Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
O

opéra (suite)

L'ère des réformes

La réforme de l'opera seria

La révélation de l'opéra français à Parme fut sans doute le catalyseur d'une remise en question de l'esthétique métastasienne, déjà amorcée depuis 1740 par divers compositeurs et critiques italiens.

   L'intendant du Tillot avait engagé Duni à la cour française de Parme pour lui confier les livrets de Favart, puis convié Goldoni à adapter Pamela pour ce même musicien. Dès 1757, il fit jouer des opéras de Rebel et Francœur, puis de Rameau, qui suscitèrent des traductions italiennes, puis des adaptations originales conçues dans le même esprit, mais pour lesquelles les livrets dus à Frugoni laissèrent trop à désirer. Or, comme Jommelli quelques années plus tôt, Traetta avait déjà pressenti ce besoin de renouveau, et les œuvres qu'il donna à Parme (Ippolito ed Aricia en 1759, puis en 1760 I Tindaridi, d'après Castor et Pollux de Rameau) correspondaient à une conception mûrement réfléchie ; ces œuvres eurent un retentissement jusqu'à Vienne où Gluck les écouta avec attention.

   Outre Traetta (1727-1779) et Jommelli (1714-1774), d'autres musiciens italiens devaient s'engager sur la voie de ce renouveau. On peut citer, avant P. A. Guglielmi, Anfossi, Sacchini et Piccinni, Davide Perez (1710 ou 1711-1778), et, plus encore, Domenico Terradellas (1713-1751), l'un des meilleurs disciples de Pergolèse et qui fut particulièrement attentif au rôle de l'orchestre. On note déjà chez Terradellas le procédé du crescendo dans Bellerofonte (1747). Enfin, Gian Francesco Di Majo (1732-1770), un Napolitain, auteur de musique religieuse et d'opere serie, fut joué jusqu'à Vienne, et son style semble établir un pont entre Gluck et Mozart. D'autres innovations devaient compléter cette réforme de l'opera seria, dont on trouve l'écho chez un Mattia Verazzi, qui fournit des livrets à Jommelli, Traetta, Salieri, et chez Coltellini et quelques autres encore : celles de réintroduire la catastrophe finale toujours récusée par le public, d'instaurer la coupe en 2 actes du dramma seria (v. infra), et surtout de substituer au traditionnel défilé des arias de solistes des duos, trios, ensembles et interventions du chœur, comme on les trouve parfaitement intégrés dans Antigona de Traetta (Saint-Pétersbourg, 1772), qui y traite avec une grande maîtrise le récit dialogué et les arias bipartites ou tripartites.

La « réforme » de Gluck

Allemand formé à Milan, Gluck fut, dès 1741, remarqué par Métastase pour son « feu insolite », mais bientôt condamné pour ses « bruyantes originalités ». Rompu au style italien, mais témoignant aussitôt de son intérêt pour l'orchestre et pour la colorature aiguë, typique du goût allemand, il fut commissionné à Vienne pour y adapter les textes de Favart auxquels il conféra un galbe musical d'une tout autre ampleur que les musiciens d'opéra-comique français. Il y rencontra en 1761 Raniero de'Calzabigi (1714-1795), poète arcadien, qui, à Paris, avait vécu la Querelle des bouffons et publié la Lulliade, satire raillant ce type de joutes littéraires. Auteur, en 1755, de l'essai à la gloire de Métastase (dont, vingt ans plus tard, il ne critiqua que la coupe des vers), chassé de Paris, où il avait fondé avec Casanova une loterie dans des conditions assez douteuses, Calzabigi découvrit à Vienne les courants réformistes grâce aux opéras de Traetta. S'attribuant leur paternité, il reprit mot pour mot dans la fameuse Préface d'Alceste (1768), qu'il fit prudemment signer par Gluck, les préceptes déjà résumés par Algarotti. Calzabigi avait trouvé en Gluck le collaborateur idéal, fortement hostile, comme lui, aux « abus » des chanteurs, et également intéressé par le ballet, le décor et l'importance à réserver au chœur. Leur commun Orfeo ed Euridice (1762) eut pour principal mérite d'exclure de la fable tous les personnages secondaires, et de parvenir, dans la scène des Enfers, à une osmose parfaite entre le chant soliste, le chœur et l'effet visuel.

