généralement exposés par le piano à nu, avec de légères broderies. Mais dans le concerto romantique et postromantique, les progrès techniques aidant, la virtuosité gagne tout le jeu du piano, se complique, s'empâte, et les thèmes eux-mêmes sont souvent exposés la première fois dans une version ornée d'arpèges et de traits. C'est peut-être pourquoi beaucoup de thèmes de concertos (le premier mouvement du Concerto pour violon de Beethoven, quatrième Concerto pour piano de Saint-Saëns) ont la « noble simplicité » d'un choral : on les sent prêts à être ornés et décorés à l'infini, et les compositeurs veulent peut-être que sous cette parure ils gardent un port altier. Un Chopin, dont le style s'est incorporé l'ornementation comme un trait de langage et un moyen d'expression, est à l'aise dans le concerto romantique et dans une certaine hypertrophie ornementale de virtuose, avec laquelle il sait faire de l'art. D'autres compositeurs, comme Saint-Saëns, récupèrent le vocabulaire du romantisme sans y croire, en gardent le foisonnement ornemental, tout en recherchant parfois la « noblesse » du genre symphonique et de la musique pure : position ingénieuse et calculatrice, consistant à « faire dans le concerto » un exercice de style, et qu'ont pratiquée également Ravel, Prokofiev, Stravinski.

   La virtuosité se manifeste notamment dans la cadence pour le soliste, que la tradition situe à la fin de chacun des 3 mouvements, mais surtout à la fin du premier, et secondairement du troisième. Cette cadence était encore du temps de Mozart une enclave d'improvisation subsistant dans un genre écrit, où le soliste (qui souvent était en même temps l'auteur et le chef d'orchestre) se ménageait un succès. On dit que c'est pour parer aux excès qui rendaient ces cadences interminables que Mozart et ses successeurs ont noté leurs cadences originales, nous permettant de savoir dans quel esprit elles étaient menées. De plus en plus, elles furent prévues dans l'architecture de l'œuvre : celle du premier mouvement du Concerto pour piano en la mineur de Schumann, dense et tendue, proche de certains préludes du Clavier bien tempéré de Bach, n'a sans doute pas grand-chose à voir avec ces vagabondages peu modulants dans les thèmes du concerto, en quoi consistait au XVIIIe siècle la cadence. Cette cadence était le seul moment où l'orchestre laissait pendant une certaine durée le soliste complètement seul, sans l'accompagner ou le ponctuer, et l'inévitable retour attendu de l'orchestre, qui est là et qui attend pour conclure, donnait à ces cadences frénétiques une allure de « tout pour le tout ».

   Ce n'est pas tout de parler de virtuosité ; il faut souligner aussi que celle qui est propre au concerto a un caractère particulier, qui peut être différent de la virtuosité des œuvres pour piano solo. On peut prendre le cas d'un Debussy qui n'a jamais écrit de concerto ; non qu'il fût ennemi de la virtuosité, loin de là, mais il semblait aimer dans la virtuosité d'abord cette matière irisée, fluctuante et nuancée qu'elle pouvait créer. Or la virtuosité de concerto tend à être plus ou moins dure et démonstrative, surtout dans les passages rapides avec l'orchestre. Pour passer au même niveau que lui et parfois passer par-dessus, le soliste doit souvent « projeter la voix », parler fort, sur un ton plus gros, plus souligné, plus contrasté que dans les pièces pour soliste (Chopin n'a pu faire de concerto, qui sauvegarde la finesse et l'exquise fragilité de son piano, qu'en réduisant souvent au minimum le rôle de l'orchestre). La virtuosité du soliste

   de concerto, et plus particulièrement du piano, est non seulement plus « grosse », elle est aussi et surtout d'essence discursive, et ne peut se résoudre en matière, en poussière lumineuse. Elle est la voix de quelqu'un qui parle et, même, parfois bavarde. Ce qu'illustre très clairement le cas de ces musiciens, qui, dans leurs œuvres pour piano seul, ont su admirablement utiliser la matière, les timbres, les sonorités créées par la virtuosité pianistique, mais qui ont dû, dans leurs concertos, revenir à une virtuosité plus conventionnelle et discursive. Entre Gaspard de la nuit de Ravel et son Concerto en « sol » majeur, entre les Jeux d'eau à la villa d'Este de Liszt et ses concertos, c'est le même degré de virtuosité, mais ce n'est pas le même piano. C'est du piano démonstratif, rhétorique, ce n'est plus le piano-microcosme, avec un arc-en-ciel de sonorités. Par ce qui n'est qu'en apparence un paradoxe, le piano doit donc, pour dialoguer avec l'orchestre et se poser face à lui en piano, renoncer à certaines de ses nuances les plus intimes.

