Pour Kossyguine, malade et indirectement mis en cause dans le débat économique, les jeux paraissent faits : il doit quitter le gouvernement. D'autres noms de limogés possibles sont cités parmi les membres du présidium du parti : Souslov (idéologue du PC), Chelepine et Mazourov. Ces rumeurs vont crescendo à l'approche des cérémonies pour le centenaire de Lénine, le 22 avril. Puis on apprend que quatre responsables des services de propagande du PC soviétique ont été déplacés. En fait, la montagne a accouché d'une souris. Mais il était évident que, même sans limogeages spectaculaires, les modifications politiques et économiques en cours ne pouvaient pas ne pas entraîner de conflit chez les dirigeants.

Il ne fait aucun doute que certains d'entre eux ont vu sans enthousiasme se dérouler en Union soviétique une lente mais régulière campagne de réhabilitation de Staline (son buste apparaît derrière le mausolée de Lénine fin juin 1970). Ce sont, curieusement, les chefs militaires qui se sont chargés de rétablir la vérité sur l'ancien dictateur. Les uns après les autres, généraux et maréchaux ont, dès le 90e anniversaire de sa naissance célébré le 21 décembre, expliqué à la population quel grand chef de guerre était Staline, qu'ils avaient couvert de reproches pendant la déstalinisation avec Khrouchtchev.

Cette réhabilitation partielle (le parti, se dissociant toujours des « violations de la légalité » commises par Staline) est allée de pair avec un durcissement idéologique marqué surtout par une répression, de plus en plus ferme, des activités libérales et contestataires.

Cette répression a frappé dans tous les milieux intellectuels : écrivains, hommes de science, etc. Mais d'une manière sélective, selon la notoriété plus ou moins grande des personnes visées. La police soviétique a eu beaucoup à faire ; jamais la volonté des opposants d'être présents (« de ne rien laisser passer sans réagir », comme l'écrivait l'un d'eux dans la revue clandestine Chronique des événements) ne s'est manifestée avec autant de vigueur et de mépris du risque.

Pétitions, lettres de protestation se sont succédé sans que leurs auteurs cherchent à préserver un anonymat salvateur. En octobre 1969, ils sont 44, dont l'historien Yakir et le mathématicien Essenine-Volpine, à signer un message à l'ONU protestant contre les « violations du droit de l'homme en URSS ». Six d'entre eux sont rapidement arrêtés. L'ancien général Grigorenko, pétitionnaire célèbre, prend leur suite, le 25 octobre ; il est interné dans un asile psychiatrique. On arrête encore l'économiste Victor Krassine, la poétesse Natalya Gorbanevskaya (elle a manifesté sur la place Rouge contre l'intervention en Tchécoslovaquie), l'écrivain contestataire Andreï Amalrik, qui s'était livré à une féroce critique du système dans L'URSS survivra-t-elle jusqu'en 1984 publié en Occident.

D'autres moins connus — étudiants pour la plupart — vont les rejoindre en prison ou dans les asiles. Tous ont d'une manière ou d'une autre, isolément ou en petits groupes, fait acte d'opposition politique : distribution de tracts en faveur de la Tchécoslovaquie, lettres de protestation contre la répression, propos subversifs. Pourtant, les autorités préfèrent les accuser de « parasitisme », d'« attitude antisociale », quand elles ne les déclarent pas « psychiquement irresponsables ».

Il s'agit évidemment d'éviter de reconnaître qu'il existe en URSS des mouvements qui contestent les structures du régime. La presse soviétique en parle sous la rubrique des faits divers, ne voyant en eux que des « voyous » ou des « aventuriers ». Il n'y a pas eu un mot, en revanche, dans les journaux de Moscou sur une affaire qui, à en croire la Chronique des événements, a pris une dimension particulièrement grave et tragique. Au printemps 1969, une trentaine d'officiers de la flotte de la Baltique auraient été arrêtés à Tallin et à Kaliningrad pour avoir créé un mouvement clandestin de tendance libérale.

Leur chef, Guennadi Gavrilov, aurait été par la suite exécuté sans procès, selon des informations invérifiables.

Prisons psychiatriques

La réaction des autorités contre les velléités contestataires des scientifiques et des écrivains est évidemment loin de revêtir de telles formes. Là, les dirigeants soviétiques agissent avec plus de circonspection, même si leur fermeté idéologique reste entière.