En trois semaines, le Premier ministre, Edward Babiuch, est acculé à l'alternative suivante : laisser se développer cette « démocratie rampante » et ralentir l'assainissement économique, ou bien, comme le conseille M. Rakowski, directeur de la revue Politika, un moderniste du comité central, faire de profondes réformes de structure.

Grèves

Tandis que les grèves se propagent et que les syndicats officiels ont de plus en plus de mal à canaliser les revendications, l'un des fondateurs du KOR (Comité d'autodéfense sociale), Jacek Kuron, appelle à l'auto-organisation pour ne point provoquer par des débordements une réaction brutale des Soviétiques. C'est alors que, sous les yeux du monde entier fasciné, la revendication se politise.

Les 17 000 ouvriers des chantiers navals de Gdansk se mettent en grève le 14 août. Motif : le licenciement d'une responsable d'un groupement syndical non officiel. Dès lors, tout bascule. Le 16 août, un comité de grève interentreprises (MKS) est créé à Gdansk. Il présente vingt et une revendications, dont la plus étonnante dans un pays socialiste est la reconnaissance de syndicats libres, indépendants du parti.

Le bureau politique délègue, dans le port de la Baltique, une commission gouvernementale chargée de négocier avec les grévistes. Mais ceux-ci exigent au préalable que les communications téléphoniques, interrompues autour de Gdansk pour les isoler, soient rétablies. Tandis qu'Edward Babiuch ne sait que faire allusion à une menace soviétique, Edward Gierek annule un voyage en RFA. Le chef du POUP promet la satisfaction de certaines exigences économiques, mais rejette les revendications politiques.

Démissions

Tandis que les négociations piétinent, les grèves s'étendent. Elles atteignent Szczecin et la Silésie. Le vice-Premier ministre Jagielski remplace, à la tête de la commission de négociation, l'autre vice-Premier ministre, Pyka. 62 intellectuels de Varsovie appellent à la liberté syndicale. Jacek Kuron, Adam Michnik, une quinzaine d'animateurs du KOR et d'autres dissidents sont arrêtés. Le Premier ministre, Babiuch, donne sa démission au cours de la session plénière du comité central, le 24 août. Il est remplacé par Jozef Pinkowski.

C'est alors que le ton change à Moscou, où la presse dénonce les « ingérences occidentales et les activités subversives antisocialistes de certains Polonais ». À Varsovie, et comme en écho, le cardinal primat Wyszynski appelle à la fin de la grève. Le 30 août, le MKS de Szczecin et, le 31, le mouvement de Lech Walesa à Gdansk signent des accords. La grève se termine. Mais les retombées de ce mois d'août sont loin de se résorber.

C'est d'abord l'hospitalisation et la démission d'Edward Gierek, remplacé par Stanislaw Kania. C'est l'émergence de l'ouvrier de Gdansk, Lech Walesa, le héros de cette lutte ouvrière menée avec une audace et une maîtrise stupéfiantes. Le nouveau syndicat indépendant constitué à Gdansk à partir de 38 comités interentreprises est baptisé, le 22 septembre, Solidarité. Le comité central du parti garantit, début octobre, la « réalisation pleine et effective » des accords de Gdansk qui portent sur trois points essentiels : l'existence légale de syndicats indépendants, le droit de grève — soit deux hérésies capitales dans l'univers socialiste — et le droit à l'information.

Tout semble heureusement conclu quand, le 24 octobre, le tribunal régional de Varsovie introduit, dans les textes des statuts du nouveau syndicat, Solidarité, des ajouts sur le rôle dirigeant du parti. Sous la menace d'une grève générale, la Cour suprême enregistre le 10 novembre les statuts de Solidarité dans leur texte original.

Victoire incontestable pour les responsables de Solidarité Compromis acceptable pour Stanislaw Kania et l'aile libérale du comité central en raison de la reconnaissance explicite par Solidarité du rôle politique dirigeant du POUP. Mais, pour les faucons du régime, reculade intolérable devant la violation du dogme communiste selon lequel la classe ouvrière et ses syndicats ne font qu'un avec le parti. Cette tendance dure, on la trouve principalement dans la hiérarchie moyenne et chez les fonctionnaires locaux.