Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
O

opéra (suite)

L'opéra en France après 1730

En abordant le genre à cinquante ans, avec sa grande maîtrise de musicien et de théoricien, Rameau (1683-1764) bouleversa immédiatement les traditions. Avec Hippolyte et Aricie (1733), « tragédie en musique » dans laquelle Campra vit « la matière de dix opéras », puis avec l'opéra-ballet les Indes galantes (1735), il avait, malgré l'approfondissement qui le conduira aux étonnantes Boréades (1764, inachevées), déjà dit l'essentiel : leurs difficultés d'exécution empêchèrent d'ailleurs la représentation intégrale de ces deux œuvres après lesquelles Rameau dut se montrer plus prudent, et, par conséquent, moins audacieux. Plus tard, le culte toujours porté à Lully et l'oubli conscient dans lequel Gluck et ses disciples firent tomber l'œuvre de Rameau ont laissé dans l'ombre le rôle joué par cet immense musicien, timidement redécouvert à l'aube du XXe siècle. Pratiquement inchangé depuis Lully, l'opéra avait néanmoins, sous la Régence, inspiré à Mouret un langage plus « gracieux » et cherché de nouveaux thèmes d'inspiration : en témoignent un divertissement allégorique de Clérambault, le Soleil vainqueur des nuages (1721), la Reine des Péris (1725), comédie persane de Jacques Aubert sur un livret de Fuzelier, ainsi qu'une représentation d'intermèdes italiens en 1729, et, la même année, un pastiche de divers auteurs français (le Parnasse). Enfin, le remarquable Jephté (1732) de Montéclair étant demeuré sans lendemain, on n'eut à opposer à Rameau que les dernières œuvres de Colin de Blamont (les Caractères de l'amour, 1738), de Mouret, Rebel et Francœur, ou celles de musiciens de second ordre comme Niel, Duplessis, Royer, Brassac, Mion, etc. Et les incursions au théâtre de Mondonville, de Boismortiers ou même de Jean-Marie Leclair (Scylla et Glaucus, 1746) ne constituèrent aucune prise de position déterminante.

   Ce qui, dans l'œuvre de Rameau, dérouta d'instinct le public, dérangé dans sa quiétude, fut le « vacarme sans précédent » de son orchestre, et la subtilité d'harmoniste, qui le fit taxer d'italianisme. On ne put, à leur création, exécuter ni le trio des Parques d'Hippolyte et Aricie, ni le tremblement de terre des Indes galantes. Mais, au-delà de ces apparences immédiates, la réforme ramiste était d'une autre ampleur, en dehors même de la richesse rutilante de son langage, richesse qu'il dispensait avec la même prodigalité dans les scènes tragiques et les plus insignifiantes ariettes de pastourelles, sachant s'accommoder sans démériter de la frivolité ambiante. On peut en dire autant de ses librettistes, Pellegrin, Fuzelier, Marmontel ou Cahuzac, dont les vers avaient peu à envier à ceux de Quinault, justement jugé par Boileau.

   En outre, démontrant péremptoirement que « la tragédie conte et l'opéra montre », Pellegrin bâtit son drame comme un négatif de Phèdre de Racine, tirant de trois vers l'acte superbe de la descente aux Enfers, et « visualisant » de la même façon le récit de Théramène. Démentant le titre même de l'opéra, Rameau sut faire de Thésée et de Phèdre deux très grandes figures tragiques de l'histoire de l'opéra, créant pour elles un langage sans commune mesure avec celui de Lully. Ajoutons enfin que Rameau sut démontrer sa disponibilité à un comique musical (Platée, 1745), créer une ouverture thématiquement liée à l'action (Zoroastre, 1749), pour souligner encore que son œuvre contenait déjà tout ce que le XIXe siècle croira, de bonne foi, avoir découvert.

