C'est pourquoi, tout en réaffirmant son attachement au traité signé en 1983 avec Alger, la Tunisie réagit très prudemment à l'accord d'union maroco-libyen d'août 1984. Il ne reste à la Tunisie qu'à tenter de dépasser les profondes divisions inter-maghrébines en réaffirmant sa vocation arabe. C'est le sens des travaux entrepris à Tunis pour édifier, conformément aux vœux du Sommet de Fès (septembre 1982), un siège nouveau et grandiose pour la Ligue arabe.

Alain Chenal

Turquie

Le bon élève du FMI

La Banque mondiale et le FMI sont, depuis un an, très contents de la Turquie : c'est le bon élève que l'on cite aux autres pays en voie de développement, car il a accepté la potion amère ordonnée par ces arbitres de l'économie mondiale. Et les résultats paraissent probants : les exportations ont augmenté de 32 % par rapport à l'année précédente (premier client : l'Iran), et le déficit du commerce extérieur n'est plus que de 25 %, alors qu'il s'élevait à 40 % en 1983 (chiffres comparés des premiers semestres). La Turquie va donc pouvoir commencer à rembourser sa dette.

Exporter

C'est la politique de Turgut Ozal, Premier ministre élu en novembre 1983, après trois années de dictature militaire, qui est à l'origine de ce succès. Politique entamée dès 1980, alors qu'il était conseiller économique, mais qu'il n'a pu réaliser pleinement que depuis qu'il est chef du gouvernement. Tournant le dos aux principes kémalistes, il abandonne le protectionnisme, qui permettait à l'industrie nationale de se développer à l'abri de la concurrence étrangère, libère les importations, autorise l'achat de devises, les voyages et même les investissements à l'extérieur, simplifie les procédures bureaucratiques et ouvre grandes les portes aux capitaux étrangers.

Il s'efforce de dénationaliser un certain nombre d'entreprises et envisage même de vendre au secteur privé le pont sur le Bosphore qui relie la Turquie d'Europe à la Turquie d'Asie. Tout est donc fait pour encourager une économie de marché, sans les freins et les subventions d'un État jusque-là très interventionniste. Les entreprises saines, compétitives survivront, les autres devront disparaître. C'est ce que l'on appelle « la restructuration rationnelle de l'économie ». Un seul mot d'ordre : produire plus pour exporter plus.

Mais, dans les conditions actuelles, exporter plus signifie aussi consommer moins. Pour cela, on élève le taux du crédit (environ 50 %) et on bloque l'augmentation des salaires à 15 %, alors que l'inflation atteint 40 %. D'où une nette diminution du pouvoir d'achat, qui frappe les bas revenus, mais aussi les classes moyennes. Le niveau de vie du travailleur turc ne cesse de se dégrader : « Il est devenu très pieux, dit-on, car désormais il jeûne même en dehors du Ramadan. »

Encore ceux qui ont un emploi peuvent-ils s'estimer heureux, car, à la suite de cette rationalisation de l'économie, nombre de petites entreprises ont fait faillite et le chômage augmente, touchant officiellement deux millions et demi de personnes, fin 1983, trois millions cette année. Difficultés passagères, affirme Turgut Ozal, persuadé que ce modèle de développement va réussir, bien qu'il ait échoué au Brésil, en Argentine et au Chili, le peuple ayant fini par se révolter.

État de siège

Arrivera-t-il à contenir les mouvements sociaux que cette politique ne peut manquer de susciter ? Pour l'aider, le gouvernement civil a derrière lui l'armée, omniprésente. La Turquie est en effet toujours en état de siège. Seules 13 provinces sur 67 bénéficient depuis mars de l'état d'urgence, c'est-à-dire qu'elles sont administrées par des gouverneurs civils ayant des pouvoirs comparables à ceux des gouverneurs militaires. Les grèves sont toujours interdites, les syndicats bannis sauf la Turkis, considérée par bien des travailleurs comme un syndicat collabo. La censure de la presse reste aussi sévère, sévissant d'ailleurs à droite comme à gauche.

L'Université continue à être contrôlée. Les centaines de professeurs qui avaient été renvoyés ou avaient dû donner leur démission n'ont pas été réintégrés et le Conseil de l'enseignement supérieur exerce un contrôle extrêmement sévère, en particulier sur les sciences humaines. Environ 2 500 procès politiques sont en cours, concernant près de 29 000 accusés. Certains sont jugés pour des actes de terrorisme, mais beaucoup pour de simples délits d'opinion. C'est le cas des 56 intellectuels qui organisèrent au printemps une pétition pour une « réelle démocratie » (ils furent 1 260 à la signer : que 56 seulement soient prévenus est, d'après le Premier ministre, un progrès). Prisonniers politiques aussi, les 23 condamnés du Mouvement pour la paix, soupçonné par le pouvoir de sympathies prosoviétiques. Quant aux 535 syndicalistes de la centrale de gauche DISK, ils ont été mis en liberté provisoire, mais 76 risquent la peine de mort.

Timide libéralisation

La situation dans les prisons était si mauvaise que, pour faire pression sur le nouveau gouvernement civil, des milliers de détenus ont fait la grève de la faim. Une quinzaine sont morts, sans que soit accordé le statut de prisonnier politique, réclamé. Quelques directeurs de prison sont cependant renvoyés. Les parlementaires européens invités par le gouvernement Ozal à visiter les prisons se déclarent relativement satisfaits, ce qui facilite la réintégration de la Turquie dans l'Assemblée européenne, dont elle avait été suspendue à la suite du coup d'État militaire.