désir

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin desiderare, « cesser de contempler », puis, par glissement de sens, « constater l'absence », puis « chercher à obtenir », « tendre vers quelque chose qu'on n'a pas et qu'on considère comme bon pour soi ». Le déverbal désir (1160) désigne l'« aspiration » (sens fort) aussi bien que le « souhait » (sens faible). C'est en son sens fort qu'il est objet de l'analyse et de la réflexion morale (chez les classiques) ou anthropologique (chez les modernes). Dans son emploi absolu (le désir), il renvoie à l'appétit sexuel (éros). En allemand, Begierde, Wunsch.


Notion centrale de la morale cartésienne(1), de l'anthropologie et de l'éthique spinoziste et leibnizienne. Le désir est promu au rang de faculté ou pouvoir de détermination de soi chez Kant, qui parle de faculté de désirer à côté de la faculté de connaître et du sentiment de plaisir et de déplaisir(2). Le désir, pour la psychanalyse, est une notion jugée trop fondamentale pour être cernée, elle est appréhendée par différence avec le besoin auquel elle est, selon Freud et Lacan, irréductible, tant par son principe que par sa signification.

Philosophie Générale, Anthropologie, Morale

1. Appétit conscient (du latin appetitio) ou cas particulier de la tendance consciente vers un objet ou une fin connue ou imaginée. – 2. Passion primitive de l'âme ou racine de notre pouvoir d'être (affecté) ou d'agir. On l'oppose, à ce titre, à la raison ou à la volonté (Descartes), ou, au contraire, on fait de la raison (pratique) ou de la volonté un devenir du désir (Kant).

Le désir, une passion primitive

C'est chez Descartes qu'apparaît de façon précise l'opposition du désir et de la volonté, qui sert de fondement à la morale classique. Chez Descartes, le désir est une passion (de l'âme), alors que la volonté est un genre de pensée qu'il nomme action de l'âme : « Nos pensées sont principalement de deux genres, à savoir les unes sont les actions de l'âme, les autres sont ses passions.(3) » Toutes nos volontés sont dites des actions, « à cause que nous expérimentons qu'elles viennent directement de notre âme et semblent ne dépendre que d'elle »(4). Dans les passions, on inclut donc toutes les autres pensées qui naissent en l'âme par l'action d'une autre chose (ou cause), non seulement tout ce qui est représenté par elle en étant causé par autre chose (les perceptions), mais aussi ses propres mouvements, ou motions, dont elle n'est pas la cause, en particulier le désir. Le désir comme passion est défini comme « une agitation de l'âme causée par les esprits qui la dispose à vouloir pour l'avenir les choses qu'elle se représente lui être convenables »(5).

La proximité apparente du désir et de la volonté, qui se marque par l'expression même qu'emploie Descartes (désirer, c'est être disposé à vouloir par et pour), oblige à en préciser la différence. Ce sont des mobilités différentes par leur cause : dans la volonté, l'âme se dispose elle-même et dispose le corps au mouvement (volontaire), tandis que, dans le désir, l'âme est doublement passive, elle est disposée à vouloir par les esprits et à vouloir ce qui lui est représenté comme convenable : le désir suit d'une perception et il est une agitation causée par une cause extérieure. Le désir est donc une espèce de vouloir de l'âme qui désire, manifeste une apparente activité, mais l'activité n'est pas l'action, et ce qui frappe dans les passions, en général, ce n'est pas l'inactivité, mais la passivité : c'est ce qui apparaît dans la définition générale des passions(6). La distinction du désir et de la volonté est d'ordre physiologique (par la causalité) et d'ordre moral (par la liberté de l'âme dans la volonté et par sa servitude dans la passion).

