Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
V

Verdun (bataille de) (suite)

Il ne fait pas de doute que l'attaque sur Verdun, du 21 février 1916, constitue pour les Français une immense surprise. Alors qu'ils sont occupés à mettre au point, avec les Britanniques, une offensive dans la Somme (prévue initialement pour le printemps, mais qui sera finalement fixée au 1er juillet), les Allemands les devancent en prenant une initiative dans un secteur où l'éventualité d'une attaque était jugée invraisemblable. En effet, les forts de la « région fortifiée de Verdun » (RFV), véritable saillant dans les lignes allemandes, ont été en partie désarmés pour renforcer d'autres zones, et ce malgré les avertissements donnés par des connaisseurs des lieux, comme le lieutenant-colonel Driant (ancien député, connu comme écrivain sous le pseudonyme « capitaine Danrit », qui meurt le 22 février au bois des Caures, secteur soumis au bombardement le plus intensif) ; en septembre de l'année précédente, Gallieni, ministre de la Guerre, a également écrit à Joffre pour s'inquiéter des « défectuosités » du système de défense des régions de Toul et Verdun. Le pilonnage allemand, qui commence le 21 février vers 8 heures du matin, est destiné à tout hacher (Trommelfeuer signifiant « hachoir ») : plus de mille pièces d'artillerie tonnent sur la rive droite de la Meuse, le long d'un front de huit kilomètres. L'intensité du bombardement abasourdit les combattants et les civils de la région ; il prend également par surprise l'état-major, le commandement local et le gouvernement. Trois jours plus tard, la percée allemande apparaît extrêmement dangereuse.

La défense organisée par Pétain.

• Joffre, commandant en chef des armées françaises, confie alors le commandement du secteur à un officier qu'il apprécie beaucoup depuis le début de la guerre, le général Pétain, partisan de la défensive, une doctrine militaire alors peu prisée par l'école de guerre. Pétain prend ses fonctions le 25 février, jour de la chute du fort de Douaumont. Pendant les deux premiers mois de l'offensive allemande, Pétain organise la défense : « Nous ne céderons pas un pouce de sol français », affirme-t-il dans l'un de ses ordres du jour. Après la journée du 9 avril - qu'il qualifie de « glorieuse » -, il déclare : « Les Allemands attaqueront sans doute encore ; que chacun travaille et veille pour obtenir le même succès qu'hier. Courage... On les aura. » La défense du territoire national acquiert donc une dimension quasi passionnelle. Pétain s'attache à faire participer l'essentiel de l'armée française à la défense de Verdun : par le système de la noria ou du tourniquet, la bataille devient celle de tous. Deux tiers des divisions, soit 1,5 millions d'hommes, montent en ligne à un moment ou un autre de la bataille. En deux mois, le général Pétain se fait un nom, à tel point que les Français seront persuadés qu'il a commandé l'intégralité de la bataille de Verdun. Le haut commandement le remplace néanmoins le 1er mai par le général Nivelle, partisan de l'offensive. C'est ce dernier qui mène la deuxième phase de la bataille, de juillet à décembre 1916, alors que les Alliés ont déclenché l'offensive sur la Somme, et que les Allemands, désormais sur la défensive à Verdun, perdent de nouveau les forts (Douaumont le 24 octobre, Vaux le 2 novembre), revenant plus ou moins à leur point de départ. Si l'échec des Allemands à Verdun est patent, les Français n'en paient pas moins à la victoire un très lourd tribut.

Une bataille « totale ».

• Verdun, au fond, constitue moins une bataille qu'un long siège en rase campagne ; c'est le laboratoire le plus achevé de la guerre industrielle. Pour alimenter en hommes et en matériel cette immense bataille, il faut une logistique impressionnante : des voies ferrées, et surtout des camions, qui empruntent ce qu'on nommera bientôt, à la suite de Maurice Barrès, la « voie sacrée », entre Bar-le-Duc et Verdun. Un camion Berliet passe toutes les quinze secondes : il arrive au front rempli d'hommes ou de matériel, et en repart chargé de blessés et de permissionnaires hagards. Cette bataille « totale » repose sur un paradoxe extraordinaire : si les moyens offensifs sont à la fois extrêmement meurtriers (60 millions d'obus de tous calibres tirés en trois cents jours) et sournois (les gaz et les lance-flammes), les moyens défensifs restent le plus souvent dérisoires (les trous d'obus servent de refuges, et les cadavres ou les sacs de sable de remparts). Dans ce secteur du front, un sol argileux - d'où l'« enfer de la boue » - repose sur un socle de roche dure, qui empêche de creuser des tranchées profondes. Conséquence de ce faible système défensif : 80 % des soldats sont tués par les obus et déchiquetés ; c'est pourquoi, quelques années plus tard, on ira chercher à Verdun, champ de bataille de la mort anonyme et des corps méconnaissables, le Soldat inconnu de la Grande Guerre.

Qu'en a-t-il été, pour les combattants, de cet épisode que Pétain a appelé le « boulevard moral de la France » ? Dès le début, les soldats ont le sentiment d'un carnage indicible. Le lieu-dit du Mort-Homme est devenu réellement ce que son sinistre nom suggérait ; le village de Fleury est repris seize fois au mois de juillet avant d'être purement et simplement rayé de la carte. « Un 305 ou un 380, je ne sais au juste, tombe en plein sur l'abri que j'occupe avec les 48 hommes de ma section. Le plus grand nombre de mes hommes est enseveli... Tout craque, tout s'écroule, tout s'effondre au fur et à mesure... Découragés, nous abandonnons ces malheureux à leur triste sort... Des obus tombent dans le boyau que nous occupons, projetant à plusieurs mètres de hauteur les hommes qui sont dans leur rayon d'action ; quelques-uns retombent indemnes, les autres pantelants et déchiquetés ; nous ne nous occupons plus des morts qui cependant nous encombrent... » (lieutenant J. Colson). Les combattants comprennent qu'ils sont les « sacrifiés ». Ils parviennent néanmoins à tenir, avec une âpreté qui ne manque pas de stupéfier l'adversaire. Les règles habituelles de la guerre des tranchées disparaissent à Verdun : manque de ravitaillement, pas de soins aux blessés, pas d'enterrements. Des petits groupes d'hommes, dont les lignes ont disparu, défendent des positions avec l'énergie du désespoir. Pourquoi et comment ont-ils tenu ? On ne peut l'expliquer que par l'existence d'une véritable culture de guerre, par la mobilisation des esprits au service de la défense d'un sol considéré comme sacré. « Qu'on aille jusqu'au bout, et que la haine, la haine implacable contre le Boche assassin, vive toujours, toujours », écrit en novembre 1916 un père en deuil, montrant ainsi son extraordinaire consentement à la mission patriotique. Face à ce consentement des Français à Verdun, que pèsent les multiples couvertures de l'Illustration, les six déplacements du président Poincaré sur le champ de bataille, ou les nombreuses visites de personnalités françaises ou étrangères qui veulent voir Verdun ou s'y faire voir ?