nature

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin nascor : « naître ».

Philosophie Générale

Principe interne de croissance d'un être et par extension, l'ensemble des êtres et réalités présentes dans le monde et dont la production ne relève de rien d'humain.

Certains êtres ont en eux leur principe de mouvement. D'autres le reçoivent d'un autre(1). Les vrais physiciens, selon Aristote, qui est l'auteur de cette distinction, doivent avoir compris qu'il y a nécessairement plusieurs principes, car le mouvement est engendré par les contraires, par le passage d'une forme à son absence : c'est le mouvement même de la substance. Les principes sont trois : la matière, la forme et la privation de forme. Aristote ne confond donc pas principe et élément, ce faisant il hausse la notion de principe au concept de matière qui manquait aux présocratiques. Dans le jeu des principes, le sujet est ce qui ne change pas et supporte la forme tout comme la privation de forme. Chez Platon, même si un concept de matière déterminée par la nécessité apparaît en plusieurs écrits platoniciens(2), la forme (idée) est dans une opposition simple à la matière. La privation de forme n'est pas distinguée de la matière et cette dernière ne peut jamais engendrer un changement intelligible, parce que ce changement est lui-même défini par Platon comme pur devenir, diversité, instabilité.

La réflexion sur les causes : l'apport de Boèce

La notion de nature étant équivoque, il est nécessaire, afin de fonder clairement le discours, d'en déterminer logiquement les différents sens. Boèce(3) (ve s.) distingue plusieurs acceptions du terme, qui seront reprises dans la tradition médiévale. Dans son sens le plus large, il désigne « toutes les choses qui sont » et qui peuvent être saisies par l'intellect. Le non-être peut être signifié (nihil), mais n'a pas de nature. Dieu est un cas particulier de cette définition, puisqu'il a une nature, mais qu'elle ne peut être connue en elle-même. L'intellect peut cependant l'appréhender selon un « certain mode », négatif, qui permet de dire de sa Nature qu'elle n'est pas corporelle ou temporelle, bien qu'aucune affirmation positive ne puisse être produite le concernant. Cette distinction de nature permet de forger au xiiie s. la double expression de nature « naturante » (naturans), origine de tout ce qui est, et « naturée » (naturata), résultant de l'acte créateur. Un sens plus restreint de nature désigne les seules substances, intellectuelles ou corporelles, ce qui permet de faire disparaître les accidents de l'ordre naturel. Ainsi, le « blanc » ou le « grand » ne sont pas des natures, faisant qu'il n'y a pas de « blanc » en soi, mais seulement des substances blanches. De ce fait, la nature désigne un ensemble de choses qui possèdent une certaine permanence, que Boèce identifie comme « ce qui peut faire ou qui peut pâtir », car les accidents n'agissent ni ne pâtissent, mais sont au contraire des effets de l'action et de la passion. Précisant ses distinctions, Boèce note que si l'on restreint le terme aux substances corporelles, il faudra dire que « la nature est le principe de mouvement par soi, non par accident ». Ainsi, le feu est naturellement porté vers le haut, et la terre vers le bas, ce qui permet de dire que, si un lit de bois tombe, c'est parce qu'il est bois, et donc terre, et non parce qu'il est lit : « d'où nous disons que le bois relève de la nature, mais le lit de l'art ». Dire « le lit de bois » ne doit pas masquer que, si « bois » est attribué à « lit » dans la proposition, c'est l'inverse dans l'ordre de la nature, car le « bois » est accidentellement « lit », il aurait pu être « table ». « Il y a encore une autre signification de “nature” : celle par laquelle nous disons que la nature de l'or est opposée à celle de l'argent : nous désirons alors indiquer le caractère propre des choses. Ce sens de nature aura pour définition : “la nature est la différence spécifique informant chaque chose” ». Dans la définition précédente, la nature désignait la matière (bois), alors que c'est ici en tant que forme que la nature est envisagée. L'or et l'argent sont deux formes du métal, ils ont donc une nature commune (métal) du point de vue de la matière, alors qu'ils ont deux natures différentes et propres (or et argent) du point de vue de la forme.

De la cause aux effets

Tout entière issue de la volonté de faire s'écrouler l'édifice aristotélicien, la science moderne n'aura de cesse que de critiquer l'idée de nature(4) grecque et latine, mais aussi de modifier substantiellement la perception de la chose, devenue phénomène. La nature cesse dès lors d'être présentée, d'un point de vue dynamique, comme principe de mouvement, mais elle devient un système de mouvements conçus comme des effets réguliers qui doivent pouvoir être décrits par des lois : l'ordre et la mesure épuisent, dans le phénomène, ce qui le faisait agir comme une cause ou comme un sujet. Lorsque dans le corpus aristotélicien et médiéval on percevait encore l'ambivalence de la notion de nature comme l'ensemble de tout ce qui est, pouvant désigner aussi bien le créé (natura naturata), le Créateur (natura naturans), ou encore l'essence des choses (natura, parfois ratio), il semble que l'on ne soit plus désormais en relation avec cette nature totale, mais avec la simple idée d'un enchevêtrement de rapports rationnels. Ce que la pensée moderne de la nature produit de réellement neuf, c'est l'hypothèse d'une nature rationalisée, maîtrisée (certains diront : domestiquée) et brusquement livrée à une maîtrise scientifique et technique qui en épuise les ressources. La nature productrice et motrice qui transparaissait dans la définition aristotélicienne devient une chose à qui l'on applique en retour le principe moteur extérieur de la tekhnè. Ce renversement opère un déplacement conceptuel dont la synthèse sera donnée par Kant.

L'idée de nature

L'approche kantienne de la nature peut être envisagée selon deux perspectives. Du côté de la production, d'une part, Kant met en relation, classiquement, l'art et la nature. Il intervient ainsi dans un débat qui est ouvert, à ce qu'il nous semble, par l'identification cartésienne de la nature et de l'art. Cette identification est rendue possible par le dévoilement d'une commune essence mécanique des « choses » produites dans l'un et l'autre champ :

« Comment on peut parvuenir à la connaissance des figures, grandeurs et mouuemens des corps insensibles [...]. Et par après, lors que j'ay rencontré de semblables effets dans les corps que nos sens aperçoivent, j'ay pensé qu'ils auoient pu estre ainsi produits. Puis j'ay creu qu'ils l'auoient infailliblement esté, lorsqu'il m'a semblé estre impossible de trouuer en toute l'estenduë de la nature une autre cause capable de les produire. A quoy l'exemple de plusieurs corps, composez par l'artifice des hommes, m'a beaucoup seruy : car je ne reconnois aucune différence entre les machines que font les artisans & les diuers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant auoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont tousjours si grands que leurs figures et mouuemens se peuuent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour estre apperceus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des Mechaniques appartiennent à la Physique..., en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. »(5).