Le désir est une passion primitive, mais ce n'est pas la première de toutes les passions (et Descartes admet un ordre dans la primitivité). Elle vient après l'admiration, qui ne suppose aucun désir ni aucune considération du bon ou du mauvais, et vient aussi après l'amour et la haine, qui sont, pour ainsi dire, des émotions intemporelles, alors que le désir suppose, comme lui étant antérieure, la considération du convenable (le bon, le mauvais, profit et nuisance). La marque propre du désir, qui le met au troisième rang des passions primitives, c'est le rapport au temps : il suppose une conscience du temps, et il donne à l'âme une mobilité de la durée et non seulement spatiale. Ce classement pouvant surprendre, car il nous semble qu'il y a du désir au fond de l'amour ou de la haine, Descartes s'en explique : « De la considération du bien et du mal naissent toutes les autres passions, mais afin de les mettre par ordre, je distingue les temps, et considérant qu'elles nous portent plus à regarder l'avenir que le présent ou le passé, je commence par le désir, car lorsqu'on désire acquérir un bien qu'on n'a pas encore ou bien éviter un mal qu'on juge pouvoir arriver, mais aussi lorsqu'on ne souhaite que la conservation d'un bien ou l'absence d'un mal, [...] il est évident qu'elle regarde toujours vers l'avenir.(7) » Ainsi, la crainte et l'espoir sont des espèces de désirs (primitifs), parce qu'ils ont un rapport au temps comme avenir.

Le désir n'a pas de contraire ; à l'inverse de l'amour, c'est un seul et même mouvement qui est recherche d'un bien (présent ou absent) pour l'avoir ou le conserver, et fuite d'un mal, pour s'en séparer ou l'éviter.

Le désir chez Descartes n'est préliminaire ni dans l'ordre logique ni dans l'ordre affectif, parce qu'il est un seul et même mouvement de l'existant conscient de sa temporalité. Ainsi, on pourrait dire que Descartes reconnaît au fœtus une sorte d'amour ou de haine (amour de digestion, haine alimentaire)(8), mais il ne lui reconnaît en aucun cas du désir, la dimension d'avenir manquant dans la simple attention ou conscience du présent. Les premiers désirs dont parle Descartes sont, à la rigueur, des passions du nouveau-né, non d'une vie intra-utérine(9). On peut, enfin, se demander s'il n'y a pas quelque implication de la volonté dans le désir comme dans toute passion. Descartes l'admet, mais la disposition dans le désir à vouloir pour l'avenir, tout intense qu'elle puisse être, n'est pas une volition bien arrêtée, car ce que l'âme désire n'est pas seulement une chose de l'avenir, c'est une chose incertaine. L'objet du désir appartient à l'ordre du possible qui ne dépend pas de nous et qui, lorsqu'il en dépend, est encore incertain, soit pour son élection, soit pour son exécution ; et c'est ce qui nous rend craintifs ou courageux(10). La volonté, dans le désir, a donc un caractère hésitant, irrésolu, incompatible avec l'esprit de décision qu'appelle la morale de la générosité : « La vraie générosité qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il peut légitimement s'estimer, consiste seulement, partie en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal ; et partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté, pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu.(11) »

Le désir comme essence de l'homme

Le désir est donc comme une volonté, inquiète et irrésolue. Si Leibniz met principalement l'accent, pour le définir, sur cette inquiétude, s'il le définit dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain comme « ensemble de petites sollicitations qui tiennent toujours en haleine et qui constituent des déterminations confuses de la volonté »(12), comme « autant de petits ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir la machine »(13) ; s'il explique par là que nous ne puissions jamais être dits indifférents lors même que nous paraissons l'être ; s'il fait du désir et de son inquiétude, non pas comme le veut Philalèthe, une chose incompatible avec la félicité, mais au contraire une mobilité nécessaire au progrès continuel des créatures, à de plus grands biens ; s'il distingue, enfin, l'aiguillon du désir de la conscience douloureuse du besoin, il ne va pas jusqu'à en faire l'expression du conatus de l'homme, il demeure chez lui comme chez beaucoup de modernes le grand ressort providentiel de l'activité.

Spinoza va donc plus loin dans la promotion du désir, qui aboutira à la mise en question du caractère infini de la volonté (qui n'est rien que le désir en tant que rapporté à l'âme seule) et donc d'un prétendu pouvoir absolu de l'âme sur ses passions et ses désirs (pouvoir qu'affirment la morale stoïcienne et la morale cartésienne)(14).

Entre activité et passivité, le désir est d'abord ce qui permet de définir l'homme : dire ce qu'est le désir, c'est dire ce que nous sommes, tout ce que nous sommes, âme et corps, action et passion, volonté et raison.