   Cette virtuosité n'empêche pas le tragique ; et c'est Mozart qui a su, plus encore que Beethoven, dégager l'essence tragique du genre ­ mais un tragique individuel, personnifié, par opposition au tragique collectif et impersonnel de la symphonie. Pourtant, nous l'avons dit, le concerto a été rarement (sauf justement chez Mozart) un de ces genres ultimes où le compositeur s'engage tout entier et va au bout de lui-même. Si grands furent-ils dans leurs concertos, Beethoven, Brahms, Schumann laissent le sentiment que le « moi » qu'ils y délèguent, dans le rôle du soliste, est un peu tempéré, arrangé, convenable, moins absolument eux-mêmes que le « moi » de leurs sonates, pièces pour piano et symphonies. Seules exceptions postmozartiennes, peut-être, Chopin (mais ce Chopin des concertos, tout à fait authentique, n'est peut-être pas le plus attachant) et, dans une certaine mesure, Bartók et Berg dans le Concerto à la mémoire d'un ange pour violon et orchestre.

   C'est peut-être dans la mesure où Mozart assume complètement la part d'humanité qu'il y a dans le jeu du « paraître » et ses conventions, que les gammes et les traits les plus banals de ses concertos sonnent comme aussi authentiques, l'impliquent aussi fort que ses thèmes les plus émouvants. Ses successeurs auront pour la plupart une position plus critique et distanciée vis-à-vis des conventions de virtuosité du concerto, et, en manifestant le désir de les « ennoblir », tout en les conservant, ils ont fait de leurs concertos des œuvres ambitieuses et calculées, moins absolues parfois que leurs autres créations. Un Schubert, proche à certains égards de Mozart, n'a jamais écrit de concerto, et l'on attribue cela à son dédain pour les genres mondains. Pourtant, il a su très bien écrire sur commande des pièces de genre et de caractère, et même une pièce de virtuosité caracolante comme la Wanderer-Fantaisie pour piano, que Liszt a d'ailleurs arrangée en Konzertstück pour piano et orchestre de façon très convaincante. On se demande si un concerto de Schubert n'aurait pas été une pièce de genre à la Weber…

   Dans la mesure où le soliste de concerto représente effectivement l'individu, à la fois personnage et meneur de jeu du drame musical, on est frappé par le contraste entre la soumission du piano de concerto mozartien à un ensemble de lois qui délimitent sa place et ses interventions, et la liberté avec laquelle le soliste de concerto romantique tend à se mêler de tout, y perdant un peu en présence tragique. Car c'est dans le jeu consenti de conventions sociales que se dégage le tragique du concerto chez Mozart. Par ailleurs, on ne peut oublier, ne l'aurait-on entendue qu'une fois, la surnaturelle fragilité de ces thèmes de trois notes avec lesquels Mozart fait parfois ses mouvements lents de concertos. Elle n'est sans doute pas sans lien avec la juvénilité du piano de l'époque, et il est peut-être plus difficile de la traduire avec le grand piano moderne, bravache et sûr de lui. Ce climat de naissance, d'origine, ne sera pas souvent retrouvé dans le concerto romantique.

   Dans la première mesure du Deuxième concerto pour piano en si bémol de Brahms, on a ce fameux appel de cors, comme une fanfare douce, qui évoque les forêts germaniques, appel primitif que reprend aussitôt le piano, dans son style à lui, avec des accords profonds et limpides. En 4 mesures, il s'est produit comme une « passation » entre ces cors venus du fond des âges, des origines et le piano de concert ­ une passation, dans laquelle l'instrument moderne et raffiné semble reprendre le flambeau de quelque chose de très ancien et diffus, auquel il donne aussitôt un visage plus culturel, individuel. Ce début semble reprendre le concerto à sa genèse, aux sources de la différenciation individuelle, à la racine de l'écho, du mimétisme originaire. Tel est peut-être le secret du concerto, enfoui sous les fleurs de salon.