âme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin anima, « souffle », « air ». En grec, psuchê. En allemand : Seele.


Principe explicatif dans les philosophies naturelles comme dans les théologies, l'âme est devenue le cœur de l'animisme émergeant aux xvie-xviie s. Le mécanisme lui est alors substitué dans le champ de la connaissance des corps. La conséquence principale du dualisme tient dans le rejet des formes substantielles, des qualités occultes qui invoquent l'âme lorsque les causes physiques n'appartiennent pas à l'ordre du connu. De fait, même après réhabilitation des causes finales, l'âme a perdu son pouvoir de structuration des énoncés relatifs à l'organisation et au complexe. Seule l'union de l'âme et du corps, cette quasi substance de la doctrine cartésienne, permet encore de considérer les relations entre une modification de la vie psychique et une affection somatique dont aucune cause physiologique ne peut être donnée. Le clinicien n'a-t-il pas pour vocation, selon Canguilhem, de recueillir la façon dont un sujet perçoit les modifications pathologiques du corps dans lequel il est enfoncé ?

Philosophie Antique

Principe de vie, d'unification et d'animation des vivants, regroupant les facultés sensori-motrices et, éventuellement, intellectuelles, mais aussi, selon certains, les facultés de croissance et de nutrition.

Si les anciens s'accordent pour considérer l'âme comme principe de la vie, ils ne s'accordent ni sur sa nature (corporelle ou incorporelle), ni sur ses fonctions (facultés sensori-motrices seules ou aussi croissance et nutrition), ni sur sa localisation (le cœur ou la tête), ni sur les êtres qui la possèdent (les animaux seuls, ou les plantes également, voire le monde), ni sur le nombre et la nature de ses parties et de ses facultés, ni sur sa capacité de survie (immortelle selon les uns ; elle disparaît avec le corps selon les autres). Toutes ces divergences et les concepts qu'elles impliquent ne furent toutefois que progressivement élaborés, et thématisés comme tels seulement à partir d'Aristote ou de l'époque hellénistique.

Thalès « fut le premier à déclarer que l'âme est une nature toujours mobile ou capable de se mouvoir d'elle-même »(1). C'est donc par sa motricité qu'il caractérisait l'âme, au point de soutenir que « l'aimant possède une âme, puisqu'il meut le fer »(2). Les présocratiques, en général, « pensent que c'est l'âme qui donne le mouvement aux animaux », comme le dit Aristote des atomistes(3). À cette capacité, certains ajoutent la faculté sensitive : ainsi Heraclite aurait-il comparé l'âme à une araignée au centre de sa toile sentant la mouche qui en casse un fil(4). Tous, à l'exception peut-être de Pythagore, qui considère l'âme comme un nombre(5), s'accordent sur la nature corporelle de l'âme. Il s'agit d'une matière subtile : air, feu ou exhalaison de l'humide(6).

On dit souvent que Platon tranche avec ces conceptions « matérialistes », en considérant l'âme comme incorporelle. Mais Aristote avait remarqué que Platon composait l'âme à partir d'un mélange d'intelligible et de corporel et lui reprochait d'en avoir fait une grandeur(7). De fait, si Platon oppose fréquemment l'âme et le corps, disant qu'il faut s'efforcer de « détacher » l'âme du corps et que « l'âme du philosophe méprise souverainement le corps, le fuit, et cherche à être à part soi »(8), il n'a jamais écrit que l'âme était incorporelle. En revanche, il a soutenu que l'âme est immortelle, appuyant sa démonstration sur le mouvement automoteur perpétuel de l'âme(9). Enfin, il est le premier à attribuer une âme aux plantes(10), et à distinguer dans l'âme trois parties : une partie rationnelle ; et deux parties irrationnelles, l'une désirante, l'autre impulsive(11).

Aristote reproche à tous ses prédécesseurs de ne pas expliquer l'union de l'âme et du corps. Son point de vue, ni matérialiste ni antimatérialiste, récuse le caractère automoteur de l'âme. Il explique l'âme d'après l'opposition de l'entéléchie et de la puissance, de la forme et de la matière. L'âme est l'entéléchie et la forme d'un corps naturel possédant la vie en puissance(12), c'est-à-dire son principe d'organisation. Il étend ainsi la notion d'âme à l'ensemble des vivants : les plantes ont une âme végétative (reproduction et croissance), les animaux une âme sensori-motrice, et les hommes une âme rationnelle ou intellectuelle(13). L'âme, en tant qu'entéléchie du corps, ne lui survit donc pas. Chez Aristote, seul l'intellect « introduit de l'extérieur », séparé et impassible, est incorruptible(14).