Cette affirmation cartésienne, qui artificialise moins la nature qu'elle ne naturalise la technique, permet chez lui l'application de modèles mécaniques à la connaissance des corps complexes, organisés, que la nature produit. Le réfèrent mécanique est pertinent, il fournit des images commodes et performantes parce que précisément Descartes s'est assuré de la détermination commune de la nature et de la technique par les règles des mécaniques. On ne sait pas au juste quelle peut être l'esthétique cartésienne que Descartes ne donne pas dans ses textes, mais d'un certain point de vue, l'esthétique associée à l'époque classique – en général – ne contredit pas l'idéal d'une assimilation de l'art (et singulièrement des beaux-arts) à la peinture du vrai (celui de la nature tout comme celui des sentiments. Cette collusion de la nature et de l'art repose en son fond sur la croyance en une formation ou information de la nature par une somme de règles auxquelles notre esprit peut accéder s'il parle le langage qui est celui de la nature : la langue de la proportion, de la mesure ou de la relation adéquate (on sait depuis Il Saggiatore, de Galilée, que cette langue commune à la nature et à l'art proprement humain est la mathématique). L'imbrication de la nature et de l'art culmine dans le rationalisme de Leibniz, chez qui les productions de la nature sont machines autant que les machines produites par l'homme, à cette seule différence que dans la chose naturelle, le modèle machinal se reproduit jusque dans les parties infimes de la matière. D'une certaine façon, le schème machinal est le ressort de la construction de l'organisé et du complexe chez Leibniz. La philosophie de Leibniz règle l'organisation du naturel au moyen d'un débordement inédit du schème mécaniste :

« Je suis le mieux disposé à rendre justice aux modernes, cependant je trouve qu'ils ont porté la réforme trop loin, entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles, pour n'avoir pas eu d'assez grandes Idées de la majesté de la nature. Ils conçoivent que la différence qu'il y a entre ses machines et les nôtres, n'est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à un très habile homme, qu'en regardant la nature de près, on la trouve moins admirable qu'on n'avait cru, n'étant que comme la boutique d'un ouvrier. Je crois que ce n'est pas en donner une idée assez juste ni assez digne d'elle, et il n'y a que notre système qui fasse connaître enfin la véritable et immense distance qu'il y a entre les moindres productions et mécanismes de la sagesse divine, et entre les plus grands chef-d'œuvres de l'art d'un esprit borné ; cette différence ne consistant pas seulement dans le degré, mais dans le genre même. Il faut donc savoir que les Machines de la nature ont un nombre d'organes véritablement infini, et sont si bien munies et à l'épreuve de tous les accidents, qu'il n'est pas possible de les détruire. Une machine naturelle demeure encore une machine dans ses moindres parties [...] »(6).

Même s'il prétend séparer la nature de l'artifice bien mieux que ne l'avaient fait les modernes (qui selon lui procèdent par confusion : on reconnaît, en fait de modernes, le texte même de Descartes), la différence incommensurable qu'il introduit entre les choses qui relèvent de l'art et celles qui relèvent de la nature est immédiatement subordonnée à un schème mécanique commun. L'organique, pensé chez Descartes par réduction aux machines ou au réfèrent mécanologique, est chez Leibniz pensé par extension et diffusion de l'automatisme machinal à toutes les parties infimes du corps.

Kant a certainement médité cette critique que Leibniz fait de la réduction de toute production au seul schème mécaniste. Contre cette unité conceptuelle dont la mécanique est porteuse au sein de la pensée classique dogmatique, unité fallacieuse qui assigne en définitive à l'art dans son ensemble (tekhnè, arts libéraux tout comme beaux-arts) la tâche de retrouver, par l'usage des règles, le patrimoine naturel qu'il ne cesse de viser, contre cette promotion inouïe du pouvoir des mécaniques, Kant distingue immédiatement des régions au sein de l'activité qui consiste à produire. Une différence radicale et spécifique oppose ces « choses » dont l'affirmation cartésienne avait laissé supposer qu'elle n'étaient que la modalisation, par degrés, d'un même pouvoir poïétique :

« L'art est distingué de la nature, comme le faire (facere) de “l'agir” ou “causer” en général (agere), et le produit ou la conséquence de l'art, se distingue en tant qu'œuvre Werk (opus), du produit de la nature, [considéré] en tant qu'effet Wirkung (effectus). En droit, on ne devrait appeler art que la production par liberté, c'est-à-dire par un libre-arbitre qui met la raison au fondement de ses actions. [...]. Il n'est pas inutile de faire souvenir que dans tous les arts libéraux il faut qu'il y ait une certaine contrainte ou, comme on le dit, un mécanisme sans lequel l'esprit, qui dans l'art doit être libre et qui seul anime l'œuvre, n'aurait aucun corps et s'évaporerait complètement (par exemple dans la poésie, l'exactitude et la richesse de la langue ainsi que la prosodie et la métrique) »(7).

La dualité de l'art et de la nature (entendue comme source de production dans laquelle manque une intention ou une visée libre) recouvre celle de l'opus et de l'effectum, c'est-à-dire celle qui découpe au sein de la production, en général, une région où la chose est produite au moyen d'une opération réfléchie et une autre région où se déploie seulement une causalité aveugle. Les distinctions successives par lesquelles Kant parvient à cerner le champ restreint des beaux-arts sont révélatrices de la façon dont il saisit l'art comme problème au sein du concept général de « production ». En premier lieu l'art est distingué de la nature, du point de vue de l'introduction d'un agent réflexif dans la simple causalité.

Dans le cadre de la philosophie post-hégélienne, dont Marx est sans doute le représentant le plus éminent, l'échange permanent et dialectique entre art ou faire humain et nature se nomme le travail. C'est là retrouver le sens complet, pour tout dire romain, de l'alma mater, que de dire que la nature est à la fois ce qui permet la subsistance et engendre l'aliénation. Ainsi, pour faire contrepoids à la notion de nature qui gît sous le quadrillage structural et inconscient de l'anthropologie, il y a bien un concept de nature propre à la philosophie. Ce concept suppose que la relation entre la conduite d'une vie et la recherche de sa permanence ou de sa subsistance soient consciemment posées comme une des dimensions de la praxis humaine : qu'elle soit travail, aliénation ou poiétique, une activité proprement humaine ne peut être indifférente à la qualification et à la valeur qu'elle donne à cette nature posée en face d'elle comme un espace où peut être mise en œuvre la domestication des forces naturelles, le Gestell (mise à disposition) si décrié par Heidegger(8).

