illusion

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin illusio, de in- et ludus, « jeu » ; « ironie », d'où « moquerie, objet de dérision », puis « erreur des sens, tromperie ». En allemand, Illusion.

Philosophie Générale

Interprétation erronée d'une perception, ayant la propriété de ne pas se dissiper lorsqu'on en prend conscience. Par extension, croyance ou opinion également fausse, qui persiste même une fois réfutée.

C'est la persistance qui distingue l'illusion de l'erreur : un jugement faux peut être rectifié, mais il n'est pas en notre pouvoir de faire cesser la distorsion entre les sens et l'esprit. Cette faiblesse met en doute la possibilité même pour nous de connaître : si nos sensations varient perpétuellement et que les choses nous apparaissent différentes selon leur propre disposition ou selon la nôtre, comment peut-on ne serait-ce qu'offrir un objet à l'activité de l'entendement ? Il faudrait se contenter alors, comme le font les sceptiques, de simples jugements d'apparence, sur la nature comme sur les conduites humaines(1). Ce serait pourtant ignorer que même le jugement d'apparence suppose le travail législateur de l'entendement, auquel les sens ne font que proposer le divers sensible : par conséquent ce n'est pas la distorsion des apparences qui nous leurre, c'est le fait que l'entendement se laisse conduire par la sensibilité(2). Les sens sont disculpés, « parce qu'ils ne jugent pas du tout(3) ».

Dès lors, contre les sceptiques, il est possible de discipliner son esprit de façon à connaître quelque chose avec certitude même dans un monde où tout ne serait qu'illusion(4). Pour autant, si l'on peut corriger l'entendement, on ne peut faire de même pour la sensibilité, car une perception illusoire obéit à des règles nécessaires et suffisantes que l'on ne peut changer, mais que l'on peut suivre afin de fabriquer des illusions à volonté.

En dernière analyse, c'est notre désir de juger et de décider « même là où, en raison de notre caractère borné, nous n'avons pas le pouvoir de juger ni de décider » qui est en nous cause d'illusion(5). L'illusion des sens vient ainsi de notre désir de donner au phénomène un statut d'objet, et l'on peut de même expliquer une deuxième classe d'illusions, qui consistent à attribuer de fausses causes ou de faux principes au monde qui nous entoure. L'illusion que le monde a été créé en vue d'une fin qui est l'homme(6), ou celle qu'il existe un dieu paternel terrible et protecteur(7), répondent ainsi à un besoin d'objectiver une vision subjective du monde. L'illusion trouve là une justification, spécialement l'illusion fabriquée, l'art, qui est « le grand stimulant de la vie » sans laquelle la cruauté et l'absurdité de la nature seraient intolérables(8).

Sébastien Bauer

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, I, 19-21, tr. P. Pellegrin 1997, Seuil, Paris.
  • 2 ↑ Kant, E., Critique de la Raison Pure, Dialectique transcendantale, 4ème paralogisme. Trad. J. Barni 1980 in Œuvres philosophiques, I, NRF-Gallimard, Paris.
  • 3 ↑ Kant, E., Anthropologie d'un point de vue pragmatique, § 11, trad. P. Jalabert 1986, in Œ.P. tome III.
  • 4 ↑ Descartes, R., Méditations métaphysiques, II, GF-Flammarion, 1992, Paris.
  • 5 ↑ Kant, E., Logique, Introduction, VII, trad. A. Delamarre in Œ.P. Tome III.
  • 6 ↑ Spinoza, B., Éthique, Appendice au livre I, trad. C. Appuhn 1965, Flammarion, Paris.
  • 7 ↑ Freud, S., L'avenir d'une illusion, in Œuvres complètes, Psychanalyse, XVIII, PUF, Paris, 1994.
  • 8 ↑ Nietzsche, F., Naissance de la Tragédie, trad. M. Haar 1977, NRF Gallimard, Paris, Œuvres Philosophiques Complètes, Tome I.

→ apparence, erreur, jugement, scepticisme, sensibilité, vérité

Psychologie

Désaccord persistant avec la réalité. Elle manifeste des incohérences flagrantes entre ce que les sens nous présentent et la réalité objective. En philosophie, elle pose la question de savoir s'il peut y avoir une connaissance perceptive authentique. En psychologie, la question est de savoir comment l'expliquer à partir des mécanismes perceptifs.