Les épicuriens et les stoïciens s'attachent à montrer que l'âme ne peut être que corporelle : Zénon « jugeait qu'une chose qui serait dépourvue de corps [...] ne pourrait produire aucune sorte d'effet »(15). Épicure la décrit comme un mélange de souffle et de chaleur, les stoïciens comme un souffle inné(16) : l'âme étant le principe de la vie, elle est identifiée au souffle qui quitte le corps à la mort. Par conséquent, selon les stoïciens, l'âme, corps trop subtil, ne survit que rarement à la séparation de l'âme et du corps, puis est détruite avec l'univers, survie provisoire qu'Épicure lui refuse. L'identification de l'âme avec un souffle a aussi pour conséquence que les plantes n'ont pas d'âme (les anciens pensaient qu'elles ne respiraient pas). En revanche, en s'inspirant de certains passages du Timée, de Platon, les stoïciens attribuent une âme au monde, conçu comme un organisme vivant. Mais ils se séparent à nouveau de lui en récusant l'existence d'une partie irrationnelle de l'âme.

La tradition néoplatonicienne réagira contre les doctrines de l'âme corporelle en donnant une essence incorporelle à l'âme, ce qui entraîne son immortalité(17).

Jean-Baptiste Gourinat

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 2.
  • 2 ↑ Aristote, De l'âme, I, 2, 405 a 20-21.
  • 3 ↑ Ibid., I, 2, 404 a 8-9.
  • 4 ↑ Héraclite, B 67 a in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
  • 5 ↑ Pseudo-Plutarque, loc. cit.
  • 6 ↑ Cf. J.-P. Dumont, op. cit., Anaxagore, B 29 ; Parménide, B 9 ; Démocrite, B 102 ; Héraclite, B 15.
  • 7 ↑ Aristote, De l'âme, I, 2, 404 b 16-27 ; 3, 407 a 3-22. Cf. Platon, Timée, 34 b-37 c.
  • 8 ↑ Platon, Phédon, 64 e-66 a.
  • 9 ↑ Platon, Phèdre, 245 a-e. Les preuves avancées dans le Phédon sont différentes.
  • 10 ↑ Platon, Timée, 76 e-77 c.
  • 11 ↑ Platon, République, 437 d-441 c ; cf. Phèdre, 246 a-d, 253 c-254 e.
  • 12 ↑ Aristote, De l'âme, II, 1, 412 a 19-22, 27-28.
  • 13 ↑ Ibid., II, 3 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13.
  • 14 ↑ Aristote, De l'âme, 430 a 17 ; 408 b 18. Cf. Génération des animaux, II, 3, 736 a 28.
  • 15 ↑ Cicéron, Académiques, I, 39.
  • 16 ↑ Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, ch. 14 ; t. 2, ch. 53, Paris, 2001.
  • 17 ↑ Plotin, Ennéades, IV, 7 [2].
  • Voir aussi : Chaignet, A.-E., la Psychologie de Platon, Paris, 1862 (Bruxelles, 1966).
  • Gourinat, J.-B., les Stoïciens et l'âme, Paris, 1996.
  • Moreau, J., l'âme du monde de Platon aux stoïciens, Paris, 1939.
  • O'Meara, D., Une introduction aux Ennéades, Paris-Fribourg, 1992, pp. 15-58.
  • Romeyer Dherbey, G. (dir.), Viano, C. (éd.), Corps et âme. Sur le De anima d'Aristote, Paris, 1996.

→ affection, assentiment, entéléchie, intellect, phantasia, réminiscence, sensation

Philosophie Médiévale

Saint Augustin

Dans une certaine mesure, Augustin d'Hippone recueillera cette conception « dualiste » de l'âme et du corps, qui s'accorde aisément avec la croyance chrétienne en l'immortalité personnelle, ainsi qu'avec les exhortations à se détourner des sens et du monde. Selon lui, l'âme humaine (animus, alors qu'anima désigne le principe vital de tout animal) est une substance par elle-même, immatérielle et spirituelle, autonome par rapport au corps. Néanmoins, il ne peut aller jusqu'à soutenir avec les platoniciens que l'homme, c'est l'âme seulement (Alcibiade maj., 130c). Les données anthropologiques tirées de la Bible l'obligent à dire que l'âme a été faite ex nihilo par Dieu immédiatement en vue d'animer le corps(1) (elle n'est donc pas de nature divine ni déchue d'un séjour céleste pour être enfermée en la prison du corps). Ou encore, l'homme est défini comme « une substance rationnelle constituée d'une âme et d'un corps »(2). Cependant, non sans une certaine tension théorique, la primauté de l'âme reste marquée par le paradigme instrumental présent dans cette autre définition : l'homme est « une âme raisonnable qui se sert d'un corps »(3). Inversement, l'inférieur ne saurait agir sur le supérieur, et donc le corps sur l'âme : comme le voulait Plotin, la sensation n'est que l'attention que porte l'âme à une modification subie par le corps, auquel elle est présente par sa propre activité d' « intention vitale ».

