Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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République (Ve). (suite)

Mais cette politique va rapidement se révéler un échec : le chômage continue à augmenter, le déficit de la balance commerciale s'aggrave. Dès juin 1982, un changement de cap est opéré, par l'annonce d'un plan de « rigueur ». Ce tournant est important dans l'histoire de la Ve République. D'une part, s'amorce à ce moment la gestation d'une « culture de gouvernement » de gauche : restée dans l'opposition pendant près d'un quart de siècle, la gauche française, autant qu'une force alternative, y incarnait une sorte d'au-delà politique, où au principe de réalité était parfois substituée la volonté de « changer la vie ». Cette position lui conférait une identité - le réel peut être modifié, à condition de le vouloir - et une force - surtout dans l'opposition, par temps de crise. L'arrivée aux affaires ne pouvait donc qu'être un moment de vérité.

À cet égard, le tournant de 1982, sur le long terme, est plus qu'une inflexion. La gauche, désormais, se veut elle aussi gestionnaire, et la « rigueur » induit, sans encore le dire, l'acceptation de l'économie de marché. Le point est essentiel. Pour la gauche, d'abord : les uns voient dans cette évolution une perte d'identité et de substance, les autres y perçoivent la modernisation du socialisme français, promu parti de gouvernement. Pour la Ve République, ensuite : le point de clivage entre la droite et la gauche ne sera plus désormais la question, jusque-là fondamentale, de l'économie de marché. Il s'agit bien là d'une mutation structurelle.

D'autre part, si la gauche elle-même proclame la « rigueur », il n'y a plus d'alternative à la réalité de la crise : celle-ci persiste et ne peut être supprimée par décret. Neuf ans après le premier choc pétrolier, la France se trouve de plain-pied dans une nouvelle configuration socioéconomique. Une page est tournée et, dès lors, à gauche autant qu'à droite, la « rigueur » sera souvent invoquée. Là encore, la France de la fin des années 1990 est bien la fille de ces années tournantes.

Mais un tel retournement ne peut rester sans effets sur l'état de l'opinion. Depuis la fin des années 1970, la crise rendait déjà la position des gouvernements inconfortable (alors que, dans les périodes stables, on observait généralement une prime au sortant) ; désormais, les équipes en place sont fragilisées. En 1981, 1986, 1988, 1993 et 1997, l'alternance devient la règle (1995 étant apparemment une exception, mais, à cette date, Jacques Chirac est élu contre Édouard Balladur autant que contre la gauche).

Autre mutation politique majeure qui s'enclenche en ces années-là : le dérèglement du « quadrille bipolaire ». Un tel constat n'est pas fondé seulement sur l'affaissement, à gauche, du Parti communiste. Plus généralement, les quatre partis dits « de gouvernement » voient baisser leur audience globale dans l'électorat, à tel point que l'on parle d'une crise de la représentation politique. À la fois symptôme et facteur de ce dérèglement, la montée du Front national est frappante à partir des élections européennes de 1984. Le parti de Jean-Marie Le Pen, qui avait obtenu 0,74 % des suffrages exprimés à l'élection présidentielle de 1974, et n'avait même pas pu être présent, faute d'avoir réuni les signatures nécessaires, à celle de 1981, obtient alors 11 % des voix. Et à l'élection présidentielle de 1988, Le Pen réunit 14,39 % des suffrages, score confirmé sept ans plus tard, en 1995.

L'installation en position de hautes eaux électorales d'un parti politiquement situé à l'extrême droite est le reflet d'une triple crise : sociale, identitaire et politique. Le terreau en est le tissu social déchiré par la hausse du chômage et par le désarroi de plus en plus étendu qui l'accompagne. S'y ajoutent un rejet de l'immigration et une inquiétude diffuse face à la progression de la construction européenne : l'identité française est ainsi perçue par l'électorat du Front national comme doublement et dangereusement menacée. Et tout cela s'inscrit dans la crise de la représentation politique. Les craintes et les aspirations d'un électorat fragilisé par la crise ne sont plus aussi aisément que par le passé relayées par les partis de gouvernement, de gauche ou de droite.

La Ve République se trouve ainsi confrontée à une situation complexe et ambivalente. La victoire de la droite - en 1986 puis en 1993 -, sous un président de gauche, y introduit la dernière variante - encore inédite - du jeu institutionnel : la cohabitation. Là encore, le régime montre sa grande souplesse. Pourtant, en profondeur, certains des fondements de ce régime paraissent s'éroder. La crise de la représentation politique débouche, en effet, sur un « vote éclaté » (Pascal Perrineau, Colette Ysmal et Philippe Habert), où les partis de gouvernement ne représentent plus guère que la moitié de l'électorat : le fait est ainsi patent aux élections régionales de mars 1992, où le PS, l'UDF et le RPR n'obtiennent, à eux trois, que 51 % des suffrages exprimés.

Une remise en cause ?

• À mesure que l'on se rapproche du temps immédiat, la tâche devient délicate pour l'historien : faute de réel recul, comment distinguer l'essentiel de l'accessoire, l'anecdotique du décisif ? En apparence, l'enracinement du régime et le bon fonctionnement de ses rouages se trouvent confirmés dans les années 90 : une alternance en sens inverse de celle de 1981 a lieu lors de l'élection présidentielle de 1995 (un homme de la droite - Jacques Chirac - succède à un président socialiste), et une cohabitation du chef de l'État avec une majorité législative de gauche suit la dissolution de l'Assemblée nationale du printemps 1997.

Mais certains signes montrent que cet enracinement connaît une remise en cause depuis plusieurs années. En effet, le corps électoral est aujourd'hui constitué, pour partie, d'une génération qui n'a pas connu la période fondatrice. L'acculturation de ces nouveaux électeurs est rendue difficile par le changement de décor : à la France des « Trente Glorieuses », portée par un optimisme conquérant, y compris dans ses variantes contestatrices, a succédé une France ankylosée, doutant de son présent comme de son avenir. En 1968, la crise aiguë n'avait pas dégénéré en crise de régime parce qu'une majorité de Français s'étaient déjà acclimatés à la Ve République : celle-ci, massivement adoptée en 1958 et largement confirmée en 1962, était alors l'ointe du peuple souverain. Le changement de son contexte économique et les relèves de génération ont, semble-t-il, érodé une telle légitimité. Bien que le régime a jusque-là montré sa capacité à s'adapter et à s'amender comme en témoigne en 2000, la réduction du mandat présidentiel de sept à cinq ans, l'idée d'une remise à plat des institutions de 1958 fait son chemin et certains parlent ouvertement d'une « sixième République ».