La Querelle des bouffons et la naissance de l'opéra-comique

Lorsque, en 1752, la troupe des « bouffons » de Bambini donna à l'Opéra de Paris des intermezzi de da Capua, de Latilla, de Jommelli, et La Serva padrona de Pergolèse, dans une production très soignée, cette dernière œuvre, passée inaperçue six ans plus tôt à la Comédie-Italienne de Paris, fut à l'origine d'une querelle littéraire restée fameuse, mais reposant sur un profond malentendu. Croyant opposer le « naturel » du genre buffa italien à la « science » de l'opéra de Rameau, les pamphlétaires exaltèrent la musique italienne contre la musique française en général, sans prendre garde que le débat n'opposait que le choix des thèmes, et que leurs conclusions auraient été différentes si le hasard avait mis en présence un opera seria italien et un vaudeville chanté français. En fait, Rousseau, humilié dans ses ambitions musicales et jaloux des succès de Rameau (succès artistiques et succès mondains), usa d'arguments qui n'honoraient pas l'expert musical de l'Encyclopédie. Il ne comprit guère qu'un public de bon sens avait d'abord ressenti la perfection du spectacle présenté par les Italiens dans cette même salle de l'Opéra, où régnait habituellement une affligeante médiocrité au niveau de l'exécution musicale. Mais, pour absurde que fût cette querelle, qui permit aux encyclopédistes d'acquérir un regain de faveur dont ils avaient grand besoin, elle n'en permit pas moins de mettre en lumière la nécessité de créer un véritable opéra-comique français de qualité.

   Deux hommes devaient coordonner au mieux, en ce domaine, diverses tentatives éparses, le directeur Monnet et Charles Simon Favart (1710-1792). Librettiste, acteur, homme de théâtre complet et époux d'une excellente cantatrice et actrice, ce dernier dut se limiter, jusque vers 1750, au genre très en vogue de la parodie (Rameau se réjouissant du renfort de publicité que lui valait un Hippolyte comique), avant de trouver en Duni un musicien apte à mettre en partitions d'authentiques livrets.

   Or, entre-temps, le véritable opéra-comique était né des suites de la Querelle des bouffons. En effet, après avoir écrit « qu'il ne saurait y avoir de musique française, sinon de très mauvaise », Rousseau composa en français un Devin du village (1752), véritable opéra-comique, à cette différence près que, au lieu d'y être parlés, les dialogues de l'action étaient chantés à la façon du récitatif italien. Et l'œuvre fut donnée à Fontainebleau, chantée par les meilleurs interprètes de Rameau. Dès lors, l'Opéra afficha avec succès des pastiches d'operas buffas italiens, et Monnet eut l'idée de présenter à l'Opéra-Comique en 1753 les Troqueurs, faisant passer cette œuvre d'Antoine Dauvergne (1713-1797) ­ futur directeur de l'Opéra ­ pour la traduction d'un opera buffa italien. L'œuvre fut acclamée, et l'on rit de bon cœur une fois la supercherie révélée, donnant ainsi sa place à une véritable musique française, chantée en français ! Mais, d'abord, l'Opéra-Comique afficha une version française de la Servante maîtresse de Pergolèse, que Mme Favart chanta plus de 100 fois en 1754, Favart, lui-même, put y donner Ninette à la cour, puis, en 1757, le Peintre amoureux de son modèle, mis en musique par Egidio Romualdo Duni (1709-1775), auteur de drames joués à Rome et à Florence, puis passé au service de la cour francophone de Parme. Et, seulement alors, des musiciens français se piquèrent au jeu. Philidor (1726-1795) et Monsigny (1729-1817) s'affirmèrent en 1759, le premier avec Blaise le savetier, que suivirent Sancho Pança dans son île (1762), puis le Sorcier (1764), Tom Jones (1765), etc. ; l'autre avec les Aveux indiscrets, puis Rose et Colas (1764).

   Et, grâce à la fusion intervenue en 1762 entre l'Opéra-Comique et la Comédie-Italienne (sous cette dernière dénomination), les compositeurs bénéficiaient des meilleurs acteurs et cantatrices des deux troupes, pouvant ainsi écrire pour leurs héroïnes de difficiles arias à coloratures, mais ils purent également s'assurer de la collaboration de Sedaine, qui rédigea pour eux non plus de simples livrets bouffons, mais de véritables pièces de théâtre, tout comme le faisait outre-monts un Goldoni. Lorsqu'en 1769 parut le Déserteur de Sedaine et de Monsigny (l'œuvre fut jouée jusqu'en Amérique), c'en était fait des idylles villageoises prônées par Rousseau, l'opéra-comique n'avait plus rien de comique et tournait au drame larmoyant (ou « pièce à sauvetage ») auquel l'Europe entière allait souscrire. La même année, soit cinq ans après la mort de Rameau, Grétry s'affirmait à Paris, y précédant de peu l'arrivée de Gluck. Un nouveau chapitre de l'opéra français allait alors s'ouvrir.