Mais l'âme a un rapport encore plus direct à Dieu, qui est présent au plus profond d'elle-même et est la source de l'illumination par laquelle elle perçoit les vérités éternelles, les règles de tout jugement rationnel (du moins c'est par une partie d'elle-même qu'elle les reçoit ; Augustin distingue en effet plusieurs niveaux en l'âme : la « pensée », mens, en est la fonction supérieure, qui contient la « raison », ratio, mouvement par lequel elle passe d'une vérité à l'autre, et l'« intellect », intellectus ou intelligentia, ce qu'il y a de plus éminent en l'homme et par quoi il reçoit la lumière divine). En retour, connaître la nature de l'âme, se connaître, c'est aussi remonter vers la connaissance de Dieu, dans la mesure où c'est par son âme que l'homme a été fait à l'image et la ressemblance de son créateur. La méthode théologique déployée par Augustin (De Trinitate, l. IX-XI) : entrevoir la nature trinitaire de Dieu à partir des « traces » (vestigia) que l'ouvrier a laissées sur son œuvre, l'a conduit à dégager différentes triades d'instances psychiques qui, à la fois, sont distinctes, et, non pas seulement inséparables, mais identiques en substance. Mémoire (la mémoire intellectuelle, qui rend possible le perpétuel rappel de la pensée à elle-même), intelligence et volonté ne sont pas dans l'âme comme dans un substrat, elles sont le sujet lui-même, et se trouvent dans une « immanence réciproque » (circumincessio) qu'on ne voit nulle part dans le domaine matériel. L'unité du moi se déploie dans les trois dimensions de l'être, du connaître et du vouloir : « Je suis celui qui connaît et qui veut, je connais que je suis et que je veux, et je veux être et connaître. Combien dans ces trois choses la vie forme un tout indivisible (...) comprenne cela qui peut »(4). La notion d'âme évolue ainsi vers celle d'un sujet qui ne constate plus seulement l'existence de la psuchê comme principe vital objectif, mais l'éprouve de l'intérieur comme activité, vie de l'esprit. L'âme humaine a connaissance de soi (de son existence et du fait qu'elle pense) par une connaissance directe, intuitive : elle ne peut « jamais être séparée d'elle-même », et se saisit comme pensée, du dedans pour ainsi dire. Cette connaissance de soi appartient à son essence, et donc l'accompagne nécessairement. Elle n'est cependant pas toujours réfléchie : l'âme peut se « connaître » (nosse) intimement, sans se « penser » (cogitare) explicitement. Elle se trompe même, le plus souvent, sur sa propre nature, en se fiant aux images qu'elle s'est formée des corps, et en imaginant qu'elle est elle-même un corps. Mais il suffit qu'elle écarte toutes les croyances surajoutées, pour qu'elle se ressaisisse elle-même comme pure pensée. Elle peut acquérir de sa propre existence une certitude absolue, qu'on ne peut mettre en doute, car elle ne pourrait être trompée si elle n'était pas, dit Augustin(5) en une formule qu'on a souvent rapprochée de celle de Descartes.

Le Moyen Âge : d'Avicenne à Aristote

L'influence de ces analyses psychologiques d'Augustin (auxquelles il faudrait ajouter les considérations sur la volonté et le libre-arbitre, et sur la temporalité comme distension de l'âme) sera longtemps prédominante dans la pensée chrétienne latine. La traduction d'ouvrages d'Avicenne, vers le milieu du xiie s., ne fera même, en un sens, que renforcer cette conception spiritualiste de l'homme. Le philosophe persan, parce qu'il s'appuie en fin de compte sur les mêmes conceptions néoplatoniciennes qu'Augustin, pense également que l'âme humaine peut prendre conscience d'elle-même indépendamment de toute expérience sensible (ainsi Simplicius opposait à Alexandre d'Aphrodise, pour qui la connaissance de soi n'est qu'un savoir dérivé qui accompagne la saisie d'un objet, le fait que la conscience de soi est inhérente à la raison : l'acte de la vie rationnelle se retourne sur lui-même, et il n'est donc pas nécessaire d'appréhender un objet extérieur pour se connaître soi-même). C'est ce qu'Avicenne voulait mettre en évidence dans l'expérience idéale ou de pensée (qu'on a aussi souvent comparée à celle du cogito cartésien), dite hypothèse « de l'homme volant »(6) : on suppose un homme flottant dans les airs, dépourvu de toute sensation, interne comme externe ; il aurait néanmoins conscience de lui-même, de son existence, et même plus précisément de son moi pur, puisqu'il ne le confondra avec son corps, qu'il ne sent pas. Cette expérience doit révéler que l'âme est une réalité immatérielle indépendante (c'est une autre ligne de démonstration que la voie aristotélicienne par la connaissance des intelligibles abstraits qui ne peuvent exister en un corps), et qu'on n'a pas besoin du corps pour saisir son essence. Une faculté opérant à l'aide d'un organe n'est pas capable de se connaître ; en revanche, la connaissance de soi est l'acte d'un principe purement spirituel (chez Jean Philopon, la connaissance de soi constituait déjà le principal argument en vue de prouver le caractère incorporel de l'âme rationnelle, la caractéristique propre d'un être immatériel étant l'immanence à soi-même).