L'analyse désormais la plus répandue de la nature l'oppose de nos jours à une notion nébuleuse de « culture ». Il semble que l'on cerne bien mieux la question de la phusis, ou nature, lorsqu'on la rapporte à la catégorie générale d'« art » ou de tekhnè. La nouveauté et la profondeur des analyses de l'anthropologie structurale ont en effet conduit à brouiller quelque peu l'apport original de la philosophie proprement dite à ce débat. Il demeure vrai que la découverte d'invariants structurels à l'œuvre au sein des systèmes totémiques montrent que les limites supposées entre nature et culture(9) ne sont pas à entendre selon la lecture simpliste du progrès technique et des marqueurs traditionnels de la « civilisation ».

« La prohibition de l'inceste n'est ni purement d'origine culturelle, ni purement d'origine naturelle ; et elle n'est pas, non plus, un dosage d'éléments composites empruntés à la nature et partiellement à la culture. Elle constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle s'accomplit le passage de la nature à la culture. En ce sens elle appartient à la nature, car elle est une condition générale de la culture, et par conséquent il ne faut pas s'étonner de la voir tenir de la nature son caractère formel, c'est-à-dire l'universalité. Mais en un sens aussi, elle est déjà la culture, agissant et imposant sa règle au sein de phénomènes qui ne dépendent point, d'abord, d'elle »(10).

L'invariant permet d'élaborer un critère à partir duquel se forme le procès de culture. Mais précisément, le concept de nature, dans cette approche ethno-anthropologique, devient inapparent et inopérant, réduit à la seule catégorie d'universalité abstraite dans laquelle déjà se produisent les règles et normes d'une culture. Or il n'est pas évident que ces nouvelles approches de l'homme par les sciences dites humaines réduisent au silence la réflexion philosophique sur la nature. Car ce qui est en jeu dans la question de la nature, et qui ne concerne pas directement l'analyse structurale, c'est la valeur que l'on est en droit ou pas d'accorder à la praxis humaine. Cette praxis n'est pas entendue ici comme une structure inconsciente et fondatrice du fait humain radical, comme c'est le cas dans les travaux de Leroi-Gourhan, mais bien comme un faire humain revendiqué comme tel et qui contribue, par contraste, à la définition déterminée des contours de la nature. Par nature, ici, nous entendons donc une entité posée devant la pensée et la praxis humaine, relation dans laquelle, consciemment, se construit une idée de nature.

La prégnance de cette question est particulièrement visible dans les tentatives actuelles de personnification de la nature ou des êtres naturels. L'écologie radicale, quoique d'une façon qui est philosophiquement très dégradée, questionne cette idée de nature en montrant qu'elle contribue à instaurer les mauvaises différences : sacralisation du sujet, complicité d'une métaphysique du sujet et d'une technologie de la dévastation des ressources naturelles, massacres d'animaux au nom d'un progrès technique qui n'a de progrès que le seul nom. Quels qu'en soient les excès, la critique écologique rappelle avec force ce qui était indiqué de façon liminaire : tout questionnement philosophique de la nature passe nécessairement par une opposition qui n'est pas seulement celle de la nature à la culture, mais aussi et surtout celle de la phusis à la tekhnè.

Fabien Chareix et Didier Ottaviani

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Physique, Livre II, Ch. 1, §§ 1-6. Trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1931.
  • 2 ↑ Platon, Timée, trad. L. Brisson, GF, Paris, 1996, 52b.
  • 3 ↑ Boèce, Contre Eutychès et Nestorius, trad. A. Tisserand, in Traités théologiques, Garnier-Flammarion, Paris, 2000, pp. 67-71. Ses définitions de la nature se retrouveront dans le De ente et essentia de Thomas d'Aquin (L'Être et l'essence. Le vocabulaire médiéval de l'ontologie, qui contient les traités de Thomas et de Dietrich de Freiberg, trad. A. de Libéra et C. Michon, Seuil, Paris, 1996).
  • 4 ↑ Lenoble, R., Esquisse d'une histoire de l'idée de nature. Albin Michel, Paris, 1969, pp. 150 et suiv.
  • 5 ↑ Descartes, R., Quatrième Partie des Principes de la philosophie, art. 203 (Vrin, Paris, reprise, vol. IX – Reprint de l'éd. Adam et Tannery, Vrin, Paris, 1971).
  • 6 ↑ Leibniz, G.W., Système nouveau de la nature, Garnier-Flammarion, Paris, 1994, pp. 70-71.
  • 7 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1989, § 43.
  • 8 ↑ Heidegger, M., « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1985.
  • 9 ↑ Lévi-Strauss, C., Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983, pp. 143 et suiv.
  • 10 ↑ Lévi-Strauss, C., Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris, pp. 28-29.

→ art, culture, création, Dieu, histoire, liberté, loi, monde, mouvement, physique, technique

Philosophie Médiévale, Métaphysique, Théologie

Traduction du grec phusis, le terme latin natura possède un ensemble complexe de significations regroupant à la fois l'origine des choses, leur naissance, le fait qui les génère, la réalité dans laquelle elles surviennent, et l'ensemble de ce qui est né. La pensée médiévale, fortement imprégnée par la conception augustinienne de la nature, n'échappe pas à la complexité engendrée par la plurivocité du concept en question.

1. Essence considérée comme principe d'action. – 2. Ensemble de tout ce qui est. – 3. Ordre nécessaire du devenir du monde.

Définissant la nature comme « ce qui constitue un être dans son espèce »(1), saint Augustin n'apporte pas de grandes modifications au sens qui lui était donné dans la philosophie ancienne. De ce point de vue, la notion de nature rejoint celles d'essence et de substance « aussi, utilisant un mot nouveau dérivé du mot être, appelons-nous essence ce que la plupart du temps nous appelons aussi substance ; de même que les anciens, qui n'avaient pas ces mots, employaient pour essence et substance le mot nature »(2), Dieu étant considéré comme « une nature non pas créée, mais créatrice »(3). Il distingue ainsi trois types de natures : « Il y a une nature qui est changeable selon le lieu et le temps. C'est celle des corps. Il y a une nature qui n'est pas changeable si ce n'est du point de vue du temps. C'est celle de l'âme. Et il y a une nature qui n'est changeable ni par le lieu, ni par le temps. C'est Dieu »(4). Cette compréhension antique de la notion de nature traversera tout le début du Moyen Âge. Subissant des modifications plus ou moins importantes, elle subsistera jusqu'à l'arrivée des traductions latines des œuvres de Platon et d'Aristote aux xiie et xiiie s. Les explications de Boèce, notamment dans le cadre des controverses christologiques(5), les commentaires étymologiques d'Isidore de Séville(6), et les distinctions de Jean Scot Erigène(7), sont autant d'étapes majeures de l'évolution de la compréhension de cet aspect du concept de nature.

