guerre

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du francique werra, « bataille ».

Politique

Affrontement armé engageant des rassemblements d'hommes dans une épreuve violente destinée à établir une suprématie.

Bien qu'elle ait très tôt servi à désigner métaphoriquement tous les types de conflit (à commencer par la discorde conçue comme principe même de l'être(1)), la guerre dans son sens le plus propre implique l'expérience de la mort collective, c'est-à-dire aussi bien l'épreuve de la possibilité permanente de la mort violente pour soi, que l'épreuve de la nécessité permanente de la mort infligée à autrui. En plongeant ainsi les hommes dans l'élément même de leur finitude, tout en leur offrant brusquement la maîtrise paradoxale de la vie d'autrui, la guerre est très tôt saisie comme un des lieux où se déterminent l'expérience et l'idée de la vertu.

La guerre pose alors le problème de la confrontation des vertus civiles et des vertus militaires, illustré dans la tragédie grecque par le thème du retour des héros de la Guerre de Troie : les héros, qui ont démontré leur excellence militaire sur le mode de l'excès, ne parviennent pas à se plier aux règles de la vie de la cité fondée sur la mesure (l'Ajax de Sophocle en donne un bon exemple). À Rome, c'est l'idée de république qui permet de penser la conjonction des deux ordres de vertu : la conduite de la guerre est alors conçue comme l'épreuve de l'expérience politique, et le service militaire fait partie des devoirs attachés à la citoyenneté. L'idée de milices populaires joue le même rôle dans le républicanisme italien de la Renaissance ; ainsi chez Machiavel, dont L'Art de la guerre se donne pour tâche de rehausser les vertus militaires au rang de vertus civiques(2).

Il semble que la pensée politique moderne choisisse une voie inverse en concevant l'État comme nécessairement destiné à assurer la paix (reprenant ainsi l'ancienne analogie de l'unité organique de la cité). L'État est même directement construit contre l'état de guerre de chacun contre chacun qui caractérise l'homme prépolitique(3). Mais cette fiction d'une naturalité belliqueuse sert en réalité simplement à naturaliser la guerre en la réduisant à la violence sauvage. En refusant cette thèse, Rousseau plaide aussi pour que la guerre soit comprise dans un sens purement humain, c'est-à-dire civil, et non pas subrepticement hypostasiée(4) : la guerre n'est pas la loi même du monde, elle est l'acte déterminé d'une puissance publique. Il n'y a proprement guerre qu'entre des États, ce qui permet de montrer que le « droit de la guerre » n'aliène pas un vaincu à son vainqueur, puisque la qualité de vaincu et de vainqueur n'est pas dans les hommes mais dans les appartenances civiles (l'idée de « guerre privée » est « contraire à toute bonne policie »(5)).

La guerre demeure pourtant le creuset des vertus des peuples, et l'épreuve collective de la mort continue de forger le sentiment d'appartenance. Plus d'un siècle avant qu'une génération intellectuelle ne trempe sa conception de la communauté dans les tranchées (en un héraclitéisme ravivé dont témoigne Heidegger(6)), Kant pointe ce caractère sublime de la guerre, et ravive ainsi le paradoxe de la vertu des armes(7). Cependant ce n'est plus désormais aux vertus civiles que les vertus militaires s'opposent, mais au commerce. Ce déplacement est décisif : si Kant conserve l'idée que la guerre produit la vertu tandis que le commerce l'affaiblit, c'est pour fonder tout aussitôt sur ce commerce l'espoir d'une paix perpétuelle(8), qui passerait ainsi nécessairement par l'affaiblissement collectif de la vertu, désormais conçu comme une nécessité intrinsèque du processus de civilisation. La condamnation de la guerre pour des raisons seulement morales constituerait ainsi un des témoins de la dégradation indispensable de la politique(9).

Le seul critère politique permettant alors de fonder une conception de la guerre comme lieu de la vertu serait le concept de « guerre d'indépendance » : dans une telle guerre, qui retrouve l'exigence machiavélienne d'une armée populaire, la guerre n'est que l'acte d'un peuple libre défendant sa liberté. La force de ce dernier modèle tient à ce qu'il est capable de décrire l'ultime recodage des figures de la guerre à l'intérieur même de celles du commerce, dont les développements marchands constitueraient le véritable foyer de l'aliénation (dans ce sens, « l'organisation de la guerre est antérieure à celle de la paix »(10), mais dans un sens qui n'est plus celui de Hobbes). Dès lors il devient possible de percevoir le « combat ininterrompu » qui constitue la véritable essence de l'histoire du pouvoir. Lorsque Clausewitz affirmait que la guerre, c'était la politique continuée par d'autres moyens, il ne faisait peut-être au fond qu'inverser un jugement plus profond : « la politique, c'est la guerre continuée par d'autres moyens »(11).

Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Heraclite, Fragments (en particulier B liii et B lxxx), tr. J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988, pp. 158 et 164.
  • 2 ↑ Machiavel, N., L'Art de la guerre (1521), tr. Ch. Bec, dans les Œuvres, Laffont, Paris, 1996, pp. 471 sq. ; sur l'idée d'armées composées de citoyens, voir Le Prince (1513), ch. xii-xiv, tr. J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, Seuil, Paris, 2000, pp. 114-135.
  • 3 ↑ Hobbes, Th., Le Léviathan (1651), tr. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971, pp. 124-127.
  • 4 ↑ Rousseau, J.-J., L'état de guerre (ca. 1757), Œuvres Complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. iii, 1964, pp. 601 sq.
  • 5 ↑ Rousseau, J.-J., Du contrat social (1762), I, 4, Œuvres Complètes, vol. iii, pp. 357-358.
  • 6 ↑ Heidegger, M., Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin (1934-1935), « Germanie », ii, § 10, tr. F. Fédier, Gallimard, Paris, 1988, en particulier pp. 117-124.
  • 7 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 28, tr. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1989, pp. 100-101.
  • 8 ↑ Kant, I., Projet de paix perpétuelle (1795), II, 1er supplément, tr. J. Gibelin, Vrin, BTP, Paris, 1988, pp. 43-48.
  • 9 ↑ Tocqueville, A. (de), De la démocratie en Amérique, IInd livre (1840), iii, ch. 22-28, GF, Paris, 1981, vol. II, pp. 325-350.
  • 10 ↑ Marx, K., Introduction générale à la critique de l'économie politique (1857), tr. M. Rubel et L. Evrard (1965), repris dans Philosophie, Gallimard, Paris, 1994, p. 482.
  • 11 ↑ C'est l'hypothèse que formule M. Foucault, « Il faut défendre la société » (1976), cours II et III, Gallimard-Seuil, Paris, 1997, pp. 21-53.
  • Voir aussi : Alain, Mars ou la guerre jugée (1921), Gallimard, « Folio », Paris, 1995.
  • Castoriadis, C., Devant la guerre, Fayard, Paris, 1981.
  • Clausewitz, C. (von), De la guerre (1832-1834), tr. D. Naville, Minuit, Paris, 1995.

→ droit, état, état de nature, force, pouvoir