Mais en même temps qu'Avicenne, est traduit en Occident le traité d'Aristote sur l'âme, puis le commentaire d'Averroès, qui provoquent des bouleversements majeurs. Deux points seront particulièrement controversés. D'une part, le statut de l'intellect « venu du dehors ». Selon l'interprétation reçue d'Averroès, non seulement l'intellect agent mais aussi l'intellect possible est séparé de toute matière, et n'appartient donc pas à l'homme individuel, mais est une instance supérieure(7). Nombre de théologiens, Thomas d'Aquin en particulier(8), déploieront tous leurs efforts pour réintégrer toute la fonction intellectuelle dans l'âme individuelle, de sorte que ce soit bien chaque homme comme sujet particulier qui soit dit penser.

L'autre thème de controverse est le statut de l'âme en tant que forme substantielle du corps. Dans une large mesure, la terminologie d'Aristote sera acceptée par tous, mais sa doctrine subira de sérieuses distorsions. Par exemple, Bonaventure de Bagnoreggio utilise le concept de forme, mais continue de parler, dans la ligne augustinienne, de l'âme rationnelle et du corps humain comme de deux substances indépendantes d'abord qui se trouvent jointes ensuite ; si unies soient-elles, elles ont chacune une totale autonomie ontologique, ce qui fait apparaître l'homme, comme plus tard aux cartésiens, sinon comme un paradoxe, du moins comme l'alliance étrange de deux essences infiniment différentes : « Pour que dans l'homme soit manifestée la puissance de Dieu, il fut créé à partir des natures les plus distantes, en les unissant dans une seule personne et nature »(9). L'âme rationnelle n'est en effet pas seulement une forme, mais une substance à part entière : elle possède d'après Bonaventure une « matière spirituelle », qui n'est point étendue et quantitative, mais est un principe de passivité, de mutabilité, correspondant à ce qu'est la matière corporelle pour un corps(10). De son côté, le corps humain est aussi une substance, indépendamment de l'âme rationnelle, dans la mesure où sans elle il est déjà organisé par des formes, toujours présentes en lui ne serait-ce qu'à l'état latent de raisons séminales. En tant que corps simplement – agrégat de matière –, il a au minimum la « forme de corporéité » ; à cela viennent s'ajouter autant de formes qu'il a de propriétés. Selon la hiérarchie des propriétés, de plus en plus perfectionnées, les formes, végétative puis sensitive, s'accumulent en se superposant, l'inférieure servant de base à la supérieure, et n'étant précisément pas supprimée par elle. En d'autres termes, il y un ordre préalable et autonome du biologique, indépendant de l'ordre intellectuel. L'homme est ainsi une unité, mais une unité multiple, faite d'une pluralité de natures en acte. L'avantage, au regard du christianisme, de cette conception, est que l'âme intellective propre à l'homme demeure ainsi parfaitement transcendante au corps et à sa corruptibilité.

En se voulant plus fidèle à l'esprit de l'aristotélisme, Thomas d'Aquin ramène au contraire les rapports de l'âme et du corps au cas général de toute forme substantielle et de toute matière : les deux éléments doivent être distingués, mais non disjoints. « C'est la même chose, pour le corps », commente Thomas, « d'avoir une âme, que pour la matière de ce corps d'être en acte »(11). À la rigueur, il n'y a pas de problème de l'union de l'âme et du corps ; c'est comme si l'on demandait comment unir la circonférence à la roue : elles ne sont pas deux choses préexistantes que l'on assemblerait après coup. L'âme rationnelle, seule et unique forme substantielle dans l'homme, structure par elle-même le corps. Elle est directement l'entéléchie du composé humain, et assume en l'homme toutes les fonctions physiologiques du vivant. C'est le même acte qui donne à l'homme sa pensée et sa corporéité ; c'est le même sujet qui est un corps et qui pense. Thomas pense néanmoins pouvoir démontrer l'immortalité de l'âme humaine en s'appuyant sur l'immatérialité de l'intellect : comme il n'est lié à aucun organe, qu'il est individuel et qu'il est précisément l'unique substantielle, son incorruptibilité est celle de l'âme toute entière, donc de la personne en tant que telle (néanmoins, puisque le rapport à la corporéité est inscrite dans l'âme même en tant qu'elle est par nature forme substantielle(12), la personne humaine ne pourra être parfaitement complète et heureuse si elle ne retrouve son corps à la résurrection : même plongée dans la vision béatifique, il lui manquerait quelque chose(13)). Cependant, c'est parce que cette anthropologie, au dualisme très atténué, paraît compromettre la certitude de l'immortalité de l'âme que Thomas sera vivement attaqué (notamment par les franciscains) sur sa doctrine de la forme substantielle unique. Certains de ses disciples seront amenés à concéder que l'immortalité de l'âme n'est pas démontrable.

