grâce
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin gratia, traduction du grec charis, « ce qui donne ou éprouve de la joie » ; plus particulièrement, « bienveillance » et, en retour, « reconnaissance ». En anglais : grace ; en allemand : Grazie, Anmut ; en italien : grazia.
Présente dès l'Ancien Testament sous sa forme hébraïque hén (bienveillance du puissant envers ses serviteurs), la grâce ne prend sa signification religieuse que dans les écrits pauliniens du Nouveau Testament. La réflexion théologique sur le concept de grâce est, avant tout, médiévale.
Morale, Philosophie de la Religion, Théologie
Don gratuit et surnaturel que Dieu concède librement à sa créature afin qu'elle parvienne au salut éternel.
Sur la base de la formule paulinienne de la grâce perçue comme une aide purement bienveillante de Dieu à l'égard de l'homme en vue de lui faire vouloir ce qui est bon, sans que cela ne résulte d'un quelconque mérite (Phil., II, 13), Augustin va développer, dans sa controverse avec Pélage, la définition que les théologiens ultérieurs vont retenir : c'est un ensemble de dons distincts de la nature et de ses perfections par lesquels l'homme est destiné, justifié et glorifié (De gratia, c.XV, n.31). Le problème du mariage entre liberté de choix et causalité divine sera abordé plus directement par les scolastiques. Ils posent que c'est la grâce elle-même, à la fois surnaturelle et interne, qui assure cet impossible accord (saint Thomas d'Aquin, In IV Sent., dist. XXIX). La réflexion théologique sur ce concept durant cette période va donner naissance à de nombreuses distinctions. Parmi celles-ci, on peut retenir : « grâce incréée », Dieu lui-même, et « grâce créée », don surnaturel en l'homme ; « grâce de Dieu », don indépendant du Péché originel, « grâce du Christ », don dépendant de la rédemption. Mais, lorsque les médiévaux emploient le mot « grâce », c'est avant tout pour désigner la grâce habituelle ou sanctifiante, réalité créée, infuse et stable en l'âme, pour l'opposer à la grâce actuelle dont la fonction est de mouvoir l'homme de façon immédiate à des actions salutaires.
Michel Lambert
Notes bibliographiques
- Rondet, H., Gratia Christi. Essai d'histoire du dogme et théologie dogmatique, Beauschesne, Paris, 1948.
- Saint Augustin, De gratia et libero arbitrio.
- Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q.109-111.
→ âme, bien, nature, péché, sainteté
Esthétique, Morale
Notion essentielle dans l'évolution de l'esthétique philosophique au xviiie s., la grâce fonde la relation entre la morale et la sensibilité.
Agrément, charme d'un être animé.
Pour l'esthétique française du xviie s., la grâce dépasse la simple beauté, liée à des règles, par un « je ne sais quoi » (Bouhours), un « charme » associé à la naïveté(1). L'importance que revêt la notion de grâce dans l'esthétique schillerienne – et le projet politique d'éducation esthétique qui lui est lié – rompt avec le statut mineur de ce concept dans la poétique des Suisses (Bodmer, Breitinger), qui lui conféraient toutefois la fonction intéressante d'être une représentation indistincte de la beauté des petites choses. En 1759, dans son traité Von der Grazie in Werken der Kunst (Sur la grâce dans les œuvres d'art)(2), Winckelmann oppose une grâce « plutôt dépendante de la matière », et une grâce qui exprime la moralité ; elle est certes un « don du ciel », mais peut aussi « par l'éducation et la réflexion » retrouver la nature. De Wieland (Abhandlung vom Naiven [Traité sur la naïveté], 1755)(3), Schiller reprend par ailleurs l'idée que la grâce est le « reflet d'un cœur beau » – la belle âme. Il va utiliser cet héritage pour sa reformulation de l'esthétique kantienne, en concevant la grâce comme l'expression de l'harmonie entre « la sensibilité et la raison, le devoir et les penchants ». Mais surtout, dans son traité Sur la grâce et la dignité (1793), il définit la grâce comme une « beauté en mouvement ». Partant de l'opposition kantienne entre le beau naturel et le beau artistique, il distingue la beauté gracieuse de la beauté architectonique. Cette dernière est une création naturelle qui existe partout où la nécessité naturelle nous apparaît bien proportionnée ; par exemple dans le physique d'un être humain. La beauté gracieuse lui est incomparablement supérieure. Elle peut d'ailleurs être l'apanage d'un être humain dénué de beauté naturelle(4). Schiller rompt ainsi avec le canon de l'esthétique objective du rationalisme – les proportions – et avec la référence de l'esthétique classicisante à la beauté du corps humain. À cette objectivité architectonique il oppose non pas une définition subjective du beau, mais une autre forme d'objectivité : l'objectivation de la liberté dans l'être, du suprasensible dans le sensible, de l'âme dans le mouvement du corps. C'est pourquoi la grâce est la figuration de la beauté morale. Elle ajoute ce faisant à cette beauté morale un effet sensible qui réconcilie la morale avec les sens. La beauté architectonique ne peut que susciter l'étonnement ou l'admiration. Seule la grâce suscite le ravissement. Cette conception constitue l'aboutissement de la transformation à laquelle Schiller soumet l'esthétique kantienne pendant l'hiver 1792-1793 dans ses lettres à Körner (Kallias, oder über die Schönheit [Kallias ou Sur la beauté]). Pour lui, « la beauté est la liberté en tant qu'elle apparaît » (Freiheit in der Erscheinung). Elle n'est donc pas seulement belle apparence, mais expression phénoménale de la liberté. La grâce est « la liberté des mouvements volontaires ». Schiller fait de la grâce l'expression d'une beauté qui a non seulement une réalité objective, mais de plus une réalité animée – une beauté en mouvement, à partir de laquelle il va pouvoir aussi penser son inscription dans l'histoire, comme expression de la synthèse réussie entre la moralité et l'ordre naturel. Schiller s'inspire des philosophes anglais Home, Burke et Hogarth(5), qui définissent la grâce comme la beauté du mouvement – Hogarth l'associant à l'arabesque (« serpentine line »), c'est-à-dire en termes kantiens à la « beauté libre ». Dans les Lettres sur les sentiments de Mendelssohn (1755)(6), autre source d'inspiration de Schiller, la grâce est également liée au mouvement. G. Simmel reprendra cette conception en définissant la grâce (Anmut) comme « beauté fluide » (fließende Schönheit)(7). C'est vraisemblablement aussi de Home que Schiller tient l'opposition entre la grâce et la dignité. La grâce et la dignité parlent à deux composantes différentes de notre être ; elles ne sont pas à proprement parler contradictoires mais constituent une synthèse en mouvement, jamais achevée. Lorsque dans une représentation artistique la grâce et la dignité sont réunies, l'une parle à notre sensibilité, l'autre à notre nature suprasensible. Schiller suit là manifestement Shaftesbury(8).
Gérard Raulet
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Bouhours, D., les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, Amsterdam, 1708.
- 2 ↑ Winckelmann, J. J., Von der Grazie in Werken der Kunst, in Werke, éd. J. Eiselein, 1825 sq, t. i.
- 3 ↑ Wieland, C. M., Abhandlung vom Naiven (1755), in Gesammelte Schriften, Berlin, 1916, t. i-iv.
- 4 ↑ Schiller, F., Über Anmut und Würde (1793), Nationalausgabe [NA], Weimar, 1943 sq, t. xx.
- 5 ↑ Burke, E., A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublim and Beautiful, Londres, 1757.
Hogarth, W., The Analysis of Beauty, Londres, 1753.
Home, H., Essays on the Principle of Morality and Natural Religion in Two Parts, Edimbourg, 1751. - 6 ↑ Mendelssohn, Briefe über die Empfindungen, in Gesammelte Schriften, t. i, Stuttgart, B. Cannstatt, 1974.
- 7 ↑ Simmel, G., Einleitung in die Moralwissenschaft, 2 tomes, 1892-1893.
- 8 ↑ Shaftesbury, A. A. C., Characteristics of Men, Men, Manners, Opinions, Times, 3 vol., Londres, 1711-1714.