Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
F

France (XVIIe s.) (suite)

L'orgue

Le répertoire de l'instrument est lui aussi issu de la musique vocale, mais sous sa forme liturgique : plain-chant et polyphonie. C'est cet art exclusivement polyphonique, construit sur le cantus firmus du plain-chant, qui caractérise Jehan Titelouze (1563-1633), admirable compositeur à l'inspiration grave, noble et élégante. Vers le milieu du siècle s'établit la césure qui caractérise généralement l'art français : la monodie accompagnée pénètre le répertoire de l'orgue, sous forme de « récits », le contraste des formes se fait plus grand avec des dialogues, des pleins jeux et des grands jeux opposés aux récits, duos, trios, dans les œuvres d'une pléiade de compositeurs ­ dont Nivers, Lebègue, Gigault, Raison, etc. ­, tandis que des rythmes plus légers animent les versets, peut-être influencés par la danse, par l'intermédiaire du clavecin, que pratiquent également les musiciens. C'est à l'extrême fin du siècle que culminera cet art, épanouissant ces tendances d'origines diverses, avec François Couperin, dont le livre à orgue paraît en 1690, et Nicolas de Grigny (1672-1703), qui publie le sien en 1699.

Le clavecin

L'art des clavecinistes est issu à la fois du luth et de l'orgue. C'est donc, par rapport au chant, une évolution au second degré, et il n'est pas étonnant que son histoire ne commence véritablement qu'au milieu du siècle. Jusque vers 1650, elle est indiscernable de celle du luth et le répertoire est pratiquement commun aux deux instruments. C'est Jacques Champion de Chambonnières (1602-1672) qui en est véritablement le créateur, et il est significatif que son père ait été à la fois organiste et épinette du roi, et son grand-père luthiste : cette filiation est celle même de leur musique. Chambonnières imite les préludes des luthistes, leurs danses, avec un art qui emprunte maints traits à l'écriture plus solide de l'orgue. Après lui, d'Anglebert (1628-1691) et surtout Louis Couperin (v. 1626-1661) développeront son art. Ce dernier, l'amplifiant grâce à un apport italien, lui conférera une infinie poésie et une grande liberté harmonique et mélodique.

Les instruments à cordes

La viole constitue au XVIe siècle une famille instrumentale complète, et c'est ainsi qu'il faut l'envisager encore au début du XVIIe siècle, en tant qu'ensemble polyphonique ou membre d'une polyphonie ; les Fantaisies à 3, 4, 5 ou 6 voix de Du Caurroy, publiées en 1610, ne se séparent pas du style vocal du même compositeur, non plus que celles de Moulinié (1639), bien que l'influence de l'air de cour s'y fasse déjà sentir. Les violes, instruments délicats à la sonorité voilée, sont impropres à l'accompagnement de la danse ; elles sont tributaires de la polyphonie vocale, genre désuet hors de l'église. La fantaisie pour violes est donc un genre menacé dès 1640.

   Le violon, en revanche, n'est au XVIIe siècle qu'un instrument réputé vulgaire, propre aux ménétriers et aux maîtres à danser : ce sera sa fortune. Son premier répertoire est essentiellement chorégraphique (24 Violons du roi, manuscrit de Cassel). Le fait qu'un « balladin », J.-B. Lully, développe l'art du ballet et crée l'opéra donnera au violon ses lettres de noblesse, mais exclusivement sur la forme orchestrale, en même temps qu'il condamnera à mort l'ensemble des violes. Ainsi, le répertoire français de violon reste au XVIIe siècle confiné dans le domaine des airs à danser, des ouvertures, des « symphonies » extraites d'opéras ; mais les dernières, les grandes chaconnes en particulier, permettent l'élaboration d'un genre, la « suite de symphonies », qui prendra son autonomie au XVIIIe siècle.

   Le violon ayant consommé le déclin de la viole pour la musique d'ensemble, celle-ci prend sa revanche par le développement d'un de ses membres en tant qu'instrument soliste ; la basse de viole devient un des instruments de prédilection à la fin du siècle, et élabore un admirable répertoire avec Marin Marais (1656-1728), Antoine Forqueray (1672-1745), Caix d'Hervelois (v. 1680-1760) et François Couperin, dont les deux Suites, datées de 1728, marquent l'apogée d'un genre fortement attaché au XVIIe siècle.

   Enfin, après la mort de Lully, la résurgence de la musique italienne donnera au violon lui-même un nouveau lustre ; la sonate corellienne pénétrera en France avec François Couperin et Charpentier, et fleurira dans les dernières années du règne de Louis XIV (Brossard, É. Jacquet de la Guerre, Dandrieu, Dornel), tandis que le concert, issu du répertoire de l'opéra et allégé au contact de la sonate, fleurira avec les Concerts royaux et les Goûts réunis de F. Couperin.

France (XVIIIe s.)