Jean-Luc Solère

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Saint Augustin, De quantitate animae, chap. XIII, 22.
  • 2 ↑ Saint Augustin, De Trinitate, l. XV, chap. VII, 11.
  • 3 ↑ Saint Augustin, De moribus ecclesiae, l. 1, chap. XXVII, 52.
  • 4 ↑ Saint Augustin, Confessions, l. XIII, chap. XI, 12.
  • 5 ↑ Saint Augustin, De civitate Dei, l. XI, chap. XXVI.
  • 6 ↑ Avicenne, Liber de Anima, l. 1, chap. 1 (in fine) et l. V, chap. 7.
  • 7 ↑ Averroès, L'Intelligence et la Pensée. Grand commentaire du De anima, livre III, trad., introd. et notes par A. de Libera, Paris, Flammarion “GF”, 2e éd., 1998.
  • 8 ↑ Aquin, Th. (d'), L'Unité de l'Intellect contre les Averroïstes, trad., introd. et notes par A. de Libera, Flammarion, Paris, 1994.
  • 9 ↑ Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 10, § 3.
  • 10 ↑ Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 9, § 5.
  • 11 ↑ Aquin, Th. (d'), Sententia super libros de anima, l. II, lect. 1.
  • 12 ↑ Aquin, Th. (d'), Summa contra Gentiles, l. IV, chap. 81.
  • 13 ↑ Aquin, Th. (d'), Compendium theologiae, 1ère p., chap. CLVI.
  • Voir aussi : Casagrande C. et Vecchio S. (éd.), Anima e corpo nella cultura medievale, SISMEL-Edizioni del Galluzzo “Millenio Medievale”, Florence, 1999.
  • Heinzmann R., Die Unsterblichkeit der Seele und die Auferstehung des Leibes von Anslem von Laon bis Wilhlem von Auxerre, Aschendorff, Münster, 1965.
  • Lottin, O., Psychologie et Morale aux xiie et xiiie siècles, 6 vol., J. Duculot, 2ème éd., Gembloux, 1957-1960.
  • Putallaz, F.-X., La Connaissance de soi au xiiie siècle. De Matthieu d'Aquasparta à Thierry de Freiberg, Vrin, Paris, 1991.
  • Wéber, E.-H., L'Homme en discussion à l'université de Paris en 1270, Vrin, Paris, 1970.

→ forme, homme, liberté, matière, pensée, raison, substance, temps, volonté

Philosophie de la Renaissance

La réflexion sur l'âme à la Renaissance est caractérisée par la conception naturaliste de l'âme individuelle humaine qui remet en question la théorie chrétienne de l'immoralité de l'âme et de son possible salut. À la première n'est pas étranger le renouveau de la médecine humaniste ; à la seconde l'influence de la discussion entre Averroès et Alexandre d'Aphrodise. Dans les universités italiennes du Nord et du Centre s'impose dès le xiiie s. une tradition médicale indépendante de la théologie, qui renouvelle l'enseignement de la discipline en l'orientant sur la pratique. Physiologie, anatomie, chirurgie deviennent ainsi des matières essentielles, de même que l'obligation de suivre de stages pratiques. Par conséquent, l'étude du corps humain se développe dans une direction pragmatique, centrée sur le soin : l'étude des fonctions organiques prédomine alors sur l'apprentissage théorique et l'attention se porte sur les fonctions organiques de l'âme et sur son lien avec le corps. Scaliger(1) soutient même, dans son Exotericarum exercitationum liber XV de subtilitate ad Hieronymum Cardanum (1592) que l'âme végétative joue un rôle quasi formateur dans le corps : c'est elle qui donne à l'âme substantielle « son domicile », recouvrant donc une fonction « architecturale ». On peut remarquer que les médecins humanistes sont souvent tentés d'abandonner le point de vue aristotélicien, selon lequel l'âme est la forme du corps, pour se référer à Galien et à une définition plus spécifique de ce qui fait la vie d'un être humain, sa virtus vitalis, identifiée de plus en plus avec le cœur et le pouls.

C'est justement la difficulté de déterminer la cessation de la vie chez un homme qui fait le lien entre l'étude des fonctions organiques de l'âme et la question controversée de la mortalité ou de l'immortalité de l'âme individuelle humaine, qui engage des théories différentes de la connaissance. Le point de vue le plus original est représenté par P. Pomponazzi, philosophe et médecin, dans son De immortalitate animae (1516). Pomponazzi critique la perspective averroïste que beaucoup d'humanistes, comme A. Achillini(2) ou A. Nifo(3), avaient adoptée, à savoir la thèse du monopsychisme : l'intellect actif ainsi que l'intellect possible sont uniques et séparés des corps. Il y aurait une seule âme dont les individus ne sont que les manifestations. Pomponazzi(4), au contraire, défend la conception d'Alexandre d'Aphrodise, qui avait considéré l'intellect possible comme matériel et individuel, faisant de l'intellect agent une forme séparée, divine, indépendante du corps humain. Par conséquent l'âme est mortelle si bien qu'il n'est pas possible, souligne Pomponazzi, de la transformer par « une métamorphose ovidienne » en une nature divine, comme le voudrait Thomas d'Aquin, avec son hypothèse d'une présence directe dans l'âme des deux intellects. La conception de l'âme comme mortelle ne doit pas, enfin, conduire au désespoir : c'est au contraire par là que l'on peut affirmer l'autonomie de la morale, et affranchir l'homme de la peur des punitions ou de l'espoir des récompenses dans une autre vie.

