Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

clavecin (en angl. harpsichord ; en all. kielflügel ou cembalo ; en ital. clavicembalo) (suite)

La facture anglaise

Le style propre de la facture de clavecins en Angleterre ne s'affirme réellement qu'au cours du XVIIe siècle. Jusque-là coexistent, comme sur le continent, des instruments d'esthétique flamande ou italienne. C'est l'époque où tout instrument à sautereaux, quel qu'il soit, grand ou petit, reçoit l'appellation générique de virginal. Ce peut être un petit instrument à un rang de cordes du type rectangulaire comme à Anvers, ou bien de plan polygonal comme en Italie, comme cet instrument dit « de la reine Élisabeth » conservé au Victoria and Albert Museum de Londres. Ce terme peut aussi désigner un grand clavecin à un ou deux claviers ; ce dernier est souvent nommé dans les inventaires « a pair of virgynalles ». Les musicologues ont nommé cette époque féconde en œuvres pour clavier le siècle des « virginalistes », créant ainsi une confusion qui risque de conduire les interprètes à utiliser exclusivement de petits instruments pour les œuvres admirables d'un Orlando Gibbons, d'un John Bull ou d'un William Byrd.

   Un « claviorganum » ­ combinaison d'un clavecin et d'un orgue ­ de 1579 construit par un Flamand installé à Londres, Lodewijck Theewes, nous permet de constater une légère dérive par rapport aux modèles anversois typiques. L'étendue est plus grande (quatre octaves chromatiques, de ut à ut), et la disposition comporte déjà trois rangs de cordes (2 X 8' + 1 X 4'). La structure de l'instrument reste cependant très « flamande ». À l'opposé, un clavecin de 1622, dû au facteur John Haward, révèle un plan directeur italien avec ses structures légères et sa courbe très prononcée. Le matériau est cependant typiquement britannique puisqu'il s'agit d'un instrument entièrement construit en chêne, à l'exception de la table d'harmonie, bien sûr. Son étendue dépasse les quatre octaves (de ut à mi chromatique, ou de sol à mi avec l'octave courte) mais sa disposition est inconnue.

   Un instrument de transition construit en 1683 par Carolus Haward achève de nous dérouter. Son plan est articulé autour d'un module de cordes extrêmement court (257 mm pour l'ut de 1') et sa disposition ne comporte que deux 8'. Trois particularités signalent ce clavecin : l'éclisse courbe est raccordée à l'échine par une « contre-courbe », la caisse est construite entièrement en noyer, et l'on note pour la première fois l'emploi d'un rang de sautereaux séparé, pinçant un des 8' très près du sillet : le « lute stop » ou jeu nasal.

   Il faut attendre l'établissement à Londres de deux émigrés pour voir la facture anglaise prendre un essor inouï. Le premier, Burkat Shudi (1702-1773) est d'origine suisse alors que le second, Jacob Kirkman (1710-1792) est né près de Strasbourg, à Bischwiller. Tous deux vont rationaliser la fabrication des clavecins au point d'imposer leur style pendant tout le XVIIIe siècle. Respectivement créés en 1730 et 1738, leurs ateliers bénéficient de cette révolution dans le travail artisanal qui naît à cette époque et qui prépare la grande révolution industrielle de l'Angleterre. Les clavecins ne sont plus élaborés un à un dans le secret des ateliers, avec chacun leur identité propre, mais au contraire à partir de modèles standards pratiquement immuables, reproduits identiquement par le moyen de la fabrication en série. On estime à environ deux mille clavecins la production totale des deux firmes sur une période de cinquante ans. Elle se répartit en clavecins à un clavier et à deux claviers en proportion à peu près égale. Trois modèles de base sont régulièrement fabriqués dans ces ateliers :

­ clavecins à 1 clavier à 2 X 8' ;

­ clavecins à 1 clavier à 2 X 8' + 1 X 4' ;

­ clavecins à 2 claviers : 2 X 8' + 1 X 4' + lute stop.

   L'aspect en est puissant et le seul décor de la caisse est le chatoiement des bois de placage, acajou et noyer, disposés « en panneaux » délimités souvent par des filets de buis. Aucune peinture n'orne le couvercle ni la table d'harmonie. Le clavier reproduit la disposition actuelle des touches du piano, marches plaquées d'ivoire, feintes en ébène. La structure de la caisse en sapin et en chêne est d'une grande complexité. Elle tente d'opposer à la tension continue des cordes une charpente rigide et très lourde merveilleusement exécutée mais souvent dépourvue d'efficacité : en effet, les instruments anciens de ce type sont souvent considérablement déformés. L'épaisseur des matériaux employés est souvent plus importante qu'en France à la même époque et le timbre de ces instruments est très soutenu et très rond. Il lasse l'auditeur assez rapidement par un excès de somptuosité dans le timbre et un manque de contraste entre les deux 8'. Ceci conduit sans doute les facteurs à généraliser le jeu nasal, ce « lute stop » qui est souvent utilisé en jeu contrastant, en de brusques oppositions avec le plenum, oppositions facilitées par le « machine stop », mécanisme de changement rapide des jeux commandé au pied ou à la main. En 1769, Burkat Shudi prend un brevet pour un dispositif composé de lattes d'acajou articulées, placées au-dessus des cordes et venant obturer la table d'harmonie au moyen d'une pédale commandée progressivement par le pied du musicien. Ces « jalousies » (venetian swell) autorisent de relatifs crescendo qui ne suffisent pas à sauver l'instrument au tournant du XIXe siècle. En 1809, les ateliers de Kirkman construisent leur dernier clavecin.