Le XVIIIe siècle musical français, s'il ménage en douceur le renouvellement des formes de la musique instrumentale et de la musique sacrée, est surtout agité par des querelles tournant autour de la musique dramatique.

La musique dramatique

Les querelles se succèdent : querelle entre « lullystes » et « ramistes », quand Rameau commence à faire entendre ses opéras ; « Querelle des bouffons », entre 1752 et 1754, autour de la question : les Français peuvent-ils avoir une vraie musique dramatique ; puis, vers la fin du siècle, querelle des gluckistes et des piccinnistes, etc. Ces questions font s'affronter non seulement les musiciens, mais aussi le public, la cour, les philosophes. Nous perdons parfois de vue l'enjeu de ces discussions, qui peuvent sembler inutiles et oiseuses : pourquoi finalement opposer d'abord l'opéra de Rameau à celui de Lully, pour ensuite mettre ces deux compositeurs dans le même panier d'une musique française considérée par certains comme vétuste et antinaturelle, en lui opposant le « naturel » de l'opéra italien ? Et pourquoi ensuite opposer un Italien de second plan comme Piccinni à l'Allemand Gluck, qui semblait, lui, bien plus proche de ce « naturel » ? Reste que l'enjeu est réel : face à une Italie qui sert de référence, de modèle, pour l'efficacité et le succès, il s'agit de l'identité nationale. Les Français ont-ils un opéra à eux, qui leur soit vraiment propre, puisque c'est un Italien, Lully, qui a fixé le modèle de l'« opéra français » ? La langue française se prête-t-elle au chant, donc à la musique ? Non, répond Rousseau de manière très provocante, dans sa Lettre sur la musique française de 1753, « il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique française parce que la langue n'en est pas susceptible ». Cette citation permet de constater que le problème de la musique instrumentale, sans texte, n'est pas intéressé dans cette querelle (bien que ce même siècle soit celui où, plus discrètement, se prépare le style symphonique moderne). Parler de musique, c'est parler de drame lyrique, et c'est par conséquent se référer à cette « patrie du drame lyrique », l'Italie, soit pour clamer l'incomparable vitalité, l'agrément du modèle italien, soit pour défendre l'idée d'une formule de drame lyrique spécifiquement française. Fallait-il que les Français soient peu assurés de l'autonomie et de l'excellence de leur propre opéra, pour avoir à remettre sans cesse cette question sur le tapis !

   Cette histoire de l'opéra français ne manque pas de paradoxes : c'est un Italien, Lully, qui a littéralement fermé la France à la poussée italienne, par ses monopoles et ses interdictions ; et c'est de lui que les Français reçoivent le modèle de leur art lyrique, modèle entretenu avec respect pendant presque un siècle après sa mort. Lully mort (1687), le diable italien ne va pas tarder à frapper à la porte. Un libelle pro-italien de l'abbé Raguenet, en 1702, auquel devait répondre Lecerf de La Viéville, en 1705, lance la querelle. Cependant, des compositeurs emboîtent le pas respectueusement au modèle d'opéra-ballet à la Lully, qu'ils italianisent parfois quelque peu : André Campra, 1660-1744 (Tancrède, 1702 ; les Festes vénitiennes, 1710) ; André-Cardinal Destouches, 1672-1749 (Omphale, 1701) ; Jean-Joseph Mouret, 1682-1738 (les Festes de Thalie, 1714) ; Michel Pinolet de Monteclair, 1667-1737 (Jephté, opéra biblique, 1732) ; Jean-Baptiste Matho (1660-1746) ; Joseph de Mondonville, 1711-1772, auteur d'un opéra utilisant la langue d'oc, Daphnis et Alcimadure (1754), etc.

   Quand Jean-Philippe Rameau (1683-1764) aborde la scène, avec Hippolyte et Aricie (1733), à cinquante ans, il est déjà connu comme organiste habile et aussi savant qu'un Allemand à improviser des fugues ; comme expert en orchestre, puisqu'il a dirigé à partir de 1723 l'orchestre du fermier général La Pouplinière (un mécène qui a compté dans la vie musicale de ce siècle) ; et aussi comme théoricien, avec son Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels, que suivront d'autres publications, et qui pose les bases d'une théorie de la génération harmonique et des renversements. Il connaît aussi Voltaire, qui lui écrira trois livrets. Bref, c'est un homme éclairé et « savant », qu'on aura beau jeu de taxer, comme Bach, de « complication » et de « pédanterie ». Il s'impose d'abord comme un continuateur de l'opéra à la française, avec Hippolyte et Aricie (1733), les Indes galantes (1735), etc., jusqu'à Zoroastre (1749) où, le premier, il introduit la clarinette dans l'orchestre. Kaléidoscope de sensations, son art est riche, dense, sensuel, un peu statique. Mais le succès de La Serva padrona de Pergolèse, en 1752, donnée par la troupe des bouffons italiens, déclenche la fameuse Querelle des bouffons, ou « Querelle des coins ». Au nom du « naturel », de la « vérité », de la « simplicité », les Encyclopédistes, Grimm, Rousseau, d'Alembert, se rangent dans le « coin de la reine », pro-italien, et prennent Rameau pour cible, voyant en lui le représentant d'un art maniéré, élitiste, compassé et, de surcroît, « immoral » (puisque invitant au « plaisir »). Rameau dut se défendre, mais il avait pour lui le « coin du roi ». Un édit de 1754 chasse pour un temps les bouffons italiens. Rousseau se montre un des plus acharnés contre les « ramoneurs », ayant versé au débat sa petite pastorale du Devin de village (1752) comme exemple d'un art « naturel ».

