substance

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin substancia, dérivé de substare, et correspondant au grec hupostasis. Le mot désigne à la fois « le support » et « la réalité ou le fond solide d'une chose » (son être ou son essence.) Le mot latin renvoie aussi au grec ousia, dont le sens permanent est celui de « base », « fondement », qui peut aussi être interprété comme « matière » dans le langage courant ou scientifique. On notera le lien avec subsistancia (de subsistere, « demeurer », « séjourner »).


Concept central de la Métaphysique d'Aristote, mais aussi de sa Physique et de sa Logique (catégories), remodelé par la philosophie classique dans le sens d'une acception substantialiste de la réalité ou de l'être. La philosophie kantienne le ramène dans le champ de la connaissance, où se poursuivra son évolution sous l'influence de la critique nietzschéenne des catégories de la métaphysique, et dans une conception antisubstantialiste de l'être et de la matière (Bachelard).

Philosophie Antique et Médiévale

Première catégorie de l'être selon Aristote.

« Substance » est, concurremment avec « essence », l'une des traductions du grec ousia ; c'est elle qui semble s'imposer dans le cas de la première des catégories aristotéliciennes. La question est d'une importance considérable, puisque, selon Aristote, poser la question « qu'est-ce que l'être ? » revient, en définitive, à poser la question « qu'est-ce que l'ousia ? ». La raison en réside dans le caractère absolument premier de l'ousia du point de vue logique, chronologique et dans l'ordre de la connaissance(1). La polysémie de l'ousia aristotélicienne est irréductible, non seulement parce qu'Aristote présente les différentes conceptions de l'ousia chez ses prédécesseurs, mais aussi parce que, dans sa propre philosophie, elle recouvre des réalités différentes(2). Il est cependant possible de dégager, outre son caractère premier, deux traits spécifiques de l'ousia, qui permettent d'en préciser le sens : l'ousia est toujours sujet (hupokeimenon), défini comme ce par quoi toutes les autres choses s'affirment sans être lui-même affirmé par autre chose(3) ; l'ousia est toujours séparée (khoriston), elle est un individu (tode ti), qui ne dépend que de soi pour exister. Ainsi, la matière, même si elle est sujet au sens de substrat(4), n'est pas substance, car elle n'est rien sans ses déterminations, elle ne peut être séparément(5). De même, l'universel n'est pas substance, car il n'est pas ce qui appartient en propre à un individu, mais au contraire ce qui est commun à tous ; et parce qu'il n'est jamais sujet, mais toujours prédicat(6). C'est pourquoi, pas plus que la « matière » ou les éléments des présocratiques, les Idées des platoniciens ne sont, selon Aristote, des substances.

La substance doit plutôt, en fonction de ses caractéristiques, être définie comme l'individu, composé de matière et de forme ; et, plus encore, parce qu'elle est antérieure au composé et donc première, comme la forme ou spécificité (eidos) elle-même(7). Cette forme est cause formelle, ce qui fait que l'individu est ce qu'il est, en acte. L'ousia est plus précisément le to ti en einai, « ce qu'était être », fréquemment traduit par le terme « quiddité », qui désigne ce que chaque chose est par soi (kath' auto), d'une manière essentielle, et non par accident(8). La substance est donc la première acception de l'être : en cela, elle est ousia prote, substance première, elle n'est ni dans un sujet ni selon un sujet, elle désigne l'être individuel(9) ou, plus généralement, les substances séparées et en mouvement, objets de la physique ; elle peut également désigner la substance séparée et immobile, le premier moteur, purement en acte et donc pleinement substance(10). La substance seconde (ousia deutera) est appelée ousia seulement par analogie avec l'ousia première, dans la mesure où elle désigne ce qui relève de l'universel : l'espèce et le genre. Mais, de tous les prédicats, seuls espèce et genre expriment la substance première(11). Ainsi l'espèce est-elle affirmée de par la substance première : cet individu est un homme ; et le genre de par l'espèce : l'homme est un animal.

Entre le composé individuel de matière et de forme, d'une part, et la forme, d'autre part, la doctrine aristotélicienne de la substance entretient une tension qu'elle ne peut surmonter : si l'antiplatonisme initial d'Aristote le conduit à reconnaître la substantialité du sensible, la réflexion sur les conditions d'une connaissance de la substance l'amène à donner le primat à la forme, donc à l'espèce, sur la matière.