   Dans Alceste (1767), qui ne répondait en rien aux objectifs énoncés a posteriori dans la Préface, Gluck conservait les ritournelles d'introduction et « le disparate entre le récit et l'aria », dont le da capo, sans son ornementation, perdait toute raison d'être. Or, la puissance expressive de la musique masque les erreurs du livret de Calzabigi, sa mythologie anecdotique et désengagée, son dénouement heureux, ses chœurs demeurés témoins et non acteurs, et son absence d'ensembles concertants. Et, si ce livret resserrait l'action, la musique « auxiliaire du poème » lui opposait sa lenteur hiératique. Après un retour aux formules traditionnelles, Gluck se fixa en France, en 1774, y donna des versions assez heureusement remaniées d'Orphée et d'Alceste, réalisa sur le vieux livret de l'Armide de Quinault un pastiche des meilleures pages de ses opéras antérieurs, et fut opposé à Piccinni dans une nouvelle « querelle » qui ne lui fit guère honneur. Il signa enfin avec Iphigénie en Tauride (1779) son chef-d'œuvre, dont la qualité musicale faisait derechef oublier les schémas traditionnels, cependant que l'ouverture était reprise d'un opéra-comique de 1758, et l'air tragique Ô malheureuse Iphigénie d'un opera seria de 1753. En résumé, Gluck s'était, lui aussi, imposé par son génie musical, éclipsant par là ses rivaux italiens, plus engagés que lui dans les courants réformateurs, alors qu'il était revenu aux stéréotypes de l'opéra lullyste, effaçant ainsi l'immense apport dramatique de Rameau.

Dramma giocoso et opera semiseria

On a longtemps attribué le triomphe du genre buffa sur le seria, au XVIIIe siècle, au « naturel » de ses personnages. Sans doute le nouveau style galant et pathétique convenait-il mieux aux villageois et aux marquis de la comédie qu'aux héros empanachés de la tragédie. Mais c'est plus encore la souplesse et la variété de ses structures qui triomphèrent des formules sclérosées du vieil opera seria. Dès que les arias à coloratures et les castrats eurent acquis droit de cité dans la comédie lyrique, les publics aristocratiques goûtèrent, eux aussi, cette forme, que ses ensembles et ses finales pleins de vie rendaient autrement attrayante. En outre, l'opera buffa défini comme tel avait vécu lorsque, en 1760, Piccinni donna ­ et à Rome ! ­ sa Cecchina (autre titre de La Buona figliuola), une œuvre qui devait autant à la consistance musicale et vocale de l'opera seria qu'à la véracité de l'opera buffa ou du dramma giocoso. Pour sa part, Goldoni attira à Venise le méridional Gaetano Latilla (1711-1788), qui utilisa le dialecte vénitien dans L'Amore artigiano (1761), et établit les lois de cette comédie d'intrigues, sentimentale et lyrique, dont les sept personnages venaient tirer la moralité devant le rideau ­ comme plus tard dans les opéras de Mozart. C'étaient, dans les deux cas, les prémices de ce drame larmoyant qui devait conduire jusqu'au Fidelio de Beethoven, en 1805 ; dès lors, au terme d'opera buffa se substituent le plus souvent ceux de commedia, dramma giocoso, ou, bientôt, semiseria.

