En outre, l'équilibre que favorisent les dirigeants syriens repose sur un jeu subtil de rapports de forces qui permet au protecteur d'intervenir à sa guise, qui préserve l'existence et les avantages acquis de chaque faction confessionnelle ou politique, mais qui n'engage nullement le pays dans la voie durable qui lui permettrait de se passer de tout suzerain. Dans ces conditions, la trêve apparaît non comme un pas vers la paix, mais comme un substitut à celle-ci.

Éprouvés par une guerre à épisodes qui a déjà fait plus de 100 000 morts, les Libanais s'accommoderaient bien d'une solution tronquée si elle leur assurait leur revendication essentielle : survivre. Un mot qui a acquis, en 1984, une signification nouvelle : il ne suffit plus d'échapper aux bombes et aux massacres confessionnels ; il faut aussi se soustraire à la misère. Plusieurs dizaines de milliers de familles, notamment parmi les personnes déplacées par la guerre, privées de tout revenu, vivent dans un dénuement total.

Les graves problèmes économiques et sociaux pourraient bien prendre le pas, désormais, sur les préoccupations politiques. Le système bancaire traverse sa crise la plus grave depuis vingt ans, la livre libanaise est en chute libre face au dollar, et, ce qui est sans doute bien plus grave, les transferts des Libanais travaillant dans les pays du pétrole, qui avaient permis d'éviter jusqu'ici la désintégration totale de l'économie libanaise, menacent de se tarir. Une perspective qui assombrit singulièrement l'horizon.

Amin Maalouf

Libye

Le guide contesté

La « révolution à l'échelle mondiale » du colonel Moammar el-Kadhafi se heurte aux réalités et aux aspirations d'un peuple de 3 millions de personnes qui connaît à la fois des difficultés économiques et une crise politique.

Les anathèmes

Adepte de la vision nassérienne, adversaire résolu d'une négociation avec Israël, la Libye se heurte aux États arabes du Machreq. Pour l'Égypte en particulier, elle figure au premier rang des suspects, voire des accusés. Le Caire dénonce la responsabilité de Tripoli après le bombardement sur Omdurman au Soudan le 16 mars, bien qu'il paraisse probable que le raid aérien ait été monté à Khartoum même. En septembre, nouvelle mise en cause de la Libye, à propos du minage du golfe de Suez.

En l'absence de preuves formelles, une polémique véhémente se développe : divers États arabes accusent Tripoli de terrorisme. Celui-ci dénonce en retour leur « trahison » vis-à-vis de la cause unitaire et de la lutte palestinienne : « trahison » du gouvernement libanais auquel M. Kadhafi ne proposera de renouer des relations diplomatiques qu'après la dénonciation en avril de son accord avec Israël ; « trahison » de la Jordanie, qui s'est montrée sensible, en février et mars, aux propositions américaines ; « trahison » des loyalistes de l'OLP, contre lesquels le numéro un libyen soutient dès janvier un Commandement provisoire du nouveau Fath.

Mais la Libye de 1984 manque de moyens pour s'opposer aux tentations de la paix américaine au Proche-Orient ; son influence reste limitée, même sur son partenaire syrien. Et, dans l'espace centre-saharien, faute d'avoir réglé ses problèmes frontaliers, elle se voit refuser en janvier son adhésion à l'accord tuniso-algéro-mauritanien de 1983.

Elle riposte par un rapprochement économique, puis politique avec le Maroc, dont elle est pourtant loin de partager les orientations. Le traité d'Oujda instaure, le 13 août, l'unité des deux États et vise à une « action commune pour le grand Maghreb » : encore une tentative de modifier l'équilibre des forces régionales.

Évacuation du Tchad

Si le colonel Kadhafi échoue à prendre la tête des révolutionnaires au sein de l'OUA (Organisation de l'unité africaine), qui décide de ne pas se réunir à Tripoli, il suscite des émules, tel le capitaine Sankara au Burkina (Haute-Volta). Surtout, il expédie à grands frais (près de 2 milliards de F en un an) quelque 5 000 militaires dans la partie nord du Tchad, sur un territoire de 200 000 km2, en dépit de ses démentis réitérés jusqu'en mai. L'occupation est difficile — face aux forces françaises décidées à lui faire lâcher pied — et compliquée par des relations orageuses avec son protégé tchadien, le GUNT, rebellé contre le gouvernement de N'Djamena.