amour
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin amor. En grec : Eros ; en allemand : Lieb (Moyen Âge), « plaisir », Liebe, du latin libens, « volontiers, avec plaisir », de même racine que libido, « désir, volupté ».
Concept scindé en deux orientations générales au sein de l'histoire de la philosophie, l'amour renvoie soit à un désir de transcendance, soit à un désir immanent d'un autre qui renvoie à une théorie des affects. Inscrit au cœur du mot même de philosophie, l'amour désigne donc, de façon ambivalente, tout à la fois une idéalité ancrée soit dans l'ordre du savoir, soit dans le registre mystique, et une appétence du fini pour le fini. C'est de la confusion de ces deux registres bien distincts que sont nés la plupart des genres de l'amour : amour courtois, possession mystique des stigmates charnels d'un Dieu immédiatement saisi, amour de soi.
Philosophie Antique, Philosophie de la Renaissance
Sentiment de nature intellectuelle ou charnelle qui engendre le désir.
L'éros platonicien, qui est avec l'amicitia hellénistique et romaine le plus proche parent de l'amour, se constitue essentiellement dans une relation de l'âme aux Idées. Dans ce processus qui est le propre d'une âme, une conversion se produit. L'âme est, dans l'amour, sans cesse dans une posture ascensionnelle puisqu'elle ne peut aimer, à moins de se perdre, que ce qui est élevé et radicalement séparé des contingences du sensible. Contrairement à l'éros, l'agapè chrétienne place dans la transcendance elle-même, en tant qu'elle s'étend à toute créature finie dans la foi, la puissance généreuse postulée par l'amour. La tradition platonicienne, outre le fait qu'elle tend à intellectualiser le produit du désir, ne contient rien en son sein qui la prédispose à faire de la représentation du corps martyrisé de Jésus l'objet d'un amour en soi.
Par-delà l'agapè chrétienne et l'amour courtois, la Renaissance rénove le culte de l'éros platonicien. Cette approche, dans son goût du syncrétisme, n'efface pas les deux premières, mais réconcilie en un seul amour – l'amour de la Beauté qui est Dieu – le platonisme du Banquet, l'amour paulinien et le pétrarquisme, qui, déjà, donnait à la relation amoureuse une dimension intellectuelle. Ainsi, Ficin et le néoplatonisme opposent aux voluptés vulgaires de la chair, à l'acte vénérien attristant l'esprit, un amour vrai, spirituel, désincarné, céleste, qui apporte à l'amant la joie dont la passion est toujours dépourvue(1). Confondant la Vénus terrestre avec la céleste, nous aimons mal. En restaurant la pratique du banquet, Ficin redéfinit le sens de l'amour vrai, qui est désir du beau : non de la beauté éphémère du corps qui émeut les sens indignes – toucher, goût, odorat –, mais de la beauté divine éternelle, accessible aux sens nobles – ouïe, vue, raison. Cette fureur érotique, Éros, s'apparente au principe d'attraction émanant de Dieu, à la puissance unificatrice, ordonnatrice du cosmos, rappelle alors à l'âme son origine divine. L'humaine et commune nature ainsi transcendée, l'amant rayonnant de la beauté fascinante des anges, des héros et autres virtuosi, devient le digne objet d'un amour aristocratique(2).
Julie Reynaud
Notes bibliographiques
Philosophie Moderne, Métaphysique, Psychologie
À l'âge classique, l'amour tend à devenir le modèle des passions, alors que dans l'Antiquité c'était plutôt la colère qui jouait ce rôle.
L'époque de l'humanisme a vu se multiplier les traités ou les dialogues sur l'amour (où souvent les statuts et les contenus de l'amour humain et de l'amour divin renvoient l'un à l'autre) ; l'œuvre de Léon l'Hébreu en est un bon exemple. À partir de Descartes, la théorie des passions prend un tout autre aspect : elle se systématise en cherchant à expliquer la variété des passions par leur engendrement à partir de quelques passions fondamentales ; non seulement l'amour est presque toujours l'une de ces passions, mais surtout les passions sont presque toutes pensées sur le modèle qu'il fournit, en tant qu'elles sont conçues comme des relations à un objet. Une rupture décisive a lieu dans la pensée de Spinoza, où au contraire l'amour n'a qu'un statut de passion dérivée : il est la joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure – ce qui revient à dire que la passion ne se définit pas d'abord par son objet. Cela n'empêche pas l'itinéraire éthique de culminer dans la double pensée de l' « amour envers Dieu » et de l' « amour intellectuel de Dieu », qui suppose deux sortes de joie différentes (le premier renvoie à une joie affective, transition vers une plus grande puissance d'agir ; le second à une joie stable, non affective, et en ce sens cet amour est identique à l'amour que Dieu a pour lui-même et pour les hommes)(1). Chez Leibniz, aimer est trouver du plaisir dans la félicité d'autrui(2). C'est l'amour divin qui explique la Création et l'amour pour les perfections divines est la condition du salut.
L'âge classique a connu la « querelle du pur amour » : l'âme peut-elle aimer Dieu et s'abîmer en lui jusqu'à s'oublier elle-même, sans aucun mélange d'intérêt, de crainte ou d'espérance ? – Fénelon, Mme Guyon, Bossuet, Malebranche et Leibniz y participent(3).