D'un autre point de vue, la nature peut également être définie comme l'ensemble des phénomènes et des mécanismes de tout ce qui est. Comprise comme telle, elle n'occupe que peu de place dans la pensée d'Augustin. Elle y est plutôt considérée d'un point de vue moral et religieux, n'étant comprise ni comme fondement d'une physique, ni comme principe de production et de changement des choses, mais comme volonté divine. Elle est comme un livre écrit par Dieu et par l'étude duquel la créature peut contempler son Créateur. Le symbole de la nature comme livre divin aura une portée fondamentale dans toute la tradition chrétienne, car il ne s'agit pas d'une simple analogie mais d'un parallèle fort. Toutes deux sont des livres émanant d'un seul et même auteur, Dieu, et toutes deux sont un instrument de la manifestation de son Esprit. Sa contemplation, tout comme l'interprétation des textes sacrés, constitue une technique herméneutique. Ce n'est donc pas dans sa seule consistance ontologique que la nature trouve sa signification, mais bien dans la possibilité qu'elle offre à l'homme de percevoir la volonté de Dieu. Cet aspect de la compréhension du concept de nature sera dominante jusqu'au xiie s., notamment dans le cadre des réflexions d'Isidore de Séville, de Pierre Damien, ou encore, de Jean Scot Erigène.

L'un des aspects les plus remarquables de ce que l'on a appelé la Renaissance du xiie s., se rencontre dans le changement d'attitude à l'égard de la nature. Celui-ci est rendu possible par l'arrivée de nouveaux textes en langue latine : au premier plan le Timée de Platon, traduit par Chalcidius, mais aussi plusieurs traités d'alchimie, de médecine, d'optique, d'astronomie, d'astrologie, etc. La nature acquière une consistance jusqu'alors inconnue en tant que principe et pouvoir générateur. Ainsi, Thierry de Chartres(8) donne de la Genèse une lecture purement physicienne où l'action de Dieu se limite à la création des éléments et où le dynamisme propre aux causes secondes suffit à expliquer l'apparition des différents êtres par communication de la chaleur (cf. Solère, p. 970), Guillaume de Conches qui comprend le monde comme un organisme dans lequel les éléments sont en interaction, Dieu étant « natura artifex »(9) ou Guillaume de Saint-Thierry qui propose une interprétation du cosmos comme un tout vivant et organique(10). C'est dans ce contexte que la physique va acquérir la dignité d'une science, préparant ainsi à l'arrivée, au xiiie s., des œuvres de philosophie naturelle d'Aristote.

La définition du concept de nature que propose Thomas d'Aquin est, d'un point de vue ontologique, représentative de la compréhension de cette notion par les auteurs du xiiie s. Elle est avant tout principe d'action : « On appelle également cette essence forme, car la nature déterminée de chaque chose est signifiée par la forme. On désigne aussi cela par un autre nom, à savoir celui de nature [...], en tant que nature dénote tout ce qui peut être compris par l'intellect de quelque manière que ce soit. Car une chose n'est intelligible que par sa définition et par son essence [...]. Cependant le terme nature réfère plutôt à l'essence d'une chose, en tant qu'elle est ordonnée à l'opération propre de la chose »(11). Si la plupart des penseurs s'entendent autour de cette définition, bien des distinctions vont naître au sein même de cette notion lorsque celle-ci sera mise en rapport avec les concepts de grâce ou de personne.

M.-A. Gesquière et Michel Lambert

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Augustin, De mor. eccl. cath. 2, 2.
  • 2 ↑ Ibidem.
  • 3 ↑ Id., De Trin. XV, 1.
  • 4 ↑ Id., Lettres, 18, 2.
  • 5 ↑ Boèce, Liber de persona et duabus naturis, 1 : Natura quid sit.
  • 6 ↑ Séville, I. (de), Étymol. 11, 1, 1.
  • 7 ↑ Scot Erigène, J., De divisione naturae, I, 1, 441A.
  • 8 ↑ Chartres, T. (de), Tract. De sex dierum operibus.
  • 9 ↑ Conches, G. (de), Philos. I, 13.
  • 10 ↑ Saint Thierry, G. (de), De erroribus Guilelmi de Conchis.
  • 11 ↑ Aquin, Th. (de), De ente et essentia, I.
  • Voir aussi : Grant, E., La Physique au Moyen Âge, vie-xve s., PUF, Paris, 1995.
  • Koyama, C. (éd.), Nature in Medieval Thought : some Approaches East and West, Brill, Leiden-New York-Cologne, 2000.
  • Solère, J.-L., art. « nature » in Dictionnaire du Moyen Âge, PUF, Paris, 2002.
  • Zimmermann, A. & Speer, A. (éd.), Mensch und Natur im Mittelalter, W. de Gruyter, Berlin-New York, 1992.

→ création, déterminisme, Dieu, essence, monde, origine, univers

Philosophie Moderne

Le xviie s. introduit une rupture fondamentale dans la représentation de la nature. De l'Antiquité au Moyen Âge, ce sont des critères esthétiques, moraux, religieux ou purement sensibles qui guidaient sa compréhension : en somme, des critères anthropocentriques. Désormais, par le détour de la physique mathématique, l'esprit prétend accéder au point de vue absolu, celui qui permet de comprendre et de refaire la nature comme Dieu l'a conçue et créée. Galilée(1) le premier conteste l'héritage aristotélicien et évoque une nature, de fait, soustraite au finalisme anthropocentré, mais dont les intimes principes sont, en droit, accessibles à l'intellect humain. « Le livre de la nature est écrit en caractères géométriques ». Cette nature n'est pas familière, ne se livre pas aux sens, elle est pensée selon des principes. Descartes(2) écarte la « Déesse », la « puissance imaginaire », pour réduire la Nature à « la Matière même », purement géométrique, sans qualités, que Dieu crée mais qu'il se contente de conserver dans des lois intangibles. Le paradigme mécanique, seul, suffit à expliquer la figure du Monde. La Nature, quantité de mouvements invariables régie par un mécanisme universel, peut prendre toutes les formes possibles, et passe donc par la forme du monde qui est le nôtre(3), échappant aussi bien au hasard qu'aux causes finales.