C'est par la définition de l'être actif et de l'être passif que commence le De affectibus : l'affection est première. Le désir en est non pas seulement au titre de passion, mais au titre de puissance d'être : « J'entends par affects les affections du corps par lesquelles la puissance d'agir de ce corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite et en même temps les idées de ces affections.(15) » La puissance d'agir ou de pâtir renvoie donc ici à la variation vitale qui s'explique d'un point de vue causal par un engagement partiel et non total de notre nature. La première définition du désir appelle cette puissance de vivre commune à l'âme et au corps effort, appétit, volonté, selon que le corps seul, ou l'âme seule, ou les deux dans l'unité, sont considérés. « L'appétit n'est rien d'autre par là que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l'homme est ainsi déterminé à le faire.(16) » Le désir est d'abord ce mouvement de persévération dans la puissance, il peut sans différence majeure être appelé volonté ou appétit et, si c'est de l'homme que nous parlons, désir : « Il n'y a nulle différence entre l'appétit et le désir, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu'ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le désir est l'appétit avec conscience de lui-même. » Au lieu, donc, de partir du désir comme témoin de la soumission de l'âme au corps, au contraire de la volonté qui signifie sa liberté, Spinoza part de l'activité (d'une chose quelconque) ou de sa passivité, et y situe le mouvement de l'être et de sa puissance comme mouvement de persévération active ou défensive, ou conatus : « L'essence par laquelle chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose.(17) » Par là, on peut dire que le désir est « fondamentalement désir d'être »(18) : la formule de Sartre descend directement de la troisième partie de l'Éthique(19), car si on désire être actif, c'est-à-dire produire un effet déterminé par sa seule nature ou s'expliquant par celle-ci, on ne désire pas seulement cela. Le désir d'être enveloppe nécessairement tout effort d'être, y compris celui où nous ne sommes que cause partielle et inadéquate de notre action. C'est donc au titre de cause adéquate et de cause partielle que nous sommes, et persévérons dans notre être, humains. Action et passions seront donc appréhendées, subjectivement, comme des variations de la puissance d'être et, objectivement, comme différences de puissance sur le plan causal. Le désir est donc l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement tout ce qui sert à sa conservation, il n'est pas l'effet d'une cause extérieure (à l'âme) ni celui de la représentation de choses jugées bonnes ; il est, au contraire, la force qualifiante : « Nous jugeons qu'une chose est bonne, parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons.(20) » À ce titre, le désir n'est pas seulement le principe par lequel, entrant dans l'existence, nous tendons de toutes nos forces à y rester (au point que nous ne sentons pas que nous sommes mortels), mais encore le principe d'évaluation de tout ce qui existe avec nous.

La première condition de l'existence, c'est l'essence, mais pour l'homme comme pour les autres êtres finis, l'essence ne suffit pas à conférer l'existence, pas plus qu'elle ne suffit à la continuer éternellement. Mais cela ne signifie pas qu'elle n'est pas le principe efficace d'où découlent toutes affirmations existentielles (actives ou passives). L'essence identifiée à l'appétit et nommée désir est donc, pour l'homme, ce principe efficace de position dans l'être et d'action (et passion). On hésite cependant à considérer comme nulle la différence qu'apporte, chez l'homme, la conscience d'appétit ; elle n'est pas nulle par ses effets d'illusions dans l'existence humaine, mais comme tension ontologique, appelée désir, volonté ou appétit ; c'est la même tension, la conscience n'y change rien. La volonté n'est donc elle-même qu'une figure partielle de l'appétit, quand nous considérons séparément l'âme et son corps. Le désir comme conatus coïncide avec l'existence de l'homme et exprime le quantum d'existence qu'il est comme individu singulier ; il est son effort propre. Le désir n'est donc pas seulement passion, mais action et passion. L'homme n'est pas ce qu'il désire, il est désir de lui-même, de sa propre vie, en toute connaissance des choses (c'est-à-dire sous la conduite de la raison) ou bien de façon aveugle (conscience d'appétit et ignorance du reste). L'insensé est un homme comme le sage, mais il ne vit pas aussi bien.

Dans la passion ou dans l'action, le désir est l'essence même de l'homme « en tant qu'elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection donnée en elle »(21) ; il est la force de croissance et d'organisation présente en chacun et actualisée par chacun. Le désir est la puissance motrice de notre vie et non seulement en tant qu'aiguillon.

La faculté de désirer

L'approche kantienne du désir s'efforce, elle aussi, de réduire et de surmonter, d'un point de vue anthropologique, l'opposition du désir et de la volonté, d'une part, et du désir et de la raison, d'autre part ; mais, d'un point de vue moral, elle semble vouloir en maintenir l'esprit, sinon la lettre.

