Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Occupation (suite)

Marché noir et reclassements sociaux.

• Cette pénurie généralisée encourage les trafics les plus divers. On peut trouver de tout - ou presque - au marché noir, mais à des tarifs évidemment bien plus élevés (couramment de trois à six fois supérieurs) que les prix officiels. Ainsi, une bicyclette, presque un objet de luxe alors, peut coûter plus de 6 000 francs, soit trois à quatre fois le salaire mensuel d'un ouvrier. L'existence de circuits commerciaux clandestins, ainsi que le blocage des salaires suscitent l'apparition de nouvelles hiérarchies sociales. À l'appauvrissement des classes moyennes salariées et urbaines s'opposent la relative aisance des paysans et des commerçants, et le spectaculaire enrichissement de spéculateurs et d'intermédiaires de tout poil. Les paysans sont les moins frappés par le rationnement. Ils parviennent, par divers procédés, à camoufler une partie de leurs récoltes et à minorer les livraisons obligatoires au service du ravitaillement de Vichy ou à l'armée allemande. Ces dissimulations sont parfois motivées par des considérations patriotiques, et de nombreux maquis sont ravitaillés par la population rurale. Mais, le plus souvent, elles sont destinées à satisfaire les besoins des paysans eux-mêmes, ou à alimenter divers trafics. Ainsi, l'autoconsommation paysanne double quasiment durant la guerre, et on estime que, pour la viande, elle absorbe le tiers de la production, la proportion atteignant 50 % pour le porc. En raison de leur position d'intermédiaires, les commerçants sont également privilégiés, et certains s'enrichissent de façon insolente. Indice parmi d'autres de cette opulence nouvelle, le nombre des faillites commerciales est divisé par dix par rapport à l'avant-guerre. Ces « BOF » (« beurre-œufs-fromage ») arrivistes fournissent, après la guerre, la matière à une littérature au vitriol (Au bon beurre, de Jean Dutourd, ou Uranus, de Marcel Aymé), qui dénonce non seulement leur enrichissement scandaleux, mais leur prétention à camper la morale patriotique. À la tête du marché noir se forme une véritable « aristocratie de la combine » qui fait fortune et qui est, au total, très peu touchée par l'épuration de 1944-1945. Ces milieux sont souvent de mèche avec les autorités allemandes : malgré la volonté officielle des Allemands et de Vichy de réprimer les trafics, la frontière entre marché noir à grande échelle et collaboration économique est ténue. En revanche, les milieux urbains salariés sont durement frappés. Il faut réactiver (ou susciter) des réseaux familiaux ou d'amitié avec les campagnes pour se procurer les indispensables denrées introuvables par les circuits officiels. On voit ainsi, en fin de semaine, de véritables cortèges de citadins prendre d'assaut les gares et les trains, et se répandre dans les campagnes à la recherche qui d'un lapin, qui d'une botte de carottes. En dépit des allocations du Secours national de Vichy, les personnes âgées isolées ou les femmes dont le mari est prisonnier en Allemagne connaissent des conditions de vie particulièrement éprouvantes.

Les germes d'un renouveau

Malgré la dureté des temps, l'Occupation, dans bien des domaines, est aussi une période d'intense fermentation et de renouveau. Nombre des éléments du « miracle » français des années 1950 sont en germe sous la botte nazie.

Un bilan démographique contrasté.

• La démographie présente sans doute le mélange le plus troublant d'affaiblissement et de renouveau. Les pertes humaines sont en effet importantes. De 1940 à 1944, on compte environ 600 000 victimes (250 000 militaires et 350 000 civils), parmi lesquelles 140 000 déportés « raciaux » et politiques, près de 60 000 victimes des bombardements et 25 000 personnes fusillées par les Allemands. À ces pertes directes, il convient d'ajouter 300 000 départs d'étrangers et un excédent des décès sur les naissances évalué à 500 000. Au total, la population française perd quelque 1,4 million d'individus (contre 2 millions durant la Première Guerre mondiale). Comme cela est prévisible, la mortalité progresse, surtout à la fin de la guerre, quand à la désorganisation de l'économie s'ajoutent les ravages des combats de la Libération. Le taux de mortalité infantile, en particulier, connaît un apogée inquiétant : déjà fort avant la guerre (70 ‰), il atteint, en 1945, un « record » historique (113 ‰). Pourtant, cette progression de la mortalité demeure limitée et, surtout, elle est compensée par un phénomène totalement imprévisible : la reprise de la natalité. Après avoir connu un minimum lui aussi historique en 1942, celle-ci se redresse en 1943, et, à la fin de la guerre, il naît en France plus d'enfants qu'en 1939 (612 000 naissances en 1939, 627 000 en 1944, 840 000 en 1946) : le baby-boom est engagé.