Une recherche scientifique systématique est prônée, qui rendra les hommes comme « maîtres et possesseurs de la nature »(4), selon l'expression fameuse de Descartes. Dès le début du siècle, l'Anglais Bacon dresse un programme systématique d'exploration de la nature, qu'il soumet au pouvoir politique. La science doit être collective et opératoire, fondée sur des expériences pratiques, car « on ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant »(5). Il s'agit de « perfectionner la nature »(6), de créer des « merveilles naturelles »(7) profitant à l'homme. La nature n'est plus dogmatiquement anthropocentrée ; dans son abstraction nouvelle, elle se tient à la disposition de l'homme. Aux yeux de Bacon, la voie techno-scientifique ouvre même un chemin de rédemption après le péché originel. L'homme a le devoir de renouer avec la Création en contraignant la nature à satisfaire à ses besoins.

Alors que triomphe le mécanisme universel, s'élabore dans la pensée de Spinoza(8) une conception de la nature qui allie l'abandon du finalisme et une vision unifiée et spontanée de l'être. Le monisme spinoziste rejette en effet le dualisme cartésien : étendue et pensée ne sont que des attributs d'une substance unique, Dieu ou encore la Nature (Deus sive Natura). La distinction n'est ici que verbale, Dieu étant cause immanente de toute chose. En tant que Nature, Dieu est aussi bien puissance d'exister (Natura naturans) qu'ensemble des existences déterminées (Natura naturata), donc également matière. En tant que divine, la Nature est soumise à un déterminisme strict qui régit aussi bien la pensée que la chute des corps, et assure l'intelligibilité du réel. Dieu et la Nature s'identifiant, il ne saurait plus y avoir de création ni de modèle, à la façon du démiurge platonicien. Les existences naturelles se produisent avec la même nécessité que Dieu se produit lui-même.

Dalibor Frioux

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Seuil, Points, Paris, 1992. L'ouvrage paraît en 1632. Voir notamment §§ 203, 540, 541.
  • 2 ↑ Descartes, R., Le Monde ou Traité de la lumière, Garnier-Flammarion, Paris, 1988. Écrit de 1629 à 1633, le traité du Monde ne paraît qu'en 1677.
  • 3 ↑ Descartes, R., Les Principes de la Philosophie, III, 47.
  • 4 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode, VI.
  • 5 ↑ Bacon, F., Novum Organum, aph. 3, PUF, Paris, 1986.
  • 6 ↑ Bacon, F., Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II, Gallimard, Paris, 1991.
  • 7 ↑ Bacon, F., La Nouvelle Atlantide, Garnier-Flammarion, Paris, 1995.
  • 8 ↑ Spinoza, B., Éthique, I. Ouvrage posthume publié en 1677.

Physique

Ensemble des processus réels, dont la rationalité fonde analogiquement l'objectivation physico-mathématique. Les lois de la nature sont le fondement de la physique classique et de la relativité, mais la mécanique quantique impose une révision des interprétations ontologiques.

La physique classique périme la phusis qualitative : ses concepts quantitatifs s'identifient progressivement à une classification naturelle(1). La relativité restreinte est réaliste : le principe de relativité postule que les lois de la « nature » sont les mêmes, quel que soit l'état du référentiel considéré(2). L'horizon temporel (la finitude de c) manifeste l'antériorité de la nature sur toute métaphysique de la simultanéité absolue : il n'existe pas d'« instants vastes comme le monde » (Eddington)(3). La relativité générale « désubstantialise » la nature : la masse devient fonction de la vitesse (E = mc2), les champs se substituent aux individus et aux forces. La relativisation virtuelle des équations correspond à une détermination plus précise des potentialités naturelles : « La Physique est plus qu'une pensée abstraite, c'est une pensée naturée. »(4).

La mécanique quantique renonce à l'analogie entre mesures (fonctions d'ondes) et entités naturelles, car ces représentations ontologiques sont contingentes (onde ou corpuscule suivant le contexte expérimental). Le déterminisme naturel concerne l'état d'un système de potentialités, et non la localisation d'une réalité individuée dans l'espace-temps. Les lois physiques paraissent provenir alors d'une nature absurde(5), d'un effacement de l'opposition sujet-objet(6) ou de catégories de l'esprit(7). La préindividualité quantique implique de « modaliser », de distinguer et d'articuler, en fonction des contraintes épistémologiques, potentiel et actuel : la microphysique n'objective pas seulement la nature, elle en actualise les potentiels. L'intelligibilité de la nature est l'enjeu essentiel de la (méta)physique.

Vincent Bontems

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Duhem, P., La théorie physique, Vrin, Paris, 1993.
  • 2 ↑ Balibar, F., Galilée, Newton lus par Einstein, PUF, Philosophies, Paris, 1990.
  • 3 ↑ Merleau-Ponty, M., La nature, Seuil, Paris, 1995, p. 153.
  • 4 ↑ Bachelard, G., Études, Vrin, Paris, 1970, p. 24.
  • 5 ↑ Feynman, R., La nature de la physique, Seuil, Paris, 1980.
  • 6 ↑ Heisenberg, W., La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, Paris, 2000.
  • 7 ↑ Bitbol, M., L'Aveuglante Proximité du réel, Flammarion, Paris, 1998.

→ événement, physique, quantique




nature naturante / naturée

Philosophie Moderne

Distinction spinoziste.

Spinoza distingue deux ordres de la nature, confondue avec Dieu(1). La nature naturante est la substance infinie dans laquelle se produisent les modes finis qui forment la nature naturée, c'est-à-dire l'ensemble des êtres naturels. Ainsi se trouve expliquée la relation entre le principe d'engendrement et le produit de ce principe dans le monde, conformément à l'indétermination d'un concept général de nature entendu comme une simple désignation du monde.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Spinoza, B., Éthique, in Œuvres, éd. C. Appuhn, Garnier, Paris, 1965.



état de nature


Dans son usage politique, notion thématisée par Hobbes, puis reprise par les philosophes et les juristes qu'on rattache à l'école du droit naturel moderne.

Philosophie du Droit, Politique

Situation où se trouveraient les hommes en l'absence de pouvoir politique. On peut ajouter d'autres conditions (absence de vie civilisée ou même de toute société entre les hommes).

Pour F. Suarez et Grotius, l'état de nature était la situation de l'homme privé de toute aide de la grâce divine : la fiction sépare ce qui est naturel (l'éthique et la religion auxquelles on parvient par la seule raison) et ce qui provient d'une intervention surnaturelle de Dieu dans l'histoire (la religion révélée)(1).