Fosca Mariani Zini

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Scaligero J.C., Exotericarum..., Francfort, 1592.
  • 2 ↑ Achillini, A., De intelligentiis, Bologne, 1494.
  • 3 ↑ Nifo A., De intellectu, Venise, 1503.
  • 4 ↑ Pomponazzi P., Tractatus de immortalitate animae, éd. G. Morra, Bologne, 1954.
  • Voir aussi : Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza moderna, 2 vol., Padoue, 1983.
  • Poppi, A., Introduzione all'aristotelismo padovano, Padoue, 1970.
  • Siraisi, N.G., The Clock in the Mirror. Cardano and the Renaissance Medicine, Princeton, 1997.

→ aristotélisme, connaissance, cosmologie

Philosophie Moderne

La révolution cartésienne provoque une rupture entre âme et corps, mais du coup oblige à poser le problème de leur union.

En distinguant nettement la sphère de l'étendue et celle de la pensée, Descartes rend impensable tout ce qui pouvait relever de l'âme sensitive ou de toute forme intermédiaire entre l'activité intellectuelle et le corps. Le problème de l'« animation » du corps disparaît. Le cogito inaugure une séparation des domaines où la découverte de l'ego comme chose qui pense, totalement distincte de la chose étendue, permet (une fois complétée par le Dieu vérace), d'assurer la certitude des sciences(1), l'immortalité de l'âme, la connaissance des passions(2). Ce point de non-retour est assumé par ses successeurs (le coup de force de Spinoza consistera à penser, sous le terme unique de mens, à la fois le siège de la pensée et celui des affects(3)). Mais la distinction de l'âme et du corps pose un nouveau problème – celui de leur union, car l'âme n'est pas dans le corps « comme un pilote en son navire ». Il faut donc expliquer comment, au moins dans le cas du corps humain, nous sentons dans notre âme certains phénomènes qui ont lieu dans le monde des corps, comment nous sommes touchés affectivement, comment nous réagissons par des mouvements volontaires. Chacun des grands philosophes du xviie s., une fois rejetée la solution cartésienne, avance la sienne propre : « parallélisme » pour Spinoza, occasionalisme pour Malebranche, harmonie préétablie pour Leibniz – signe qu'il s'agit bien d'un problème d'époque.

Hobbes indique une autre voie, qui sera explorée par le matérialisme des Lumières : et si l'âme elle-même était un corps très subtil ? Dans ce cas, les lois du mécanisme seraient encore applicables au domaine des passions et des relations interhumaines. Ici, l'unité des lois de la nature implique le refus que l'âme constitue un royaume séparé(4). De même, la question posée par Locke (la matière peut-elle penser ?) recevra au xviiie s. des réponses positives, qui permettront d'envisager une explication de l'homme n'ayant pas besoin du recours à l'âme(5).

Wolff au contraire constitue définitivement la psychologie rationnelle comme science de l'âme en deuxième section de la métaphysique spéciale, entre la théologie et la cosmologie. Mais il la double d'une psychologie empirique, dont elle semble bien tirer tout son savoir effectif, tout en le niant. L'Allemagne du xviiie s. est en effet le lieu où s'élabore une anthropologie, qui rend caducs tous les discours métaphysiques sur l'âme. L'observation et l'expérimentation préparent la voie à une connaissance non spéculative du psychisme. Kant essaie de distinguer les deux terrains(6). L'analyse des « paralogismes de la raison pure » critique les justifications métaphysiques de la simplicité et de l'immortalité de l'âme (cette dernière ne peut être postulée qu'à titre de croyance légitime de la raison pratique). Mais chez lui aussi perce l'aveu que c'est la psychologie empirique qui dit la vérité sur la psychologie rationnelle(7).

Dans le discours sur l'âme à l'âge classique, on voit s'articuler – et se heurter – la prise en compte de l'existence et de la productivité des lois de la nature (qui excluent une influence de la pensée sur l'étendue, et suggèrent l'existence d'une nécessité analogue dans la pensée même), l'héritage d'une théologie qui pense l'âme individuelle en termes d'immortalité, de prédestination et de libre-arbitre, le développement d'un intérêt croissant pour l'intériorité comme pour l'observation scientifique du comportement humain – d'où naîtront les diverses variantes de la psychologie.

