De cet amas d'éléments se dégage une ligne de force : un durcissement idéologique sans nuances et, en même temps, un homme, Brejnev, le secrétaire général du parti, qui apparaît comme le seul et véritable maître de l'URSS.

Rapport explosif sur l'économie

C'est lui, qui, le 15 décembre 1969, frappe les trois coups de cette pièce à épisodes en dénonçant, dans un rapport devant le Comité central, la situation de l'économie soviétique. Texte explosif, brutal, dont les Izvestia et la Pravda livreront au compte-gouttes le contenu. Il faudra attendre fin janvier pour connaître toute la substance de ce réquisitoire. Brejnev critique la modernisation insuffisante de l'industrie, la désorganisation des transports, les incohérences de la distribution, le piétinement de l'agriculture.

Certes, l'année 1969 a été médiocre, la plus médiocre même depuis la chute de Khrouchtchev, en 1964 (le plan, déjà peu ambitieux, prévoyait une augmentation de la production de 7,3 % ; il a difficilement atteint 7 %). Mais les maux dénoncés par Brejnev sont vieux comme l'Union soviétique et il semble bien que les seules défaillances de l'économie ne suffisent pas à expliquer la virulence de ses propos.

La campagne déclenchée par la presse soviétique, qui raconte à ses lecteurs comment des grues destinées à Odessa, sur la mer Noire, sont parvenues à Vladivostok, sur le Pacifique, permet de saisir l'aspect politique du débat.

Très vite, les accusations se multiplient contre les ministères techniques. L'exigence d'un contrôle plus strict du parti sur l'économie est régulièrement formulée. Le président du Conseil Alexeï Kossyguine, qui fut l'initiateur, en 1965, de la réforme économique (décentralisation et autonomie des entreprises) apparaît visé avec sa clientèle de techniciens et de spécialistes. Cadres du parti contre cadres techniques, discipline et vigilance politique contre la souplesse des économistes : le débat semble se dessiner ainsi.

On en verra les premières retombées en avril quand deux hommes de l'appareil du parti, Tikhon Sokolov et Leonid Efremov, deviennent l'un Premier vice-président du Gosplan (organisme central de planification), l'autre Premier vice-président du Comité pour la science et la technique. Au même moment, Leonid Brejnev annonce aux représentants des partis communistes réunis à Moscou pour le centenaire de Lénine que l'URSS a besoin d'une « nouvelle politique économique ». Mais il semble surtout qu'on va refaire du neuf avec du vieux, puisque le plan quinquennal (1971-1975) paraît s'acheminer vers un retour à la primauté du secteur A (industrie lourde) sur le secteur B (biens de consommation), favorisé pendant quelques années par Kossyguine.

Tout au long de ce grand débat économique, un nom revient sans cesse. Celui de Brejnev. Et de nombreux autres signes sont venus montrer qu'il n'y avait plus lieu désormais de parler de troïka, le secrétaire général du PC laissant loin derrière lui aussi bien Kossyguine que Podgorny.

Cette montée de Brejnev avec tant de publicité et d'éclat n'a pu rester ignorée de personne. Le 20 septembre, l'hebdomadaire Temps nouveaux publiait un article insolite qu'aucun anniversaire ne justifiait pour exalter la conduite du colonel Leonide Brejnev : « Pendant la guerre [...]. Il se trouvait aux points les plus chauds du combat. » Puis c'est le spectaculaire rapport sur l'économie, le 15 décembre, et, le 4 mars 1970, phénomène sans précédent, le chef du parti reçoit tous les ministres de l'Agriculture des républiques soviétiques, empiétant nettement sur un domaine traditionnellement réservé au chef du gouvernement.

Quelques jours plus tard, Brejnev se rend — seul dirigeant civil — en Biélorussie pour rehausser de sa présence les manœuvres militaires Dvina, tandis que la télévision, mobilisée pour l'événement, le montre entouré d'une impressionnante brochette de généraux.

Cette percée brejnévienne accompagnée d'indications concordantes sur des dissensions au sujet de l'économie n'est sans doute pas étrangère à l'extraordinaire vague de bruits et de rumeurs annonçant un vaste remaniement au sommet.