Dans l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique, la question du désir, avec ses variations pathétiques et émotionnelles, n'intéresse et ne suppose qu'une connaissance pragmatique de l'homme, c'est-à-dire « ce que l'homme, en tant qu'être de libre activité, fait ou peut et doit faire de lui-même »(22), c'est l'homme comme être du monde.

Dans la réflexion morale, menée dans la Critique de la raison pratique, le désir et ses lois sont confrontés à la raison pratique et à la volonté autonome de l'homme en tant que possédant un pouvoir « qui l'élève infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre »(23), pouvoir par lequel il est une personne. Ce pouvoir-là est inexplicable pour l'anthropologue, selon Kant.

Il y a donc deux mesures possibles du désir. Le désir est un certain pouvoir d'être cause ; plus exactement, il est « l'autodétermination du pouvoir d'un sujet par la représentation d'un fait futur, qui serait l'effet de ce pouvoir »(24) ; il appartient à la faculté d'agir de l'homme, et non à sa faculté de connaître ; il a essentiellement un rapport à la vie, et celle-ci est définie comme « pouvoir qu'a un être d'agir d'après les lois de la faculté de désirer »(25). Dans la Critique de la raison pratique, Kant s'est efforcé de déterminer les principes a priori de cette faculté de désirer, après avoir défini ceux de la faculté de connaître, et il veut poser, par là, des lois pratiques dont la raison pure serait la source. C'est dans ce contexte qu'apparaît la désignation du désir comme faculté de désirer inférieure(26), c'est elle qui est l'objet de l'Anthropologie. Dans sa réflexion morale, il se donne pour tâche d'en distinguer une faculté supérieure de désirer. La distinction tient à la nature des principes qui déterminent le sujet (ou sa volonté) dans l'action : selon que ces principes sont purs ou empiriques, ils peuvent ou non fournir à la volonté des « lois pratiques » et, dans ce dernier cas, constituer la raison elle-même comme faculté supérieure de désirer(27). Quand les principes pratiques supposent un objet, ou matière, comme déterminant de la volonté, ils sont dits empiriques et ne peuvent fournir des lois pratiques ; on dit, alors, que le désir de l'objet, ou désir matériel, est antérieur à la règle pratique, et si on cherche à en faire un principe, ce sera un principe empirique, (une simple maxime), et non une loi pratique, c'est-à-dire un impératif non conditionnel ou catégorique. La volonté n'est libre ou morale que si elle se détermine par un principe à valeur universelle et donc non empirique et non conditionnel.

Ainsi, la faculté de désirer inférieure se détermine par des principes matériels, qui se rangent tous sous le principe général de l'amour de soi ou du bonheur personnel – et ils ont tous rapport au plaisir, le désir est essentiellement désir de plaisir. Toutes les règles pratiques, ajoute Kant, placent le principe déterminant de la volonté dans cette faculté inférieure, et « s'il n'y avait aucune loi simplement formelle de la volonté, il n'y aurait lieu d'admettre aucune faculté supérieure de désirer »(28). Quand, donc, la faculté de désirer se détermine sans supposer aucun sentiment de l'agréable ou du désagréable, il y a autodétermination du pouvoir du sujet « par la simple forme de la règle pratique », alors seulement la raison détermine par elle-même la volonté (elle n'est plus au service des penchants) : « Ou bien il n'y a pas de faculté supérieure de désirer ou la raison pure doit être pratique par elle seule.(29) » Dans le premier cas, le désir s'oppose à la volonté raisonnable, ou libre ; dans le second cas, il se confond avec elle, ou, du moins, c'est la raison pure elle-même qui est désir et qui, dans la loi pratique, détermine la volonté sans que s'interpose le sentiment de plaisir. À la raison comme faculté de désirer supérieure est subordonnée celle qui peut être « pathologiquement déterminée ». Enfin, cette dernière, explorée du point de vue anthropologique, se présente, sous deux espèces (désir d'objet ou désir se rapportant à l'être même), comme volonté soumise aux penchants ou plus simplement comme penchant (possibilité subjective qui précède la représentation de son objet et qui constitue sa réalité désirable). Le désir peut être impulsion, tendance, mouvement habituel et régulier, et lorsque cette tendance s'impose comme un impératif et empêche la raison de s'exercer, de comparer pour faire un choix, le désir devient passion et tombe malade, puisque les passions sont ici, comme chez les stoïciens, des maladies(30).