Pierre-François Moreau
Notes bibliographiques
Psychanalyse
Thème central de la psychanalyse, qui élucide la diversité des acceptions des mots « amour » et « aimer », qui la justifie et qui en déploie les sources organiques et la dynamique : pulsion sexuelle, libido.
La vie amoureuse procède de celle de la première enfance. Selon que le détachement psychique d'avec les amours infantiles (figures parentales) a été plus ou moins accompli – et la synthèse plus ou moins possible des courants tendre et sensuel –, les vies amoureuse et sexuelle seront diversement actualisables (de l'amour platonique au rabaissement psychique en passant par le fétichiste collectionneur, le gourmet et le sadique).
Proche de la pathologie, la « passion amoureuse » (Verliebtheit) se caractérise par une surestimation psychique de l'objet d'amour, qui prend la place de l'idéal du moi. L'amour de transfert en est une forme. L'état amoureux participe aussi de l'étiologie de la paranoïa, vue comme transformation d'un désir homosexuel(1). Les mêmes processus psychiques créent l'état d'hypnose et la soumission au chef dans les masses (Psychologie des masses et analyse du moi, 1921).
En assignant une origine commune – la sexualité – à toutes les formes d'amour, Freud s'inscrit dans la tradition qui affirme la continuité du désir sexuel à l'idéalisation : « Encore que les passions qu'un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l'argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu'il veut violer, un homme d'honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois, en ce qu'elles participent de l'Amour, elles sont semblables.(2) »
Benoît Auclerc
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Freud, S., Psychoanalystische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia (Dementia Paranoides) (1910), G.W. VIII, Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa décrit sous forme autobiographique (Schreber), O.C.F.P. X, PUF, Paris, p. 285.
- 2 ↑ Descartes, R., Les Passions de l'âme, 1649, II, 82, Vrin, Paris, 1955, pp. 123-124.
→ ambivalence, enfantin / infantile, éros et thanatos, étayage, idéal, libido, narcissisme, objet, sublimation, transfert
amour de soi / amour-propre
Anthropologie, Morale
Deux mouvements autocentrés de la sensibilité ; le premier vise les conditions de la pure et simple existence, le second est relatif à l'idée que se fait l'individu de la condition d'autrui.
Cette dichotomie arrache l'amour à sa dimension affective et / ou simplement morale pour l'inscrire dans le schéma d'une analyse des fondements anthropologiques des relations sociales et politiques. Elle est mise en place par Malebranche dans la Recherche de la vérité : en lui-même, l'amour de soi qui nous porte à conserver notre être est « toujours bon ». De surcroît, il se manifeste encore empiriquement dans la réalisation des vertus dont nous sommes capables, comme simples créatures : « L'amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même, est toujours accompagné de quelques mouvements d'esprit qui rendent cet amour sensible. »(1). C'est pour avoir mêlé d'un tel contentement sensible l'amour qui doit nous unir à Dieu que Malebranche se trouve engagé dans la querelle du pur amour, qui oppose Bossuet et Fénelon : il faut, selon l'oratorien, que l'amour de soi accomplisse sa plus haute forme dans l'amour de Dieu, sauf à nier la vertu théologale d'espérance. Toutefois, l'amour de soi, s'il procède d'un mouvement droit, peut dégénérer en un amour-propre déréglé, par où nous nous aimons mal, car nous oublions que « c'est l'amour que Dieu se porte à lui-même qui produit notre amour. »(2).
La différence entre amour de soi et amour-propre demeure relative à l'analyse des comportements humains, quoi qu'il en soit de son assise métaphysique. Rousseau peut ainsi reprendre à son compte ces acquis de l'hédonisme malebranchiste pour éclairer la genèse des affections morales dans l'homme. Contre Malebranche, il affirme que l'homme est naturellement bon, puisqu'animé, à l'état de nature, par le seul souci de sa conservation immédiate, que ne perturbent pas des désirs supplémentaires. L'amour-propre, au contraire, sanctionne la préférence abusive que nous nous accordons, en imaginant que notre bonheur dépend de l'acquisition de nouveaux avantages, qui nous semblent profiter à autrui ou qui pourraient nous élever au-dessus d'une condition dont nous imaginons qu'elle lui est profitable : « L'amour de soi, qui ne regarde qu'à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l'amour-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne saurait l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. »(3). Aussi le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes décrit-il la genèse et la dégradation des relations sociales à partir de la mise en œuvre de l'amour-propre, qui requiert l'usage des capacités intellectuelles de l'homme et de sa sensibilité active, puisqu'il engage l'imagination et le jugement de comparaison qui complexifient l'amour de soi.
Il reste que l'amour-propre, en ce qu'il est essentiellement relatif, permet également d'approcher ce qui fait la nature morale de l'homme : au lieu de se préférer à tous ceux auxquels il se compare, Émile les considère avec compassion – l'amour de soi ainsi généralisé devient amour de l'humanité. Fera-t-il un bon citoyen ? Non, car une communauté politique doit essentiellement se préférer selon Rousseau.
André Charrak
Notes bibliographiques