naïf
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin nativus. En anglais : naive : en allemand : naiv.
Notion à la fois esthétique et morale, la naïveté joue un rôle important dans la naissance et la transformation de l'esthétique philosophique du xviiie s.
Esthétique
Genre esthétique axé sur l'harmonie de la nature et de l'art.
L'introduction de la notion de naïveté dans l'esthétique remonte à Bouhours, qui qualifie le français de « la plus simple et la plus naïve langue » parce qu'il est économe d'ornements et respecte « l'ordre naturel ». C'est « la langue du cœur ». Mais si « toute pensée naïve est naturelle [...] toute pensée naturelle n'est pas naïve »(1). La naïveté entretient un rapport avec le spirituel. Wieland et Mendelssohn se sont tout particulièrement intéressés aux liens entre le naïf et le sublime. Selon Mendelssohn, la naïveté du « caractère moral » réside « dans la simplicité extérieure qui, sans le vouloir, trahit la dignité intérieure »(2). De Wieland (Abhandlung vom Naiven [Traité sur la naïveté], 1755)(3), Schiller reprend, dans son traité Sur la poésie naïve et sentimentale (Uber naive und sentimentalische Dichtung, 1795), non seulement le terme de naïveté pour désigner l'harmonie spontanée de la nature et de l'art mais aussi les notions de grâce et de belle âme, qui sont l'expression de cette harmonie. La modernité, en revanche, est « sentimentale », nostalgique, mais la restauration de la simplicité révolue ne peut prendre qu'une forme résolument moderne : celle de l'idéal, de l'esprit, de l'art, qui ont pris la place de la simple nature. C'est en cherchant la nature, à laquelle il a cessé d'appartenir, que l'homme moderne prend conscience de la naïveté : « Le sentiment dont il est question n'est pas celui qu'avaient les Anciens ; il ne fait plutôt qu'un avec celui que nous éprouvons pour les Anciens. Ils ressentaient de façon naturelle, nous éprouvons le sentiment du naturel »(4). Schiller reformule ainsi l'opposition entre l'imitation de la nature et l'imitation des Anciens, et transforme ainsi les termes de la Querelle des Anciens et des Modernes. Il s'agit moins pour lui d'époques que d'attitudes esthétiques : ainsi il compte Shakespeare et Goethe parmi les poètes naïfs. Le génie se définit en effet par la « naïveté de sa disposition psychique »(5). Loin de recommander quelque retour aux modèles anciens, Schiller entend montrer « la diversité des voies par lesquelles les poètes anciens et modernes, naïfs et sentimentaux, progressent vers le même but »(6). Les uns comme les autres sont les « conservateurs de la nature », mais « ou bien ils sont nature, ou bien ils cherchent la nature perdue. Il en résulte deux façons totalement différentes d'écrire »(7). Prisonnier du monde artificiel de la civilisation (Kultur), c'est par l'art et la représentation de l'idéal que l'homme moderne peut réconcilier la nature et l'esprit. Tandis que la poésie ancienne s'en tient à l'harmonie existante, la caractéristique de l'art moderne est la tension vers l'infini. F. Schlegel, qui donne de la littérature moderne la même définition et a pris connaissance du traité avant même sa parution, radicalise l'opposition entre la nature et l'idéal en lui substituant le couple objectif / intéressant(8).
Gérard Raulet
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Bouhours, D., les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, Amsterdam, 1708.
- 2 ↑ Mendelssohn, M., Über das Erhabene und Naive in den schönen Wissenschaften (1758), in Ästhetische Schriften, éd. O. F. Best, 1974.
- 3 ↑ Wieland, C. M., Abhandlung vom Naiven (1755), in Gesammelte Schriften, Berlin, 1916, t. i-iv.
- 4 ↑ Schiller, F., Über Naive und sentimentalische Dichtung, in Nationalausgabe, Weimar, 1943 sq., t. xx, p. 431.
- 5 ↑ Ibid., p. 424.
- 6 ↑ Ibid., p. 458.
- 7 ↑ Ibid., p. 432.
- 8 ↑ Schlegel, F., Über das Studium der griechischen Literatur (1796), in Kritische Ausgabe, éd. H. Behler et al., Paderborn, Munich / Vienne, 1979 sq. ; Lyceums Fragmente (1797-1798), t. ii ; Athenäums-Fragmente (1797-1798), ibid. ; Fragmente zur Literatur und Poesie (1797-1802), t. xvi.
→ belle âme, culture, dignité, génie, grâce, idéal, instinct, intéressant, sublime