Pierre-François Moreau

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Descartes, R., Méditations métaphysiques.
  • 2 ↑ Descartes, R., Les Passions de l'âme.
  • 3 ↑ Spinoza, B., L'Éthique.
  • 4 ↑ Hobbes, Th., Léviathan.
  • 5 ↑ Yolton, J.W., Thinking Matter. Materialism in Eighteenth-Century Britain, Minneapolis, 1983.
  • 6 ↑ Kant, E., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, II, ch. 1.
  • 7 ↑ Kant, E., Critique de la Raison pure, Théorie transcendantale de la méthode, ch. 3 : « Architectonique de la Raison pure ».

Biologie

Principe philosophique, théologique, caractérisant le vivant.

Les présocratiques ont donné le nom de « matière ignée » (Pythagore, Heraclite), « aérienne » (Anaximène de Milet) ou « éthérée » (Hippocrate)(1) à ce qui est devenue l'âme, ou psyché, chez Aristote(2). Ce dernier attribue la permanence de la génération et de la forme à l'âme (« ce par quoi nous vivons »), qu'il hiérarchise en végétative, sensitive et intellectuelle. Ainsi, « si l'œil était un animal, la vue serait son âme ».

Dans le mécanisme de Descartes (1596-1650) – installant la dichotomie entre « esprit » (res cogitans) et « matière » (res extensa) –, seul l'esprit, l'âme, est indivisible(3) ; la figure et le lieu, doués d'étendue, sont divisibles.

Leibniz (1646-1716) infléchit cette position et attribue à l'âme l'animalité : « Chaque corps vivant a une entéléchie dominante qui est l'âme dans l'animal [...](4). » Commençant par création et terminant par annihilation divine, l'âme est gradée, de sensitive à raisonnable.

Le concept d'âme est au cœur de la philosophie « animiste » de Stahl (1660-1734), qui définit l'âme comme seul principe actif, donnant toute activité à la matière, et ce par trois moyens : la circulation, les sécrétions et les excrétions. Cette « force conservatrice » permet de lutter contre la « corruptibilité » du corps et se substitue à toute explication chimique ou anatomique des mécanismes du vivant. La maladie s'explique alors par un trouble de l'âme.

L'animisme se détache du pur spiritualisme en admettant l'étendue et la matière pour l'âme.

Le vitalisme – Th. de Bordeu (1722-1776), P.-J. Barthez (1734-1806) et X. Bichat (1771-1802) – s'ancre autour d'un principe vital gouvernant la vie organique et la vie animale(5), cette dernière seule répondant de l'âme pensante.

N'osant confondre l'organe complexe qu'est le cerveau et l'âme, Littré et Robin (mi-xixe s.) attribuent aux nerfs la capacité de transmettre les sensations.

Siège des sensations, de la volonté et du jugement, l'âme est le lien entre l'individu et le monde.

Cédric Crémière

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1971.
  • 2 ↑ Aristote, De l'âme, traduction nouvelle et notes par J. Tricot, Vrin, Paris, 1992.
  • 3 ↑ Descartes, R., Les Passions de l'âme (1649), introduction et notes par G. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1955, nouveau tirage, 1994.
  • 4 ↑ Leibniz, G. W. Fr., La Monadologie (1714), édition annotée et précédée d'une exposition du système de Leibniz par E. Boutroux (1880), LGF-Le livre de poche, Paris, 1991.
  • 5 ↑ Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (première partie) (1800), Garnier-Flammarion, Paris, 1994, § 215.

→ mécanisme, vitalisme

Psychanalyse

En français, « âme » ne s'adjective pas : ce n'est pas une qualité. Inétendue, elle est la singularité organisatrice de ce qui en est animé : humain, violon ou tore. Mais la tradition chrétienne l'isole de son déploiement, la personne telle qu'elle se manifeste. La Seele allemande, au contraire, s'adjective : seelisch. Ainsi, la Seele est continûment déployée comme le psychisme, l'esprit, ou le mental – mais la singularité organisatrice du déploiement manque.

Lorsque Freud soutient, via la théorie des pulsions, que la « vie de l'âme », Seelenleben, dépend de celle du corps, et intervient sur cette dernière, il surmonte le dualisme que la tradition chrétienne et les sciences ont fomenté en Occident. Immanence que la langue allemande suggère, mais dont l'intelligibilité nécessite l'hypothèse de singularités organisatrices régissant les rapports des vies du corps et de l'âme : meurtre de l'archipère, pulsion de mort, identification primaire, etc.

Freud rejoint Aristote : « Si l'œil était un animal complet, la vue en serait l'âme »(1), et la dynamique qualitative, capable de justifier et de rendre intelligibles les relations intrinsèques entre une singularité organisatrice (âme), et son déploiement (Seele).

Michèle Porte

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, De anima, trad. fr. A. Jannone et E. Barbotin, Budé / Les Belles Lettres, Paris, 1966 ; 414a, 12 ; 412b, 19-20.



belle âme


En allemand schöne Seele.


Notion clef des relations entre moralité et religion ainsi que moralité et esthétique. À ce titre, elle est amenée à jouer un rôle central dans l'esthétique philosophique du xviiie siècle.

Esthétique, Morale, Philosophie de la Religion

Expression, dans un individu, de la liaison entre moralité et sensibilité.