Hobbes imagine la situation où se trouveraient des hommes privés de toute organisation politique(2). Les hommes ont toujours bâti des édifices politiques imparfaits. Pour construire un État rationnel, et démontrer ainsi les principes du droit politique, il faut faire place nette, dissoudre en pensée la société politique.

La fiction et l'histoire

Pour Hobbes, les passions naturelles se manifestent dans toutes les sociétés historiques, mais, pour démontrer le droit politique, il faut écarter l'histoire : l'état de pure nature est la situation fictive où tout lien de sujétion, même celui qui existe entre l'enfant et l'adulte qui le protège, est éliminé. Cela laisse libre cours aux désirs indéfiniment renouvelés, à une compétition où chacun cherche à augmenter son pouvoir en mobilisant à son profit le pouvoir d'autrui, à un état d'hostilité qui détruit la société et la civilisation. De cet état de guerre de chacun contre tous, Hobbes propose des images approchées, empruntées à ce qui était à l'époque tenu pour historique : le conflit entre Caïn et Abel, la situation des sauvages qui ne connaissent pas d'autre gouvernement que celui de petites familles, la guerre civile, la « guerre froide » entre les États.

Tout en reprenant cette conception de la démonstration génétique du droit politique, Pufendorf(3), Locke(4) et Rousseau(5) modifient le rapport de la fiction à l'histoire. Pufendorf se donne un homme privé de l'aide de ses semblables : ce qui était pour Hobbes une conséquence de l'absence d'État (la destruction de la civilisation) est intégré à l'hypothèse initiale. Locke décrit une première phase de l'état de nature (le communisme primitif), où le travail se réduit à la chasse et à la cueillette. Rousseau imagine un homme proche de l'animal, privé de tout commerce régulier avec ses semblables. Condition d'une découverte de la nature humaine débarrassée de tout ce dont la civilisation l'a recouverte, l'état de nature devient le point de départ d'une histoire hypothétique de l'humanité.

Le droit naturel

Hobbes part des passions, de leur jeu étranger au bien et au mal, et calcule ensuite les moyens et les règles (le droit naturel, puis les lois naturelles) qui permettent de poursuivre le jeu en toute sécurité. Pufendorf et Locke redonnent à la loi naturelle son sens éthique et religieux : dès l'état de nature, les hommes ont des droits, parce qu'ils ont des obligations envers Dieu et envers leurs semblables. Rousseau juge la réduction hobbésienne du droit naturel encore insuffisante. À l'homme naturel, il enlève la pratique du calcul rationnel et parvient à un être gouverné par sa sensibilité, dont l'humanité (la capacité de choisir et de se perfectionner) est seulement virtuelle.

État de guerre ou état de paix

Pufendorf et Locke cherchent à éviter la réduction de l'état de nature à l'état de guerre, qui les contraindrait à accepter l'idée d'une nature humaine étrangère à la moralité. Ils doivent cependant accepter en partie la thèse de Hobbes : sans risque de guerre, on ne voit pas pourquoi la loi naturelle nous commanderait de créer des sociétés politiques. Il faut donc admettre que la loi naturelle est impuissante devant les passions quand ces dernières la contredisent ; par exemple, lorsque l'appropriation privée des terres développe l'inégalité (Locke).

Rousseau régresse en deçà de l'état de guerre, qui implique toujours, comme chez Locke, la propriété privée et les passions de l'homme civilisé : un être proche de l'animal, incapable de prévoyance, sans relation durable avec ses semblables, peut user ponctuellement de la violence, il n'est pas avec eux dans un « état » permanent d'hostilité.

Jean Terrel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Sur le système de la pure nature chez F. Suarez, voir Lubac H. (de), Surnaturel : études historiques, chap. 5, Desclée de Brouwer, Paris, 1991. Pour Grotius, le Droit de la guerre et de la paix (1625), II, chap. 5, § 9 et 15, trad. Barbeyrac (1724), Centre de philosophie politique et juridique, université de Caen, 1984.
  • 2 ↑ Hobbes, T., The Elements of Law Natural and Politic (1640), I, chap. 14, Oxford University Press, Oxford, 1994 ; De Cive (1642), chap. 1, trad. Sorbière (1649), Garnier-Flammarion, Paris, 1982 ; Leviathan (1651), chap. 13, trad. Tricaud, Sirey, Paris, 1971.
  • 3 ↑ Pufendorf, S. (von), le Droit de la nature et des gens (1672), I, chap. 1, § 7 ; II, chap. 2, trad. Barbeyrac (1706), Centre de philosophie politique et juridique, université de Caen, 1987 ; les Devoirs de l'homme et du citoyen, trad. Barbeyrac, Centre de philosophie politique et juridique, université de Caen, 1983-1984.
  • 4 ↑ Locke, J., le Second Traité du gouvernement (1690), chap. 2-5, trad. Spitz, PUF, Paris, 1994.
  • 5 ↑ Rousseau, J.-J., Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, « Que l'état de guerre naît de l'état social », in Écrits sur l'abbé de Saint-Pierre, OC, III, Gallimard, Paris, 1964.

→ droit, état, guerre, histoire, homme, nature, naturalisme, passions, société




La nature a-t-elle des droits ?

Le sujet de droit est, selon la définition la plus restrictive, un sujet capable de revendiquer ses droits, doué de pensée, de volonté et de responsabilité, il voit, par le moyen du droit, sa puissance étendue de son corps propre aux objets (éventuellement naturels) dont il peut faire légitimement la preuve qu'il les possède. C'est l'existence d'une sphère du propre, qui est au fondement de l'appropriation puis de la propriété, le sujet – de pensée comme de droit – parvenant ainsi à inscrire dans l'extériorité les marques de ce qu'il possède et croit maîtriser initialement : le moi. Si l'on s'en tient à cette approche de la subjectivité qui mêle les déterminations de la rationalité et du droit, on ne voit pas très bien comment on pourrait conférer à la nature, toujours extérieure à elle-même selon l'approche classique, le moindre droit.

C'est pourtant ce qui est en jeu lorsqu'on étend la définition du sujet de droit aux êtres qui ont la sensibilité et la souffrance en partage. Les revendications actuelles d'un droit pour l'animal(1) vont en ce sens en exigeant du droit qu'il cesse de sanctionner le primat de la pensée qui pèse, décide ou revendique. La question des droits de la nature ne saurait être pensée qu'à l'intérieur de ce glissement qui transforme la nature même du droit : d'objet de prescription ayant une relation à l'obligation morale, il devient un simple règlement qui énoncerait les interdits que ceux qui sont capables de les comprendre observeraient face à ceux qui ne le peuvent pas. Le droit ne serait plus la détermination perfectible des relations entre socios mais une improbable somme de règles de bonne conduite à l'usage des relations entre les espèces. De nombreuses difficultés surgissent, qui interrogent ce « droit » que notre époque fait de plus en plus valoir comme la nécessaire prise en compte d'une nature oubliée par le progrès technique. En premier lieu, qui veillera à ce que tous les être naturels respectent ce droit, lorsque le comportement alimentaire structure la nature en prédateurs et en proies ? Il n'y a pas de justice naturelle, mais un équilibre d'ensemble qui se soucie fort peu de savoir qui souffre, et comment porter remède à cette souffrance.