Il est malaisé d'expliquer ce phénomène, qui n'est d'ailleurs pas propre à la France, et que l'on observe, à la même date, dans l'ensemble des pays de l'Europe du Nord-Ouest et de l'Amérique du Nord. Alfred Sauvy a évoqué le rattrapage des mariages et des naissances retardés pendant la crise économique des années 1930. Des sociologues ont invoqué des ressorts psychologiques plus profonds : repli, en période difficile, sur la sphère et les valeurs familiales (le nombre de suicides s'effondre durant la guerre). Enfin, les politiques natalistes de la IIIe République finissante (Code de la famille, de Daladier, en 1939) et de Vichy ont pu jouer, mais il est difficile de déterminer avec précision la part de leurs effets. Toujours est-il que la France, pays que l'on croyait soumis au déclin démographique et pour lequel les élites politiques des années 1930 redoutaient le choc d'une nouvelle guerre, entamait, durant le conflit, un spectaculaire redressement.

La culture, un refuge ?

• Dans les domaines de l'art et de la pensée, le renouveau est tout aussi manifeste. Malgré les pesantes censures de Vichy et des Allemands (et, parfois, grâce à elles), une génération d'auteurs et de penseurs émerge. Observons, en premier lieu, que la défaite et l'Occupation ne ralentissent pas le rythme de la production artistique, bien au contraire. Jamais les Français ne sont allés autant au spectacle et n'ont lu autant de livres que sous l'Occupation. Théâtres, cinémas, music-halls, salles de concerts, bibliothèques, restaurants, affichent complet en permanence. À Paris, la vie artistique continue comme si de rien n'était, et les galas succèdent aux premières mondaines. Très rares sont les vedettes du cinéma ou de la chanson de l'avant-guerre qui, tels Jean Gabin, Michèle Morgan, Jean Renoir ou René Clair, optent pour l'engagement dans la Résistance ou, simplement, choisissent de poursuivre leur carrière à Hollywood. L'émigration intellectuelle est plus considérable, et, à New York, derrière Jules Romains, Jacques Maritain, Jean Perrin, Claude Lévi-Strauss, Henri Focillon ou André Maurois, ou en Amérique latine, avec Georges Bernanos, Louis Jouvet, Roger Caillois ou Jules Supervielle, finit par se constituer un véritable « Collège de France en exil ». Dans certains domaines tels que le cinéma, la censure provoque une forte diminution de la production française (une cinquantaine de longs métrages par an, contre une centaine avant la guerre), dorénavant enrégimentée par la Continental, filiale de la firme allemande UFA. Toutefois, protégé par l'interdiction des productions américaines, le cinéma français connaît peut-être sous Vichy quelques-unes de ses plus belles années. Une génération entière de nouveaux réalisateurs (Henri-Georges Clouzot, Jacques Becker, Robert Bresson, Claude Autant-Lara, Jean Cocteau) et d'acteurs (Jean Marais, Jean Desailly, Madeleine Sologne) apparaît, tandis que d'autres, déjà connus (Marcel Pagnol, Marcel Carné), continuent à produire. La veine du « réalisme poétique » fournit alors ses plus grands chefs-d'œuvre (les Enfants du paradis, 1942-1944 ; les Visiteurs du soir, 1943), favorisée par son apparent désintérêt pour les questions politiques. Au théâtre, on donne la Reine morte, de Montherlant, et Jean-Louis Barrault monte le Soulier de satin, de Claudel. Ici aussi, une génération nouvelle s'affirme, de Sartre (Huis clos) à Camus (Caligula), en passant par Anouilh (Antigone). Sous la houlette du Comité national des écrivains, une génération d'écrivains résistants perce également : Aragon, Desnos, Eluard, Vercors, Seghers, Tardieu. Élément plus superficiel de ce renouveau, la jeunesse dorée zazoue, par ses coupes de cheveux, ses tenues vestimentaires, sa mixité affichée ou son goût pour le jazz américain, n'en annonce pas moins les nouvelles attirances des adolescents des années 1950.