Dans le livre IV de la République, qui traite de l'injustice comme maladie de l'âme, Platon dit que la vertu est pour l'âme « une sorte de santé, de beauté »(1). De ce point de départ, deux traditions vont se développer : l'une, de Plotin(2) à saint Augustin(3), dissocie la beauté physique et la beauté intérieure ; l'autre, de Cicéron(4) à l'esthétique des Lumières, s'attache à leur harmonie. Rousseau fait de la belle âme, dans la Nouvelle Héloïse, un être naturel que la civilisation corrompt(5). C'est à cette problématique que se rattache le rôle que joue la belle âme chez Schiller.

Pour Kant, le jugement esthétique est subjectif et l'on cherche à tort l'universalité qu'il possède néanmoins du côté de l'objectivité. Le jugement esthétique a sa manière propre de constituer des normes tout aussi contraignantes que celles des lois scientifiques et possédant même, de façon du moins symbolique, une validité morale. C'est pourtant sur la base de l'esthétique kantienne que Schiller va relancer le débat sur l'objectivité du Beau. Il cherche dans l'accord des facultés qui caractérise le jugement esthétique l'organon d'une nouvelle rationalité dont l'objectivation réaliserait la synthèse de l'ordre et de la liberté. La beauté n'est pas seulement belle apparence, mais expression phénoménale de la liberté (Freiheit in der Erscheinung)(6). La belle âme est avec la grâce la catégorie clef de cette tentative ; la grâce est le « reflet d'un cœur beau », la belle âme, la figuration de la beauté morale(7). Involontaire, spontanée, naturelle et libre en même temps, elle n'a « d'autre mérite que d'être », et ne sait même rien de la beauté de son action. On la rencontre plus fréquemment, dit Schiller, parmi le sexe féminin. Chez la belle âme (le « beau caractère »), la moralité est à l'origine de l'action mais confie la réalisation du devoir à la sensibilité. Il y a « sympathie » et non soumission pathologique aux penchants ; le critère infaillible est que la belle âme soit capable de se transformer en une âme sublime. Cette relation entre la beauté et le sublime, entre la grâce et la dignité, reste problématique. Schiller tente de démontrer que l'adhésion qu'emporte la belle âme établit la possibilité d'une moralité non tyrannique : la belle âme ne contraint pas, elle « fait un devoir de » (verpflichtet), sa liberté en appelle à la liberté, alors que la dignité caractérise celui qui est contraint.

Dans le roman de Goethe les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, la belle âme dit d'elle-même : « C'est un instinct qui me guide et toujours me conduit vers le bien. J'obéis librement à mes sentiments et ignore autant la contrainte que le repentir. Je remercie Dieu de pouvoir reconnaître à qui je suis redevable de ce bonheur et de ne pouvoir penser à ces privilèges qu'avec humilité(8) ». Hegel en prend acte et reconnaît en elle « la génialité morale qui sait que la voix intérieure de son savoir immédiat est voix divine », mais il lui reproche de n'être que « contemplation de sa propre divinité ». « Toute extériorité disparaît pour elle » au profit de « l'intuition du Moi = Moi »(9). Mais cette identité n'est qu'une forme vide de la conscience de soi absolue. Goethe, dans une lettre à Schiller à propos du « chapitre religieux » de son roman, les « Confessions d'une belle âme », va même jusqu'à parler de « nobles duperies » et de « la plus subtile confusion du subjectif et de l'objectif ». Pour prendre corps, elle doit s'engager dans la dialectique du mal et du pardon ; car « la bonne conscience est à considérer dans l'action »(10). Dans les Écrits théologiques de jeunesse, elle apparaît sous les traits mystiques du Christ fuyant devant le destin pour se réfugier dans le règne intérieur de Dieu.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, La République, iv, 444d.
  • 2 ↑ Plotin, Ennéades, I, 6 (1).
  • 3 ↑ Saint Augustin, De vera religione, xxxix.
  • 4 ↑ Cicéron, Tusculanae disputationes, iv.
  • 5 ↑ Rousseau, J.-J., Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), in Œuvres complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, 1964, t. ii, p. 27.
  • 6 ↑ Schiller, F., Kallias, oder über die Schönheit (Kallias ou sur la beauté).
  • 7 ↑ Schiller, F., « Über Anmut und Würde » (« Sur la grâce et la dignité », 1793), fin de première section, in Werke, Nationalausgabe, Weimar, 1962, t. xx, pp. 229 sq.
  • 8 ↑ Goethe, J. W., Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, chap. v : « Confessions d'une belle âme », trad. J. Ancelet-Hustache, Aubier, Paris, 1983, pp. 376 sq.
  • 9 ↑ Hegel, F., Phénoménologie de l'esprit, trad. J. Hippolyte, Aubier, Paris, s.d., t. ii, pp. 186 sq.
  • 10 ↑ Ibid., p. 190.

→ beauté, dignité, grâce, liberté, morale, religion, sublime, vertu