L'impasse naturaliste

Nul ne saurait méconnaître le profond ancrage dans la pensée occidentale, des rapports entre nature et droit. La doctrine de Thrasymaque(2), ou le discours de Calliclès, dans le Gorgias(3), font, chacun en son propre genre, droit à une pensée où toute puissance est affirmée fondée en nature, contre l'institution de l'ordre politique dans lequel la loi naturelle s'inverse et donne libre cours à une subversion contre-nature. C'est par une même ruse que les faibles inventent les lois, contre l'ordre naturel : « le malheur est que ce sont, je crois, les faibles et le grand nombre auxquels est due l'institution des lois »(4). C'est à une même représentation de la nature que Nietzsche puise ses conclusions quant à l'imposture de la connaissance et de ses lois dans l'opuscule Mensonge et vérité au sens extra moral, inséré dans le Livre du philosophe(5). La chose est remarquable dans la mesure où il existe relativement peu de textes de Nietzsche où la « robustesse » et la « force » renvoient explicitement à la nature. Ces notions désignent plutôt, dans l'ultime philosophie, et en particulier dans certains passages rebattus de la Généalogie de la morale(6), passages relatifs à la « brute blonde germanique » le caractère audacieux du tempérament aristocratique, une figure humaine où toute trace d'attachement naturel à la vie et à sa subsistance se trouve reléguée à l'arrière-plan.

Droit et puissance

Selon un axe naturaliste, tout droit est dévolu, en son fondement originaire, à la puissance naturelle. Si l'on analyse attentivement les arguments déployés par Socrate dans le Gorgias, il convient de dire que l'artificialisme des partisans de l'État ne repose pas sur d'autres fondements que ceux du naturalisme. Il s'agit en effet de bannir la puissance et la force individuelles en construisant une totalité concrète, l'État, qui par sa dimension collective démultiplie la force et peut ainsi la faire valoir dans le jeu même des forces naturelles, comme insurmontable. La contradiction de l'État repose ici dans le fait que pour s'affranchir de l'ordre de la nature et construire une entité politique dont les lois sont édifiées en vue du bien commun (Calliclès dirait : en vue de protéger les plus faibles), il faut effectivement construire une puissance mesurable selon les critères mêmes de la nature. De ce point de vue, la définition de la nature comme source du droit demeure vraie, qu'on la prenne dans le contexte philosophique du naturalisme, ou que l'on se trouve, au contraire, du côté des philosophies du pacte social. On ne renverse l'ordre naturel qu'en s'y conformant. Cette conséquence se trouve jusque dans certains aspects de la philosophie politique de Spinoza. Chacun entre en effet en société en conservant sa puissance propre. C'est en effet de cette puissance individuelle qu'est faite celle de la collectivité.

La nature ne saurait donc posséder des droits, puisque c'est le mot même de droit qui puise toute sa signification dans l'ordre d'une puissance naturelle qu'aucune convention ne saurait effacer.

La perspective chrétienne permet de montrer toute l'ambivalence des rapports entre l'homme et la nature. La position de l'Église catholique sur le sujet permet de nuancer cette inférence. On trouve en effet dans la tradition chrétienne un creuset d'inspirations contradictoires, dont il ressort tout à la fois une certaine bienveillance pratique envers l'animal et une hégémonie théorique de l'homme qui a, de l'animal, la « gérance » (Genèse 2, 19-20 et 9, 2 : Dieu a laissé les animaux à la « gérance » de « celui qu'il a créé à son image »), en tant que figura Dei. Henry Salt(7), l'un des pionniers du droit pour la nature, ne se prive pas, par exemple, de faire référence à saint François : ce faisant il valorise un seul des enseignements de l'Église, celui de la bénignité, contre l'affirmation du principe général de domination de l'homme, seul capable d'accéder spirituellement à la Bonne Nouvelle. Le Septième commandement entre en effet en dissidence avec ce principe général, en lui opposant cet autre impératif selon lequel il faut respecter l'intégrité de la Création. La notion de « bien commun » de l'humanité, passée, présente et à venir (on sait que l'humanité est solidaire en toutes ses générations successives, jusqu'à la Rédemption globale) est alors appliquée aux plantes et aux animaux(8). L'ordre naturel, exprimé par l'ordre des six jours (du plus au moins parfait : « un homme vaut plus qu'une brebis », Matthieu, 12, 12.) qui place l'homme au sommet de la hiérarchie des créatures est tempéré par la nécessité de préserver intègre la Création elle-même. La bienveillance à l'égard des animaux, commandée par le principe d'intégrité, est néanmoins sévèrement mise en cause par la tradition vétéro-testamentaire. Ce qui est réglé en premier lieu, venant en ce sens juste après les Lois mosaïques, c'est la propriété des animaux, ainsi que ses règles invariables (Exode, 21 et 22. Voir aussi dans le Lévitique, 11, la définition des animaux impurs et en 22 : 24 à 26, les « règles pour choisir les victimes des sacrifices »). Le corps animal est en bien des rencontres, au service du corps spirituel. La bénignité ne dément donc pas une ferme et unilatérale relation d'ordre entre hommes et animaux. Cette relation s'étend ainsi à la nature entière.

La nature des modernes : Descartes et l'animal-machine

Il n'est donc pas philosophiquement raisonnable de tenir la légitimité d'un droit de la nature qui méconnaisse, y compris dans le cas épineux de l'animal doué de sensibilité, son statut d'objet. L'urgence d'une protection de la nature a donné naissance à la notion parfaitement exacte de « patrimoine » naturel. Le patrimoine est ce que l'on préserve et conserve. Il n'est nul besoin d'exiger la refonte du droit pour parvenir à cette fin, puisque le droit, n'étant pertinent que dans le cadre d'une relation symbolique où tous les sujets sont impliqués (le droit des contrats s'effondre sans cette notion de réciprocité symbolique), ne peut pas se réduire à une simple injonction de respect envers la vie. Dans cette affaire, une approche sérieuse ne peut manquer de passer pour cruelle envers les bêtes puisque, contrairement aux atolls ou à toute autre forme d'écosystème érigé en patrimoine naturel, celles-là peuvent manifester leur douleur. On se trouve ici dans le même contexte que celui qui a fait passer Descartes pour le grand contempteur de la vie, celui par qui le mal est arrivé. Le mot de Descartes, « se rendre comme maître et possesseur de la nature »(9), a été hâtivement assimilé à un acte d'expropriation de la nature au profit de l'homme alors qu'il n'est qu'une déclaration épistémologique.