Annie Hourcade

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Métaphysique VII, 1, 1028 a 32 sq. ; XII, 1, 1069 a 20 et suiv.
  • 2 ↑ Ibid., XII, 1, 1069 a 15 et suiv.
  • 3 ↑ Ibid., V, 8, 1017 b 23 et suiv. ; VII, 3, 1028 b 35 et suiv.
  • 4 ↑ Ibid., VII, 13, 1038 b 6.
  • 5 ↑ Ibid., VII, 3, 1029 a 28.
  • 6 ↑ Ibid., VII, 13, 1038 b 10 et suiv.
  • 7 ↑ Ibid., VII, 3, 1029 a 6 et suiv.
  • 8 ↑ Ibid., VII, 4, 1029 b 14.
  • 9 ↑ Aristote, Catégories, 5, 2 a 11.
  • 10 ↑ Aristote, De l'interprétation, 13, 23 a 23.
  • 11 ↑ Aristote, Catégories, 5, 2 b 30.
  • Voir aussi : Aubenque, P., le Problème de l'être chez Aristote, Paris, 1962.
  • Gill, M. L., Aristotle on Substance. The Paradox of Unity, Princeton, 1989.
  • Courtine, J.-F., « Note complémentaire pour l'histoire du vocabulaire de l'être (les traductions latines d'ousia et la compréhension romano-stoïcienne de l'être) », in P. Aubenque (éd.), Concepts et Catégories dans la pensée antique, Paris, 1980, pp. 33-87.
  • Lewis, F. A., Substance and Predication in Aristotle, Cambridge, 1991.
  • Viertel, W., Der Begriff der Substanz bei Aristoteles, Frankfurt am Main, 1982.

→ accident, espèce, forme, genre, quiddité, sujet

Métaphysique, Philosophie Cognitive, Philosophie Moderne

Au sens premier et fondamental, ce qui est et demeure en soi et le même indépendamment des accidents ou qualités qui lui adviennent. Chez les classiques, ce qui possède en soi-même les raisons et le principe de son existence.

Chez les classiques, inséité et perséité constituent inséparablement le critérium de la substantialité. Reste à savoir ce qui est substance et s'il y a une ou plusieurs substances.

Descartes, le premier, se pose la question et avoue qu'on ne peut parler de substance en un même sens pour Dieu et pour les créatures, la substance étant définie comme « ce qui n'a besoin que de soi pour exister »(1). Descartes convient que la véritable substance, ou substance complète, est Dieu, mais qu'on peut admettre un usage plus faible du mot pour les êtres créés, ou substances incomplètes. Il justifie cette équivocité en ne retenant comme « propre » de la substance que la distinction réelle : c'est le propre des substances de s'exclure, toute substance est indépendante de toute autre dans son être et dans sa définition (ainsi sont exclues de l'âme la fonction de mouvoir et du corps, la fonction de penser).

Descartes assume donc le pluriel et définit trois substances : la substance que nous savons être souverainement parfaite, ou Dieu ; la substance dans laquelle réside immédiatement la pensée, ou esprit ; et, enfin, la substance qui est le sujet immédiat de l'extension et des accidents qui la supposent, comme figure, mouvement, local, etc., ou corps(2). Il arrive que Descartes appelle ces substances par leur attribut essentiel : la pensée, l'étendue, le mot « attribut » étant pris en trois significations, c'est-à-dire les Propres, ou ce qui suit de la nature d'une chose ; les modes, ou qualités invariables ; enfin, l'attribut principal, ou ce qui fait connaître la nature d'une substance.

Spinoza ne retiendra que la troisième de ces significations en lui conservant les caractéristiques que lui donnait Descartes, à savoir « ce qui est clairement et distinctement connu par l'abstraction de toute autre chose ». Mais, partant des mêmes exigences et questions que Descartes, il en refuse les conclusions ambiguës et qui admettent des niveaux ou degrés de substantialité (le complet et l'incomplet). Spinoza veut supprimer l'équivocité du nom de « substance » et en donne donc une définition unique : « Ce qui est en soi et est conçu par soi. » Pour lever l'équivocité, il tranche, dans le sens d'une réduction des substances. La substantialité ne peut se trouver dans les êtres à des degrés différents ; il faut donc admettre pour toutes les substances une même définition. Mais comment maintenir l'univocité, si, par le mot, on désigne tantôt des choses constituées par un attribut, tantôt des choses constituées par plusieurs attributs ? Spinoza, dans l'Éthique, commence par distinguer substance (chose constituée d'un seul attribut) et Être infini (chose constituée d'une infinité d'attributs). Il progresse alors méthodiquement de la substance à un attribut à la substance, qui intègre tous les attributs dans sa définition, qu'il nomme Dieu, et qui est ensuite appelée l'« unique substance », dont l'infinité des attributs constituent l'essence et, en même temps, ce par quoi Dieu nous est intelligible. La notion qui lui sert à lever l'équivocité et à réduire le champ d'application de la notion de substance est celle d'attribut ; ne retenant que la troisième valeur du mot, Spinoza conclut que ce qui constitue l'essence d'une substance, et par quoi elle nous est connue clairement et distinctement, ne s'en distingue que par une différence de raison et la révèle telle qu'elle est en elle-même. Chez Spinoza, une autre modification est introduite par laquelle le concept per se renvoie implicitement à la causa sui (car ce qui se comprend par soi comprend nécessairement en soi les raisons de sa connaissance et, donc, les causes de son être(3)). La traduction spinoziste des concept in se et in alio en termes de causalité finit de détacher la substance de son sens logique, et l'identifie à la chose réelle, qui s'exprime en une infinité de modes et de manières en d'autres choses réelles qui demeurent en elle et dépendent d'elle et qui ne sont connues adéquatement qu'en la connaissant comme leur cause.