On peut, pour finir, se demander selon quel critère s'opère la division des désirs en émotions et en passions, que celles-ci relèvent de tendances naturelles (comme la passion de la liberté, le désir de vengeance...) ou de la culture (manie de l'honneur, de la possession...). La division se fait, chez Kant, d'après le rapport du désir à la raison : la passion est cette inclination que la raison du sujet ne peut pas maîtriser ; l'émotion est aussi, à ce titre, une maladie, quand on y est soumis et qu'elle exclut la maîtrise de soi, mais elle ne suppose de la part du sujet aucune réflexion, « elle doit être envisagée comme une ivresse qui se dissipe en dormant ; la passion est comme un délire... »(31) : on se réveille avec !

Le désir, chez Kant, n'est donc pas essentiellement une passion, mais il peut tomber dans la passion, et c'est alors qu'il court de grands risques.

Suzanne Simha

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Descartes, R., Traité des passions.
  • 2 ↑ Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, chap. III, Vrin, Paris.
  • 3 ↑ Descartes, R., Passions de l'âme, article 17, première partie, Vrin, Paris.
  • 4 ↑ Ibid.
  • 5 ↑ Ibid., article 86, partie II, Vrin, Paris.
  • 6 ↑ Descartes, R., Traité des passions, articles 27 à 29.
  • 7 ↑ Descartes, R., Passions de l'âme, article 57, Vrin, Paris.
  • 8 ↑ Matheron, A., Anthropologie et Politique au xviie siècle, « La noblesse du chatouillement », p. 29. Vrin, Paris.
  • 9 ↑ Descartes, R., Passions de l'âme, article 111, partie II.
  • 10 ↑ Ibid., articles 58-59.
  • 11 ↑ Ibid., article 153.
  • 12 ↑ Leibniz, G. W. Fr., Nouveaux Essais, II, chap. 20-21.
  • 13 ↑ Ibid.
  • 14 ↑ Spinoza, B., l'Éthique, préface de la cinquième partie, Garnier-Flammarion, Paris.
  • 15 ↑ Ibid., III, Définition 3.
  • 16 ↑ Ibid., III, 9, scolie.
  • 17 ↑ Ibid., III, prop. 7.
  • 18 ↑ Sartre, J.-P., l'Être et le Néant, Gallimard, Paris, p. 654.
  • 19 ↑ Spinoza, B., l'Éthique, III, prop. 7, 8, 9, Garnier-Flammarion, Paris.
  • 20 ↑ Ibid., III, 9 sc.
  • 21 ↑ Ibid., p. 196.
  • 22 ↑ Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, préface, Vrin, Paris, p. 11.
  • 23 ↑ Ibid., premier livre, p. 17.
  • 24 ↑ Ibid., livre III, p. 109.
  • 25 ↑ Ibid., I, ch. 1&3, corollaire et scolie.
  • 26 ↑ Kant, E., Critique de la raison pratique, scolie, p. 23, PUF, Paris.
  • 27 ↑ Ibid.
  • 28 ↑ Ibid.
  • 29 ↑ Ibid.
  • 30 ↑ Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, III, 80, « Des passions », Vrin, Paris.
  • 31 ↑ Ibid.

→ affect, affection, amour, appétit, conatus, émotion, libido, volonté

→  « Le désir de mémoire »

Psychanalyse

Nom donné par Freud à l'attraction sexuelle par et vers des objets locaux. Pour Lacan, le désir, nommant le manque à être du sujet, trouve son lieu dès que la mère ne répond pas de façon immédiate et automatique, mais par une interprétation, à la demande que les cris de l'enfant manifestent, ce qui exige, comme Freud le remarque, « une renonciation à la satisfaction immédiate de la pulsion »(1).

L'approche psychanalytique du concept et celle de Spinoza sont voisines : le désir, c'est l'homme même. Demeure la question de l'orientation de ce désir vers l'autre. En effet, le désir de l'autre (maternel) vectorise d'abord le désir de l'infans vers l'autoérotisme. Seule la constitution du fantasme, auquel l'Œdipe donne sens, transforme ce désir en un attribut essentiel du sujet – dès lors associé à sa position sexuelle. Ainsi la notion lacanienne d'un « désir de l'analyste » reste énigmatique, puisqu'elle propose un état, idéal, d'un sujet hors sexe.