   Le travail des nombreux facteurs de clavecins anglais a été admirablement mis en valeur à diverses époques par une pléiade de musiciens comptant parmi les plus importants de leur temps. En premier lieu, les « virginalistes » dont les œuvres ont vu le jour entre 1550 et 1620 environ et que nous connaissons grâce à deux recueils importants, le Parthenia or the Maydenhead et surtout le Fitzwilliam Virginal Book, collection comprenant près de trois cents pièces. Trois grandes figures émergent de cette gigantesque compilation des différentes formes d'écriture pour le clavier en usage à cette époque : celles de William Byrd (1543-1623), musicien universel, de John Bull (1562-1628), le plus savant de tous et le plus attaché aux timbres instrumentaux, et surtout de Giles Farnaby (1565-1640), le plus profondément original. On note l'absence curieuse dans le Fitzwilliam Virginal Book d'œuvres du célèbre Orlando Gibbons (1583-1625), considéré à son époque comme l'un des plus grands. À ces suites de danses (pavanes, gaillardes, allemandes) s'enchaînent des œuvres de musique « pure », plus abstraites, telles que les variations sur un thème, les fantaisies (fancy) et ricercari. John Morley et Martin Peerson complètent cette liste de musiciens qui ont contribué à l'éclat des règnes d'Élisabeth Ire et de Jacques Ier. Il faut attendre ensuite Matthew Locke (1630-1677), John Blow (1649-1708) et surtout Henry Purcell (v. 1659-1695) qui adapte au caractère anglais la « suite » du continent, composée d'une succession de danses groupées dans un ordre défini. Les suites importantes pour clavecin écrites par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) marquent un sommet dans la suite instrumentale que les œuvres de Thomas Arne (1710-1778), le dernier des clavecinistes anglais, ne parviendront pas à éclipser. Le clavecin anglais de la seconde moitié du XVIIIe siècle s'adresse alors plus spécialement aux sonates romantiques allemandes d'un Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), d'un Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784) et surtout convient admirablement à l'exécution des sonates pour clavier de Joseph Haydn. Déjà à cette date, la frontière est mouvante entre les œuvres spécifiquement écrites pour le clavecin et celles pensées pour le piano-forte.

La facture allemande

C'est en Allemagne que naît le terme de « clavicymbalum », dans un poème de 1404. Ceci suppose une connaissance de cet instrument, sinon une pratique régulière du métier de facteur de clavecins. Dès le début du XVIe siècle, sont publiés de nombreux traités musicaux où figurent déjà tous les représentants de la famille des instruments à clavier à cordes pincées. Le premier ouvrage, le Musica Getutscht de Sébastien Virdung, est publié à Bâle en 1511. Il est suivi par les ouvrages de Martin Agricola (Musica Instrumentalis Deutsch, Wittenberg, 1528), et Othmar Luscinius (Musurgia seu Praxis Musicae, Strasbourg, 1536). Malgré l'imprécision des gravures ornant ces traités, on peut cependant déduire que l'étendue habituelle était comprise entre 38 et 40 notes, en partant du la ou du si au grave. L'échelle des illustrations suppose un accord en quatre pieds (une octave plus haut que la normale). Là encore, nous ne nous éloignons pas du schéma « bourguignon » de Henri Arnaut de Zwolle. C'est pour de tels instruments qu'écrivent des musiciens tel Conrad Paumann (1410-1473) dont le Fundamentum Organisandi de 1452 n'est pas strictement réservé à l'usage des organistes. Aux XVIe et XVIIe siècles, subsistent, dans les pays germaniques, des instruments de type italien ou flamand, sans qu'il soit possible de voir là une facture nettement individualisée. Force nous est de consulter les traités, car les instruments authentiques ne nous sont pas parvenus. Le plus important de ceux-là est la Syntagma Musicum, publiée de 1615 à 1620 par le compositeur et théoricien Michael Praetorius (1571-1621). Il nous décrit sept instruments en usage à son époque : trois de type « virginal », deux clavecins, un clavecin vertical monté de cordes de boyau et un claviorganum. Après Praetorius, survient une éclipse de plus d'un demi-siècle, due probablement aux conséquences économiques de la guerre de Trente Ans. De plus, les compositeurs des pays du Nord ont souvent préféré l'orgue comme moyen d'expression, plutôt que l'instrument à sautereaux. C'est d'ailleurs souvent un facteur d'orgues qui signe occasionnellement un clavecin, les attributions respectives des deux corps de métier étant encore floues. Au XVIIIe siècle, la facture allemande est dominée par deux écoles : celle de Hambourg (Allemagne du Nord) avec la dynastie des Hass (4 facteurs), Fleischer (3 facteurs) et Zell, et une école de l'Allemagne de l'Est et du Sud, géographiquement plus dispersée, dont les chefs de file sont Carl August Gräbner et surtout les Silbermann.

   La facture hambourgeoise ­ et celle des Hass en particulier ­ représente une exception par rapport aux standards pratiqués à la même époque dans le reste de l'Europe. Ces particularités sont la multiplication des rangs de cordes (2', 4', 8' et 16'), du nombre de registres (jusqu'à 6 pour certains clavecins) et des claviers portés parfois au nombre de 3. Il faut sans doute voir là un reflet de la passion qu'éprouvent les musiciens allemands pour l'orgue. La disposition de ces instruments d'exception peut sembler extravagante si l'on songe que le clavier supérieur comporte (sur un exemple dû à Johann Adolph Hass daté de 1740) un jeu de 8' avec plectres en plume et seulement une « basse » de 2', sur 30 notes. Le clavier inférieur, lui, constitue un plenum imposant, avec, dans l'ordre, un 4', un 8' (plectres en cuir), un 16' (plectres en plume) et une basse de 2' de 44 notes cette fois-ci !