L'originalité de la théorie leibnizienne de la substance ne réside pas dans la définition, mais dans l'extension à l'infini de la substantialité que réalise le concept de monade. La dernière assise de l'univers est conçue comme constituée de substances, ou monades, qui sont des unités absolues embrassant en elles une infinité de prédicats : la substance est existence absolue et simple, unité absolument indépendante, mais elle est aussi le corrélat obligé du composé, non seulement son corrélat logique, mais sa raison d'être. L'intuition de l'existence s'affirme donc dans une double évidence, celle de la monade indépendante et celle de l'implication monadologique (l'univers). La substance, ou monade, est donc, comme son nom l'indique, l'unité (monas), mais cette unité est celle de la substance, elle est indivisible mais complexe. Elle est l'absolu non pris absolument, mais concrètement et complètement, c'est-à-dire un être qui a en lui le fondement de tous ses prédicats et de tous ses changements, qui les enveloppe et les engendre par sa spontanéité même. On peut donc affirmer, bien que la monade soit « sans fenêtres » et qu'elle soit sans parties, une infinité de rapports et un univers tissés par eux. La conception leibnizienne de la substance est tributaire de la logique leibnizienne et de ses affinités avec le calcul infinitésimal, qui l'oblige à mettre l'accent sur la composition à l'infini des prédicats qui soutient l'infinité des changements de l'univers. La substance ne doit donc pas être confondue avec la notion simple, ou essence, car la substance implique l'existence ; les substances ne sont que par rapport à une existence, réelle ou possible ; les prédicats dont elles sont le sujet et dont elles rendent compte sont les moments d'une existence qui se déroule dans le temps. Ainsi, la substance a en elle la raison et la loi de ses changements (c'est-à-dire de ses déterminations temporelles) ; le principe interne des changements est la notion primitive, ou essence, mais l'essence, elle, est « de l'éternité pure » (Guéroult). Les essences constituent tout le possible ; dans le monde des essences, il n'y a rien d'incompatible, tandis que les monades étant intrinsèquement en rapport (et non par une action extrinsèque et réciproque), le monde des substances est celui des compossibles, et c'est celui qui est dit soumis à la volonté créatrice de Dieu, grand compositeur et architecte de la compossibilité.

La rupture kantienne

Qu'il aborde la substance dans sa logique transcendantale(4) ou dans sa réflexion sur les principes métaphysiques de la physique(5), Kant semble revenir à une signification de la substance plus proche de celle d'Aristote que du substantialisme métaphysique des classiques. En effet, dans la logique transcendantale, il en fait une des trois catégories de la relation : la substance n'est pas chose en soi, mais principe (ou concept a priori) du jugement qui affirme ou qui nie un prédicat d'un sujet, qui affirme donc une relation, celle qui a pour schème la permanence de la quantité de la matière.

Kant reprend à Leibniz l'idée du monde ou de l'univers comme unité de la diversité des objets, mais cette unité n'est pas une « unité en soi » du monde objectif, elle relève de l'activité constituante de l'esprit et n'est possible que par lui. Ici, la pensée n'est pas l'expression ou la représentation de la réalité ; elle est sa règle. Ainsi, le retour à la notion aristotélicienne de substance n'est qu'apparent, la nature « avec ses substances concrètes » n'est rien d'autre que le divers des phénomènes en tant que nous les appréhendons et les constituons comme objet de l'expérience possible.