Jean-Jacques Rassial

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1997.

→ pulsion, rêve, sexualité, souhait, sujet




La fin du désir

La fin du désir, c'est-à-dire son but et son terme, est la satisfaction, recherchée comme mettant fin à un sentiment traditionnellement compris comme un manque, voire une souffrance : le désir ne veut sa mort comme désir, la finalité du désir serait sa propre fin. Mais si « les » désirs et leurs objets se succèdent, « le » désir, lui, se perpétue indéfiniment et apparaît comme l'instance la plus dynamique de la nature humaine. Faut-il comprendre que le désir est sans fin parce que sa véritable finalité lui fait défaut ? Faut-il dès lors penser que le rôle de la philosophie est de la déterminer, ou bien de montrer que toute volonté de définir le désir est une tentative de le cerner théoriquement pour mieux le limiter en pratique ?

« Je cherchais un objet à mon amour »

Ce qui apparaît d'abord illimité et insensé, c'est l'ambition de satisfaire le désir sensible en dépit de son insatiabilité, ambition que Platon(1) compare à celle de remplir le tonneau des Danaïdes. La satisfaction de nos désirs n'est jamais totale car toujours mêlée de peine, et n'empêche pas un autre désir de renaître aussitôt. Comparable à un tonneau percé, l'instance désirante de l'âme entraîne l'homme à la démesure et l'empêche de se consacrer à la connaissance de la vérité. Le désir est sans fin et entraîne l'homme à « une vie déréglée que rien ne comble ». La philosophie se doit donc de montrer que seule la vérité est susceptible de combler l'âme. Le désir philosophique, ou « ardeur » des naturels philosophes pour la vérité, est le désir bien compris et réorienté vers sa véritable fin. Il permet d'arracher l'âme à l'esclavage dans lequel ses passions l'installent Comprendre la finalité fondamentale du désir amène donc à donner un coup d'arrêt au désir sensible, soit en le tenant à l'écart « autant qu'il est possible », soit en comprenant qu'il est possible de l'éduquer dans le sens de la vérité(2).

Dans des termes différents, la tradition chrétienne apporte le même type de réponse face au problème de la chair. L'infini du désir, qu'Augustin(3) nomme la « perpétuelle tentation », vient de son défaut de finalité : « j'aimais à aimer ; dévoré du désir secret de l'amour, je m'en voulais de ne l'être pas plus encore ». L'âme doit retrouver Dieu comme la véritable fin de son désir, le reconnaître comme le véritable objet de son amour, et ne peut plus alors que souhaiter la fin du désir sensible qui l'en détourne.

Le caractère paradoxal de ces conceptions est qu'elles en viennent toujours, pour déterminer la véritable finalité du désir, à prescrire d'une manière ou d'une autre son annulation : le thème de la mise à distance du corps et de la fin du désir sensible au profit du désir spirituel, mène immanquablement à désigner la mort comme une sorte de modèle, alors qu'elle signifie la fin de tout désir possible. C'est vouloir que la vie se condamne elle-même en exigeant du désir qu'il souhaite sa propre fin. Le désir ne pourrait mettre fin à son errance qu'en se retournant contre lui-même, ce que Nietzsche(4) a dénoncé comme l'idéal ascétique du philosophe : l'ascète manqué ressentant le désir comme une torture, son idéal est l'extirpation pure et simple de toutes nos passions, donc la fin de tout désir. Or, c'est une pratique « castratrice », et l'assignation au désir d'une finalité transcendante n'est là que pour dissimuler l'hostilité à son égard : cette tradition exploite le paradoxe de la structure du désir pour mieux le nier.

La dynamique du désir

Or, cette structure même semble rendre improbable la découverte de l'essence du désir : en désirant la satisfaction, le désir cherche sa mort comme désir mais renaît toujours en se donnant de nouveaux objets. Ce qui montre bien que, derrière l'errance des désirs multiples et contingents, se profile un désir fondamental qu'il s'agit non pas de circonscrire par des valeurs transcendantes, mais de comprendre comme une énergie propre à nous permettre de persévérer indéfiniment dans l'existence. C'est l'hypothèse de l'anthropologie classique, qui réhabilite le caractère illimité du désir sous le terme latin de conatus désignant la notion d'« effort », de « tendance » : l'effort pour persévérer dans l'existence caractérise, selon Hobbes(5), la nature humaine et fait apparaître que le seul terme possible de cet effort est la mort. La vie, elle, est comparable à une course où il y a toujours quelqu'un à dépasser. La nature humaine est une dynamique permanente qui fait que le désir est sans fin au sens où il est un effort perpétuel et sans trêve.