   C'est à tort que l'on souligne l'antithèse des épithètes « drame » et « joyeux », ce premier terme n'ayant, en italien, aucune implication tragique ; c'est d'abord le livret qui est ainsi défini, soulignant son ambition littéraire ou la classe sociale de ses personnages, et visant à une plus grande dignité que l'opera buffa, encore suspect pour l'aristocratie. C'est toutefois sa structure que l'opéra buffa légua à ses héritiers, avec son récitatif secco et ses ensembles, si bien que, de façon générique, le terme s'appliqua encore longtemps à la comédie, au dramma giocoso et à l'opera semiseria, bien que ce dernier genre ­ parfaitement défini par la Nina de Paisiello, en 1789 ­ impliquât un contexte social particulier. Nicola Piccinni (1728-1800) s'illustra dans ces genres, comme Guglielmi, Anfossi, Sarti, et plus tard Salieri (v. infra).

   Mais les meilleurs représentants de ce nouveau style « napolitain » furent Giovanni Paisiello (1740-1816) et Domenico Cimarosa (1749-1801), tous les deux d'origine méridionale, formés à la difficile discipline de l'opera seria et de la musique instrumentale, et tous les deux réclamés à Vienne et à Saint-Pétersbourg. Paisiello, demeuré célèbre pour son Barbier de Séville (Saint-Pétersbourg, 1782) et sa Molinara (1788), offrit, avec Nina pazza per amore, un premier type de scène de folie, souscrivit au découpage en 2 actes de l'opera seria Fedra (1788), donna, avec Elfrida (Naples, 1792), sur un livret de Calzabigi, le premier exemple de drame médiéval à fin tragique, et obtint son meilleur succès dans le genre eroicomico avec son Re Teodoro in Venezia (Vienne, 1784) sur un livret de Casti. Cimarosa, mieux connu aujourd'hui, laissa, comme lui, son nom attaché à ses comédies, dont le Mariage secret (Vienne, 1792), intitulé en fait melodramma (c'est-à-dire opera), et bien proche de ses structures, et Giannina e Bernardone (1781), mais il mania aussi bien le satirique (L'Impresario in angustie, 1786) et le tragique : son opera seria Gli Orazi ed i Curiazi (1796) est tenu pour l'achèvement le plus parfait du genre entre la Clémence de Titus de Mozart et les premiers drames de Rossini.

   Mais c'est à Vienne, où vit précisément Mozart, que règne la plus intense activité lyrique et où se retrouvent, s'affrontent et se pillent effrontément les meilleurs poètes et musiciens. On s'y passionne pour le jeu esthétique, pirandellien avant la lettre, du « théâtre dans le théâtre », qui inspire à Mozart, Cimarosa et d'autres maint Impresario, et aboutira en 1814 au sarcastique Turc en Italie de Romani et de Rossini ; Calzabigi avait, en 1769, écrit pour Florian L. Gassmann (1729-1774) L'Opera seria, où le directeur se nomme Faillite, le poète Délire, le castrat Ritournelle, et la prima donna « Qui détonne ». Ce jeu fut cultivé par Coltellini, et par Casti (1724-1803), qui écrit Prima la musica, poi le parole (1786), mis en musique par Antonio Salieri (1750-1825). Salieri, rival heureux de Mozart, auteur d'une œuvre instrumentale de qualité, avait écrit, en 1778, Europa riconosciuta pour l'inauguration de la Scala de Milan, puis succédé à Gluck à Paris, mettant en musique Beaumarchais dans Tarare (1787), puis Shakespeare dans Falstaff (Vienne, 1799) ; il fut aussi l'un des collaborateurs de Da Ponte. Ce dernier, librettiste de Mozart, de Martin y Soler (1754-1806), de Storace, etc., entra en conflit avec Giovanni Bertati (1735-1815), l'un des poètes d'opéra les plus originaux de l'heure, s'appropria la paternité de son Mariage secret et emprunta plus d'une de ses pages, de son Don Giovanni au Convitato di pietra ; ce dernier livret rédigé par Bertati en 1787 pour Giuseppe Gazzaniga (1743-1818).