   Cependant, si les Italiens ont provisoirement perdu la partie, le besoin d'un art plus léger se fait sentir : le développement d'un genre plus proprement français, l'opéra-comique, va répondre à ce besoin. L'opéra-comique est issu des spectacles de la foire, auxquels il était primitivement interdit, par privilège de l'Opéra, de comporter du chant, et, par privilège de la Comédie-Française, de comporter de la déclamation. La seule ressource était de ruser avec ces interdits. Mais en 1714, l'Opéra consent, moyennant une certaine redevance, à ce que l'on chante dans ces spectacles. L'opéra-comique, mélange de parlé et de chanté, utilisant d'abord des « airs connus » (« timbres », ou « vaudevilles ») avant d'avoir ses musiques originales, va se développer à partir de là. Les pionniers du genre sont Jean-Claude Gillier (1667-1737), Charles-Simon Favart (1710-1792), auteur de la Chercheuse d'esprit (1741), et Antoine Dauvergne (1713-1797), qui se déguise derrière un nom italien pour donner ses Troqueurs en 1753. Après lui, l'opéra-comique, arraché à la foire, devient un genre original à part entière, et s'installe en 1782 salle Favart. Se font apprécier, à leur suite, dans le genre : Duni (1709-1775), François-André Danican de Philidor (1726-1795), auteur de Tom Jones (1765) ; Pierre-Alexandre Monsigny (1729-1817), auteur de Rose et Colas (1764), et du Déserteur (1769) ; André-Modeste Grétry (1741-1813), auteur du Huron (1768), d'après Voltaire, et de Richard Cœur de Lion (1784), Nicolas Dalayrac (1753-1809), etc.

   Entre-temps était venu de Vienne un certain Christophe-Willibald Gluck (1714-1787), auteur de nombreux opéras italiens ; non sans avoir longuement préparé son introduction en France, et s'être assuré de la protection de Marie-Antoinette. Reprenant deux opéras déjà créés à Vienne, en version italienne, Orphée (1762) et Alceste (1767), il les traduit, les adapte, les repense, et les propose aux Français, en 1774 et 1776, avec grand succès. La publication d'Alceste (1768) était accompagnée d'une préface-manifeste dont les idées devaient beaucoup à son librettiste Calzabigi : il s'agissait de rénover l'opéra en luttant contre la virtuosité décorative, en supprimant le découpage en numéros statiques, en intégrant les ballets et les chœurs dans l'action ; tout cela pour un seul but : servir le texte, l'émotion, l'action, le drame. Cet assujettissement de la musique au drame et le culte d'une ligne dramatique continue annoncent lointainement la réforme wagnérienne. L'opéra gluckiste peut alors satisfaire les Encyclopédistes, qui reconnaissent en lui le « sentiment » et le « naturel » ; mais voilà qu'il déçoit les amateurs de bel canto et de jouissance vocale ; on lui suscite un rival en la personne de Nicolo Piccinni (1728-1800), dont la Didon, qui triomphe en 1783, semble réunir toutes les vertus de l'opéra à l'italienne. Mais Gluck quitte Paris en 1779, après s'être imposé comme un grand dramaturge avec l'Iphigénie en Tauride ­ une œuvre qui devait fortement marquer le jeune Berlioz et déterminer sa vocation.

   Le cri de Debussy « Vive Rameau, à bas Gluck » se comprend bien, d'autant plus que la musique de Rameau fut gommée injustement, comme si elle avait été sacrifiée dans les querelles dont elle avait été l'occasion ; il reste que la révolution gluckiste ouvre la porte à l'opéra moderne. Entre Lully et Gluck, tout s'est passé comme si la France était d'abord, non point tant le centre de création européen, mais la scène centrale sur laquelle avait besoin de se confirmer toute expérience lyrique ; et dans ce débat, le plus « musicien » de tous, peut-être, fut oublié assez vite, faute d'offrir par son esthétique une prise par laquelle on eût pu le mettre au centre du débat. Tandis que le procès à Gluck se poursuit toujours, et pérennise sa figure de réformateur, le procès à Rameau n'a pas survécu à la Querelle des bouffons ; reste une musique très belle qui a le tort de ne plus prêter à querelle.