La « félicité », dans cette course qu'est la vie, « ne consiste point à avoir réussi mais à réussir ». Comme il ne peut y avoir de contentement qu'en continuant de désirer, « il ne faut donc pas être émerveillés que les désirs des hommes aillent en augmentant à mesure qu'ils acquièrent plus de richesses, d'honneurs ou de pouvoir ». Plus on désire, plus on agit, plus on réalise son être : le désir est déjà en lui-même la félicité, il est fondamentalement désir de renouveler son désir. Le désir est donc à lui-même sa propre fin ; aucune valeur transcendante n'est là pour lui dicter sa fin : au contraire, c'est le désir seul qui est créateur des valeurs et qui structure l'action. Spinoza(6) explique ainsi que, s'il y a une essence de l'homme, c'est bien dans le désir qu'il faut la chercher, au lieu de chercher la fin du désir dans une supposée essence de l'homme. Chaque chose se définit par « l'effort par lequel [elle] s'efforce de persévérer dans son être », et ce « pour une durée indéfinie ». Le désir est cet effort en tant que l'âme en a conscience. En ce sens, le désir ne peut vouloir sa propre fin, et la mort vient toujours des causes extérieures. Quant à la valeur de l'objet, c'est le désir seul qui la lui confère : nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire, « nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir ». Le désir est donc une pure dynamique sans but ni terme préétablis.

En un sens qui n'est pas éloigné, la psychanalyse freudienne confirme le caractère indéfini et indéterminé du désir en réformant le concept de libido dans le sens de l'aspect dynamique des pulsions sexuelles. Le désir, ou ensemble des pulsions subsumées sous le terme d'Éros, n'a pas de terme parce qu'il ne cherche qu'à se prolonger, tant dans l'individu que dans l'espèce, Éros désignant l'ensemble des pulsions visant à « maintenir et à provoquer la cohésion des parties de la substance vivante(7) ». Ne retenant pas de Schopenhauer(8) l'interprétation qui consiste à voir dans l'instinct une finalité cachée de la nature, Freud identifie la libido à une énergie brute, susceptible de multiples formes et transpositions. C'est parce que le désir n'a pas d'autre finalité que lui-même qu'il peut trouver à se satisfaire dans des objets symboliques, et qu'il peut même, comme en témoigne le rêve, se contenter d'une satisfaction hallucinatoire : il a bien sa propre économie.

Mais, en continuant à comprendre le désir en des termes de manque et de satisfaction, cette conception reprend pour une part les thèses qu'elle critique. Elle reconduit en effet une forme de finalité en insistant sur le manque, donc sur l'objet, et ne parvient pas à penser le désir autrement que comme une souffrance à laquelle il faut mettre fin.

Au-delà de la valeur et de l'interdit

Mais l'expression apparemment libre du désir, comme l'a montré Foucault(9) dans l'Histoire de la sexualité, dissimule mal la volonté de porter un coup d'arrêt au pouvoir qu'il représente. L'apparente libération du désir et la naissance de la psychanalyse participent d'un arraisonnement de la sexualité au pouvoir par une « théorie de la loi constitutive du désir » : pour mieux assujettir les hommes, « l'Occident a livré le désir au pouvoir », non pas en lui imposant la loi comme principe limitatif extérieur, mais en « piégeant » le désir dans une stratégie fondée sur le savoir et l'aveu. Dans un sens qui n'est pas éloigné, Deleuze(10) montre aussi que la psychanalyse est une fausse libération, car elle parle beaucoup de l'inconscient, mais toujours « pour le réduire, le détruire, le conjurer [...]. Des désirs, il y en a toujours trop, pour la psychanalyse : “pervers polymorphe”. On vous apprendra le Manque, la Culture et la Loi ». Considérer, avec toute une tradition qui va du platonisme à la psychanalyse, l'objet du désir comme ce dont on manque, c'est le comprendre comme une souffrance et s'exposer au finalisme des valeurs. La psychanalyse prétend certes vouloir comprendre plutôt que juger, mais elle s'attribue la vocation de guérir, et impose au désir la culture et la loi, comme des limitations nécessaires dans l'édification de la personnalité. Elle se méfie de l'inconscient et, plutôt que de le produire, préfère le limiter, voire, idéalement, y mettre fin : « wo Es war, soll Ich veerden(11) ». Comme l'avait montré Nietzsche, seul le désir est l'infini créateur de valeur : il n'a ni but ni terme, il se produit lui-même et produit ses objets en les valorisant. Au fond, c'est pour Deleuze un contresens de comprendre le désir en termes de rapport entre un sujet, où il aurait son origine, et un objet, qui serait sa fin : le désir est une énergie, un « flux » dont l'orientation n'est jamais fixée à l'avance. Dès lors, sa nature est d'être « révolutionnaire », car il crée sans cesse, et parfois dans la violence, de nouveaux agencements en remettant en cause la structure rigide de l'interdit. On n'imposera donc pas de fin au désir, ni l'orientation de la pseudo-valeur, ni la limite de la loi.