Il convient de réinterpréter le modèle cartésien du vivant, source putative de toutes les dérives de la sciences moderne, comme plus déterminé par les exigences internes de la science des corps que par la nécessité de penser l'unité âme / corps qu'est l'homme comme première dans le monde. Cette relecture permet de conclure que la maîtrise dont il est question n'est pas en premier lieu une maîtrise technique du monde, ou par suite une possession telle que celle que donnerait l'affirmation des droits naturels, mais plutôt l'invitation à penser et à donner une meilleure connaissance du corps en général, c'est-à-dire, de son corps en particulier. C'est de ce type de conservation dont il est question ici : Descartes n'est pas le chantre d'une science débridée qui ferait sienne le slogan d'un assèchement du corps (devenu étranger au monde de la vie), il invite au contraire à découvrir la puissance propre du corps, il en sonde l'inépuisable complexité et la richesse insigne. Posséder et conserver ici, c'est seulement bien connaître pour bien vivre.

Ce n'est pas le texte de Descartes que l'on vise lorsque l'on mécomprend son invitation à se réapproprier le corps, qui forme toute la fin du Discours de la Méthode, mais c'est le pré-texte d'une figure dont le mérite (ou le tort) aura été d'incarner cette mécanique imaginative qui ouvre en effet le vivant au regard scientifique en l'annexant aux propriétés des corps en général. La vie n'est plus à penser sous la forme magique d'une animation spontanée. Mais elle n'est peut-être pas non plus, chez Descartes, la victime de la science en marche. Le décalage chronologique entre la promotion de la science des corps inanimés et celle des corps animés montre bien que l'on est, dans les années 1640, au cœur d'une vaste entreprise d'expérimentation qui ne prendra forme qu'au siècle suivant. Possédant des outils limités, Descartes prend néanmoins le risque de l'unification théorique, déplorant souvent le manque de connaissances factuelles. Ce que la résurgence contemporaine du vitalisme ne peut supporter, c'est paradoxalement la persistance de postures mécanistes dans l'histoire de la biologie et de la médecine. Ce qui demeure, c'est au fond ce principe unique de conservation : tous les corps sont ouverts à l'investigation scientifique.

Il est bien révolu le temps de Calliclès et de Gorgias, celui où l'on pouvait agiter sous les yeux de Socrate la menace d'une revanche de la nature : foulée aux pieds par l'art politique consistant à intégrer, au sens mathématique, les petites forces individuelles de ceux qui avaient tout à craindre des forces naturelles, toute légitimité est comme soustraite de la puissance naturelle. La technique, prise en elle-même, n'invite certes pas l'homme moderne à se défausser de toute réflexion éthique sur le renversement théâtral subi par la relation de l'homme à la nature. Le problème des rapports entre nature et droit est réapparu de nos jours, certes, mais cette fois-ci avec la nature elle-même dans le rôle de requérant juridique. Le faible que l'art politique doit désormais inclure dans le contrat – dont Michel Serres voudrait qu'il soit « naturel »(10) – c'est la nature elle-même, battue en brèche dans son pouvoir nourricier, sans cesse contrée par la puissance productrice de l'artifice technique, et finalement promise à une agonie certaine sous les effets conjugués de la pollution, de la déforestation, de l'extinction des espèces ou des énergies non-renouvelables. La science galiléo-cartésienne, qu'une tradition tenace, nourrie par les imprécations vaticinantes de Heidegger(11) et relayée par la dé-construction hâtive de quelques auteurs post-modernes, aurait pu nous faire haïr, ne saurait être le point de départ d'une revendication absurde de droits pour la nature. Soit on admet que le droit procède tout entier du jeu originaire des forces naturelles, soit on décide de subjectiver le droit au point de lui attacher une valeur proprement humaine, irréductiblement liée à l'activité pensante. Dans ces deux cas, l'idée d'un droit pour la nature est absurde, et il convient, face aux menaces réelles ou supposées qui font des ressources naturelles un patrimoine agonisant, de mener une critique des politiques scientifiques qui ne soit pas la sempiternelle rengaines des dé-constructeurs de science. Protéger, déterminer une stratégie globale de sauvegarde écologique(12) n sont des programmes dont l'urgence ne justifie en rien la création d'un « contrat naturel » ou d'un droit spécialement ajusté à une nature érigée en sujet de droit. Thrasymaque est devenu aujourd'hui inaudible, tant la revendication naturaliste, autrefois fondée sur la puissance de la nature, doit prendre en compte son essentielle faiblesse.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Singer, P. et Cavalieri, P. (éds), The Great Ape Project : Equality beyond Humanity, Londres, 4th Estate, 1993 ; Regan, T., The case for animal rights, Routledge, 1984.
  • 2 ↑ Platon, République, Livres I et II. Trad. E. Chambry, Les Belles Lettres, Paris, 1948.
  • 3 ↑ Platon, Gorgias, trad. par A. Croiset, Les Belles Lettres, Paris, 1997.
  • 4 ↑ Ibidem, 483b.
  • 5 ↑ Nietzsche, F., Le Livre du philosophe, IIIe partie, Aubier Bilingue, Paris, 1969.
  • 6 ↑ Nietzsche, F., La généalogie de la morale, Première dissertation, « Bon et méchant, Bon et mauvais », § 11, Gallimard, Paris, 1971 ; rééd. Folio, 1985, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien.
  • 7 ↑ Salt, H., Droits des animaux, Welter, Paris, 1914, p. 107.
  • 8 ↑ Catéchisme de l'Église catholique, Vatican II, Mame / Plon, Paris, 1992, § 2415, p. 597.
  • 9 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode, VIe partie, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, 12 vols, et un suppl., Vrin, Paris, 1964.
  • 10 ↑ Serres, M., Le contrat naturel, Françoise Bourin, Paris, 1990.
  • 11 ↑ Heidegger, M., Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1986.
  • 12 ↑ Chareix, F., « L'animal, entre personne et chose ? » in Revue de Synthèse, 4 (oct.-déc. 1999) 4, pp. 511-544.