La philosophie transcendantale prétend sonner le glas d'une conception du monde comme « monde de choses en soi » (des essences ou des substances), le monde donné à notre expérience est monde construit, monde d'objets qui sont des relatifs et non des absolus, relatifs à la perspective du constructeur et à la valeur éternelle de sa législation. Les principes qui entrent dans la constitution du monde des objets existants sont de deux sortes : intuitifs ou imaginatifs (le temps, l'espace) ; ou relevant de l'intelligence organisatrice. Kant pose trois principes : le principe de substance (ou de la permanence dans le temps) ; le principe de causalité ; et le principe de l'interaction des phénomènes (ou communauté simultanée des substances). Dans les Analogies de l'expérience, le principe de substance occupe la première place ; l'analogie étant, en philosophie naturelle, ce qui permet de rechercher ou de rencontrer l'objet, le principe de substance est celui qui permet de rencontrer l'objet en fixant les termes entre lesquels pourront s'établir des rapports qui déterminent l'objet. Par l'appréhension du divers des phénomènes toujours successive et toujours changeante, « Nous ne pouvons jamais, écrit Kant, appréhender par elle seule si ce divers est simultané ou successif, à moins qu'il n'ait pour fondement quelque chose qui demeure toujours, c'est-à-dire quelque chose de durable et de permanent dont tout changement et toute simultanéité ne sont pour le permanent qu'autant de manières d'exister.(6) » Chez Kant, la substance n'est donc plus ce qui est « sous » les accidents, elle ne se confond pas avec le sujet grammatical d'une série de prédicats. Elle cesse aussi d'être ce qui dépasse toute relation, et devient la première des catégories de la relation, comme principe de permanence de la substance, premier des principes qui régissent l'expérience. Par cette conversion du concept de substrat, la substance cesse d'indiquer l'être lui-même pour devenir simple liaison, c'est-à-dire une fonction de la pensée. Il est vain de chercher un être par-delà le phénomène, mais il faut bien trouver quelque chose de permanent qui nous permette de déterminer nos représentations empiriques. Ce permanent, qui se détermine par rapport au changement (« Nous pouvons dire, écrit Kant, en nous servant d'une expression paradoxale, que seul le permanent est changé »(7)), est plus explicitement lié à la matière, dans la philosophie naturelle, non à la matière qui serait sous ou derrière les phénomènes, mais à la matière comme nature constante d'après des lois, qui nous fournit le substratum de la représentation du changement dans le temps comme quantum permanent. Appréhendée par la catégorie de la relation, la matière apparaît comme quantité de mouvement dans l'espace (ou masse du mobile) ; c'est cette quantité de matière qui permet de donner un sens physique à la substance et de la poser comme entièrement phénoménale. Kant rejette par là non seulement l'identification cartésienne de la substance matérielle à l'étendue géométrique, mais aussi une théorie monadiste qui chercherait la substance hors des phénomènes ; dans les Premiers Principes métaphysiques de la nature aussi, la substance n'est déterminable que dans le rapport qu'elle implique aux autres substances, et non absolument.

Par la notion de masse invariable, Kant est resté tributaire d'une conception substantialiste de la matière que la physique moderne a dépassée (la masse se conserve en tant qu'énergie, mais cette énergie ne fait pas masse et n'a pas le caractère reconnaissable d'une substance). Si la science moderne tend à dépasser le concept de substance, c'est en tant qu'il reste, même chez Kant, tributaire d'une conception de l'invariant ou du permanent mesurable et reconnaissable.

Suzanne Simha

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 51, Œuvres philosophiques, III, Classiques Garnier, p. 121.
  • 2 ↑ Descartes, R., Raisons, suite aux secondes réponses, Définitions 5, 6, 7, 8, Garnier-Flammarion.
  • 3 ↑ Spinoza, B., Éthique, I, Axiome 4.
  • 4 ↑ Kant, E., Logique tr. § 10, Analytique des principes, première analogie de l'expérience (éd. Treymesaygue et Pacaud), pp. 177-78.
  • 5 ↑ Kant, E., Premiers Principes métaphysiques de la Nature, Partie III.
  • 6 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure.
  • 7 ↑ Ibid., p. 181.
  • Voir aussi : Aristote, Métaphysique, Z 17, et livres Z, H, Q.
  • Descartes, R., Méditations, III, V, et « Raisons » (suite aux secondes réponses) définitions VI, VII, VIII (in Méditations métaphysiques).
  • Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 51, 60, 61, Classiques Garnier.
  • Gueroult, « La constitution de la substance chez Leibniz » in Revue de métaphysique et de morale, 1947.
  • Jaeger, Aristote.
  • Kant, E., Critique de la raison pure, II, chap. II, Section 3, § 3, Analogie de l'expérience.
  • Kant, E., Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, chap. II, définition 5 et remarque ; chap. III, définition 2, théorème 1.
  • Leibniz, G.W., Monadologie, § 1 à 29 ; Principes de la nature et de la grâce, § 1 à 4 ; § 8, 9.
  • Spinoza, B., Éthique I, définitions 3, 4, 5, 6 ; proposition I à XIV.
  • Vuillemin, J., Physique et Métaphysique chez Kant, PUF.

→ attribut, catégorie, devenir, être, matière, métaphysique