C'est sur cette scène passablement agitée que se déroule, le 14 mai 1972, un drame. Un jeune ouvrier, Roman Talanta, se suicide par le feu dans un parc de Kaunas, deuxième ville de la République lituanienne. C'est un acte de désespoir politique ou, du moins, il est interprété comme tel. Le 18 mai, au moment de ses obsèques, l'émeute éclate. Des milliers de jeunes affrontent la police aux cris de « Lituanie libre ». Pendant quarante-huit heures, Kaunas est le théâtre de violents incidents : il y a des blessés (et même un mort dans les rangs de la police selon certaines rumeurs).

Les intellectuels

À côté de ces remous nationaux, inorganisés, spontanés et en cela plus menaçants, l'opposition des intellectuels, classique et connue, apparaît peut-être pour les dirigeants soviétiques comme un moindre mal. La vigilance du pouvoir à leur égard ne se relâche pas pour autant. Un procès assorti d'un verdict très sévère vient montrer aux dissidents les limites de la tolérance des autorités. L'écrivain Vladimir Boukovski (29 ans) est condamné, le 5 janvier 1972, après un long internement psychiatrique, à sept ans de détention et cinq ans d'exil. On lui reproche d'avoir fourni aux journalistes occidentaux des « documents antisoviétiques ». Autre contestataire célèbre, et jusqu'à maintenant épargné, l'académicien Sakharov réclame dans une lettre ouverte sa libération. On ne lui répond pas. Les textes qu'il adresse au Comité central pour demander la fin des internements psychiatriques et le droit à l'émigration n'auront pas plus de succès.

Certes, après avoir purgé leurs peines ou une partie, des opposants connus — Larissa Daniel, l'écrivain Alexandre Giusburg — sortent des camps tandis que d'autres — le poète Bronsky ou le mathématicien Essenine-Volpine — partent vers l'Occident. Mais il s'agit là de décisions qui ne peuvent être interprétées comme allant dans le sens d'une détente puisque, le 21 juin 1972, l'historien Piotr Yakir est emprisonné pour « propagande antisoviétique ». Quant à l'écrivain Soljenitsyne, auquel on refuse le droit de recevoir son prix Nobel, il reste toujours un pestiféré qui ne peut répondre aux attaques dont il est l'objet.

La littérature soviétique a une fois de plus témoigné que le courage et la liberté de penser pouvaient résister à une répression sans nuances. Condamné à sept ans de prison, l'écrivain Boukovski s'est adressé en ces termes à ses juges : « Notre société est encore malade, elle est malade de la peur qui nous est venue du stalinisme, mais elle commence à ouvrir les yeux, on ne pourra pas arrêter ce processus. »

Alexandre Soljenitsyne, qui a fait publier en Occident son nouveau roman Août 1914, a fustigé la présence des « médiocres du secrétariat de l'Union des écrivains » aux obsèques du poète libéral Tvardovski, mort le 18 décembre 1971 : « Il y a de nombreux moyens de tuer un poète : pour lui on a choisi de lui arracher son enfant favori, la revue [Novy Mir, dont Tvardovski avait été limogé de son poste de rédacteur en chef en 1970] pour laquelle il a tant souffert. »

Brejnev

Face à toutes ces agitations et ces débats, comment réagit-on au sommet ? Des clivages assez nets se dessinent. Leonid Brejnev, le chef du parti, fait figure de centriste s'opposant à des durs comme Piotr Chelest. Alors que le numéro un du PC engage le parti dans une large discussion sur la gestion économique et insiste sur la nécessité d'améliorer la productivité (il le fera notamment en ouvrant, le 20 mars 1972, le XVe Congrès des syndicats), son rival réplique en soulignant que « la production doit être dirigée par le parti » et que cette direction doit être avant tout politique.

Piotr Chelest n'est manifestement pas favorable au socialisme des ordinateurs, qui trouve de nombreux partisans dans l'appareil économique. Les divergences entre lui et Brejnev attendront l'invitation faite à Nixon de se rendre à Moscou — et à laquelle il s'est, semble-t-il, farouchement opposé — pour trouver leur dénouement.