Les illusions perceptives, en particulier visuelles, ont été étudiées dès l'Antiquité et, surtout, depuis la Renaissance, où elles ont joué un rôle important dans les arts visuels (perspective, anamorphoses). On distingue, en général, les illusions qui ont pour origine un phénomène physiologique d'adaptation et qui sont comparables aux erreurs dues aux instruments (comme les images qui restent sur la rétine après exposition à une lumière vive) ; et les illusions cognitives, comme la célèbre illusion de Müller-Lyer (où deux flèches de même longueur apparaissent inégales), l'illusion taille-poids, qui fait paraître un objet plus petit qu'un autre mais de poids identique moins lourd que celui-ci, ou encore les figures ambiguës ou paradoxales comme le « canard-lapin » ou les « objets impossibles » représentés dans les fameux tableaux de M. C. Escher. Il existe aussi des illusions auditives, comme celle qui fait percevoir un son qui n'existe pas en raison de la mauvaise identification de sa source. Les explications de ces illusions diffèrent beaucoup selon les cas. Les physiologistes cherchent à expliquer certaines illusions, comme celle de Müller-Lyer, ou les effets de distorsion à partir d'effets d'optique internes à l'œil ou par une perturbation des signaux émis par la rétine. Les psychologues cognitifs tels que R. L. Gregory ont tendance à expliquer la plupart des illusions visuelles par l'existence de processus inconscients de jugement à l'origine de mauvaises interprétations des données sensorielles. Ainsi, les images en perspective posent à l'œil des problèmes que le système visuel ne peut résoudre sans produire des distorsions : quand les indications de profondeur sur certains images d'illusions sont corrigées, les distorsions disparaissent. Cette analyse, qui implique la thèse classique selon laquelle la perception est une forme de jugement, entre cependant en conflit avec le fait que, même quand le sujet sait que l'illusion en est une (par exemple, il sait que les deux lignes de Müller-Lyer sont égales), sa perception illusoire demeure.

Pascal Engel

Notes bibliographiques

  • Gregory, R. L., The Intelligent Eye, « l'Œil et le Cerveau », Hachette, Paris, 1966.

→ perception

Psychanalyse

Croyance dont la motivation est l'accomplissement d'un souhait, l'illusion dépend du principe de plaisir et procède du narcissisme. Elle n'est pas nécessairement une erreur. Autorisant le travail de désillusion, elle se distingue de la conviction délirante.

Envisagée en détail en 1927, à propos des croyances religieuses, l'illusion est inhérente aux humains(1). En effet, en masquant les motions pulsionnelles sexuelles et agressives, les processus défensifs permettent de se croire plus civilisé qu'on ne l'est et de « vivre, psychologiquement parlant, au-dessus de ses moyens »(2). Arts, religions et philosophies pourvoient en illusions, dans la mesure où ils permettent de croire aux souhaits infantiles – toute-puissance, immortalité, bonté, etc.

À l'illusion, Freud oppose l'exigence de véridicité, qui reconnaît la réalité psychique pour ce qu'elle est – par exemple, « notre inconscient pratique le meurtre même pour des vétilles »(3), et par conséquent « [...] nous sommes nous-mêmes, si l'on nous juge selon nos motions de souhait inconscientes, comme les hommes originaires, une bande d'assassins »(4). Si la tâche de la science est circonscrite à « montrer comment le monde doit nécessairement nous apparaître, par suite de la spécificité de notre organisation »(5), elle échappe à l'illusion.

D. W. Winnicott a éclairé l'ontogenèse de l'illusion en développant le fonctionnement du moi-plaisir : « Au début, la mère, par une adaptation qui est presque cent pour cent, permet au bébé d'avoir l'illusion que son sein à elle est une partie de lui, l'enfant. [...] La mère place le sein réel juste là où l'enfant est prêt à le créer, et au bon moment. [...] L'adaptation de la mère aux besoins du petit enfant, quand la mère est suffisamment bonne, donne à celui-ci l'illusion qu'une réalité extérieure existe, qui correspond à sa propre capacité de créer.(6) » Interpolant l'aire primaire d'illusion en « aire d'expérience intermédiaire », Winnicott y voit la topique de toute sublimation, mais l'économie et la dynamique manquent. De fait, la sublimation implique l'élaboration psychique de séparations – entames narcissiques que l'aire d'illusion masque.

Michèle Porte

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freud, S., Die Zukunft einer Illusion (1927), « L'avenir d'une illusion », in Œuvres complètes, Psychanalyse, XVIII, PUF, Paris, 1994, pp. 141-197.
  • 2 ↑ Freud, S., 1915, Zeitgemässes über Krieg und Tod, « Actuelles sur la guerre et la mort », in Œuvres complètes, Psychanalyse, XIII, PUF, Paris, 1988, pp. 125-155, p. 137.
  • 3 ↑ Ibid., p. 152.
  • 4 ↑ Ibid.
  • 5 ↑ Freud, S., Die Zukunft einer Illusion, op. cit., p. 197.
  • 6 ↑ Winnicott, D. W., 1971, Playing and Reality, « Jeu et réalité », Gallimard, Paris, 1975, pp. 21-22.

→ défense, idéal, moi, narcissisme, plaisir, réalité, sublimation