La véritable libération du désir a donc un sens politique et passe par une reconnaissance de son caractère de transgression. Ainsi, H. Marcuse(12) montre que la frénésie de consommation dans les sociétés capitalistes cache mal la misère d'une humanité frustrée et aliénée, car dépossédée du sens même de son désir de bonheur. Par une domination de plus en plus rationalisée, le capitalisme a imposé une culture « unidimensionnelle » qui vise à annihiler tous les désirs qui pourraient le menacer. Même la sexualité est « désublimée », banalisée et rabaissée au rang de marchandise, de « pornographie ». La société n'est donc devenue permissive que parce qu'elle a domestiqué les éléments « explosifs » et « antisociaux » de l'inconscient.

Marcuse développe donc une éthique du désir comme « Grand Refus » de cette société, c'est-à-dire comme contestation et subversion permanentes par rapport à la « vieille morale ». Il exalte l'expérience de la joie sans culpabilité et la force révolutionnaire de la sexualité non génitale, qui « valorise la vie en tant que fin en elle-même » et conteste la génitalité comme fin du désir sexuel. L'art est tout autant mis en valeur car il fournit le paradigme du travail libéré de la peine, et brise la pétrification sociale en ouvrant l'histoire à l'horizon du possible. Le propre du désir est ainsi d'être une rébellion, et de renverser toutes les fins qu'on prétend lui assigner : définitions, valeurs et limites.

Fabien Lamouche

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Gorgias (387 av. J.-C.), trad. M. Canto, Flammarion, Paris, 1987, pp. 231-235.
  • 2 ↑ Platon, le Banquet (385 av. J.-C.), trad. É. Chambry, Flammarion, Paris, 1964, pp. 60-70.
  • 3 ↑ Saint Augustin, les Confessions, trad. J. Trabucco, Flammarion, Paris, livre iii, chap. i, 1964, p. 49.
  • 4 ↑ Nietzsche, F., Crépuscule des idoles, « La morale, une antinature » (1888), trad. J.-C. Hémery, Gallimard, Paris, 1974, pp. 32-37.
  • 5 ↑ Hobbes, T., De la nature humaine, VII, § 4-6 (1640), trad. baron d'Holbach, Actes Sud, Paris, 1997, pp. 54-55.
  • 6 ↑ Spinoza, B., Éthique, III, prop. VI-IX et scolie (1675), trad. C. Appuhn, Flammarion, Paris, 1965, pp. 142-145.
  • 7 ↑ Freud, S., Au-delà du principe de plaisir, chap. vi (1920), in Essais de psychanalyse, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Payot, Paris, 1981, p. 110.
  • 8 ↑ Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation (1818), trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1966.
  • 9 ↑ Foucault, M., Histoire de la sexualité, vol. I, « La volonté de savoir » (1976), Gallimard, Paris, 1976, pp. 99-120.
  • 10 ↑ Deleuze, G., Dialogues avec Claire Parnet (1995), Flammarion, Paris, 1966, pp. 95-97.
  • 11 ↑ Freud, S., « Là où était du ça, doit advenir du moi », in Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse (1932), trad. R.-M. Zeidin, Paris, 1984, p. 110.
  • 12 ↑ Marcuse, H., l'Homme unidimensionnel (1964), trad. M. Wittig, Minuit, Paris, 1968.