Le flottement enregistré parmi les troupes soviétiques semble se confirmer. Elles sillonnent les rues des bourgs et des villes au milieu d'une forêt de poings tendus, de gens qui les traitent de « fascistes ». Un fait donnera la mesure de l'état d'esprit des Soviétiques : un jeune soldat se donne la mort devant l'immeuble du PC à Prague.

Place Venceslas, lieu de rassemblement de la jeunesse, la statue équestre du roi de Bohême est recouverte d'un drapeau noir. « Assassins russes », lancent 20 000 manifestants aux occupants qui les dispersent à la mitraillette. Le mot d'ordre des dirigeants tchécoslovaques reste : « Ignorez l'occupant, vaquez à vos occupations. »

Emile Zatopek, le légendaire athlète, fait le tour de la capitale pour exhorter ses compatriotes à la résistance. Il demande que les équipes des pays occupants soient exclues des Jeux de Mexico. La résistance du peuple tchécoslovaque s'affirme.

Ce 22 août à midi, dans tout le pays, sur l'ordre des organisations syndicales et des mouvements, toute vie s'arrête durant une heure. Les voitures stoppent, les promeneurs disparaissent. Les rues se vident devant l'occupant désorienté.

Sous la menace du suicide

Le président Svoboda a décidé de négocier, que le gouvernement — ou ce qui en reste — le veuille ou non. Son souci prédominant : éviter au pays de plus grandes souffrances et surtout épargner les vies humaines.

Il part le vendredi 23 août au matin pour Moscou, accompagné de Vasil Bilak et Alois Indra (dénoncés depuis deux jours dans tout le pays comme des « traîtres et collaborateurs »), du général Dzur, chef de l'armée, de Kucera, ministre de la Justice, et de Jan Piller et Gustav Husak. Dès la première rencontre au Kremlin, le président exige, sous la menace du suicide, que Dubcek et les autres dirigeants arrêtés participent aux négociations.

Brejnev et les 14 membres du Politburo finissent par accepter. Ils discuteront avec des hommes que les policiers soviétiques, sur leur ordre, ont traités sans ménagement depuis deux jours et que la Pravda qualifiait la veille de « traîtres ». Une exception est faite pour Frantisek Kriegel ; les Soviétiques ne veulent le rencontrer à aucun prix.

Au moment même où Svoboda arrive au Kremlin, les Praguois manifestent : un tumulte de sirènes et d'avertisseurs donne le signal d'une seconde opération ville morte qui, pendant une heure, fait de la capitale un désert où ne circulent plus que des soldats étrangers.

Les stations de radio officielles se taisent l'une après l'autre. La ronde des radios libres a commencé. Des émetteurs mobiles, parfois des appareils de fortune, diffusent les mots d'ordre de non-coopération (« Pas un verre d'eau pour les occupants »). Ils signalent les numéros des voitures suspectes, transmettent des consignes.

Une seule direction : Moscou

Les plaques des rues et même les numéros des maisons sont ainsi enlevés pour empêcher ou retarder la chasse aux intellectuels menée par les hommes du KGB. Les soldats des troupes d'occupation constatent bientôt que tous les panneaux de signalisation n'indiquent plus qu'une seule direction : Moscou.

Les occupants tentent une opération de contre-information avec Radio-Vltava. Des techniciens soviétiques commencent l'installation d'une station de télévision dans les jardins de leur ambassade. Peine perdue : Radio-Vltava ne parvient pas à convaincre les Tchécoslovaques qu'ils sont presque tous devenus des « contre-révolutionnaires ».

Les Soviétiques vont tenter le brouillage des radios « libres ». Un train chargé de matériel radio est envoyé en Tchécoslovaquie. Il erre pendant deux jours. Les cheminots l'immobilisent sans cesse ou l'aiguillent par erreur dans la direction opposée. Les radios libres parviennent à informer les aiguilleurs d'heure en heure...

Manifestation sur la place Rouge

Dans les villes, la résistance s'exprime aussi par des affiches ; elles couvrent les murs. « Lénine, réveille-toi ! Brejnev est devenu fou », proclame en russe l'une d'elles, à Prague, place Venceslas, laboratoire des mots d'ordre imagés. La jeunesse de Prague applique avec enthousiasme une consigne lancée à l'ombre de la statue du roi : « Embrassez-vous très fort devant les occupants. »