perception

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin perceptio.

Philosophie Générale

Recueil, par le corps, des impressions sensibles.

Le problème central de la perception est ontologique autant que méthodologique. Le type d'être des objets de la perception est posé dans le cadre d'une approche dogmatique ou réaliste. L'analyse idéaliste, elle, rejoignant en cela l'attitude sceptique, jette un voile – celui de Maya dans la philosophie de Schopenhauer – sur la consistance objective de ce qui se tient derrière l'activité d'un sujet percevant. Ainsi Descartes ne retrouve-t-il un fondement objectif aux corps (le corps propre ainsi que ceux qui l'environnent et font impression sur lui) qu'après un cheminement au terme duquel seule une certitude plus que morale s'attache à l'existence des choses(1). Percevoir, chez Descartes, consiste dans l'activité de production des idées en général, mais c'est lorsque l'âme se modifie à l'occasion d'une impression corporelle que l'idée de perception est particulièrement saillante. Dans le cadre plus radical de l'immatérialisme, Berkeley(2) affirme que les qualités des choses, premières autant que secondes, ne sont pas séparables. L'activité percevante est aussi en même temps une donation d'être car rien ne peut venir prouver l'existence, hors de nous, d'un système lié de parties matérielles indépendantes du sujet qui les perçoit. Esse est percipi(3), « être c'est être perçu », selon une formule désormais célèbre qui demeure cependant peu comprise du plus grand nombre. La phénoménologie, qu'elle soit husserlienne ou sartrienne, est orientée vers la résolution des impasses de ce solipsisme en germe dans la philosophie moderne et pleinement assumé par l'immatérialisme. Les conséquences éthiques d'une compréhension solipsiste de la perception sont considérables : autrui, un sujet qui jaillit dans le monde des corps, doit pouvoir être qualifié à la façon d'un sujet, source de néantisation. Or tel n'est pas le cas si l'on considère le moi comme enfoncé dans des perceptions autotéliques.

La question de la perception a subi, dans les sciences physiques, un tournant décisif depuis l'affirmation, par l'École de Copenhague et par Heisenberg en particulier, d'une inter-détermination des mesures physiques et des moyens utilisés pour les réaliser. Il devient en effet vain, dans ce type de relations, d'interroger la nature ou l'essence de ce que l'on mesure(4).

À ce point, la rupture est complète entre une tradition philosophique attachée à l'opposition entre réalisme et nominalisme, et une perspective scientifique qui refuse toute alternative au positivisme régénéré par Heisenberg. Les tentatives de reconstruction épistémologiques de la physique, dont celles menées de l'intérieur par Bernard d'Espagnat(5), rencontrent ce caractère essentiellement fuyant d'un réel que l'on ne sait plus décrire en des termes aussi lapidaires que ceux qui étaient en usage au temps de Descartes : grandeur, figure et mouvement. La perception, hissée au niveau de la complexité d'une théorie de la mesure, perd tout pouvoir ontologique, critique et déstabilisant : affirmer aujourd'hui que nous n'avons aucun indice du degré de réalité des phénomènes observés et observables, voilà qui ne pose plus guère d'angoisse philosophique.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Descartes, R., Méditations métaphysiques, « Sixième méditation », Vrin reprise, Paris, 1993 (Reprint de l'Éd. Adam et Tannery : Vrin, Paris, 1971), vol. IX.
  • 2 ↑ Berkeley, G., Traité sur les principes de la connaissance humaine, in Œuvres, T. I., (Éd. G. Brykman), PUF, Paris, 1985.
  • 3 ↑ Ibidem, pp. 320 et suiv.
  • 4 ↑ Heisenberg, W., La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, Paris, 1962, II, 1, pp. 149-150.
  • 5 ↑ D'Espagnat, B., Une incertaine réalité. Le monde quantique, la connaissance et la durée, Gauthiers-Villars, Paris, 1985.

→ idéalisme, illusion, jugement, matière, réalisme, représentation, sensation, sensibilité, subjectif, sujet

Philosophie de l'Esprit, Psychologie

Activité par laquelle un sujet prend conscience d'objets et de propriétés présents dans son environnement sur le fondement d'informations délivrées par les sens.

On considère généralement que les expériences perceptives ont à la fois un contenu intentionnel, en ce qu'elles présentent au sujet des objets, des propriétés et des événements localisés spatialement, et des aspects phénoménaux ou qualitatifs correspondant à « l'effet que cela fait » d'avoir telle expérience dans telle modalité sensorielle. Deux questions retiennent particulièrement l'attention des philosophes de l'esprit contemporains : celle de la nature des objets de la perception, et celle des relations entre aspects intentionnels et phénoménaux de la perception.

Nature des objets de la perception

Le réalisme perceptif soutient que les objets auxquels la perception nous donne accès sont des objets du monde physique existant indépendamment du fait d'être perçus. Le réalisme direct considère que la perception nous donne directement accès à ces objets et à leur propriétés, alors que le réalisme indirect postule que nous percevons indirectement les objets du monde en ayant l'expérience immédiate d'objets mentaux. Selon les différentes versions du réalisme indirect, ces objets mentaux sont considérés soient comme des données sensorielles phénoménales (théorie des sense-data)(1) soit comme des représentations ou des percepts(2). Certains auteurs contemporains, dont F. Dretske(3), soutiennent toutefois que le représentationnalisme est compatible avec le réalisme direct : la représentation est le moyen par lequel nous percevons un objet du monde externe, mais n'est pas elle-même objet de perception. Le phénoménisme s'oppose au réalisme perceptif, en considérant que la perception ne nous donne accès qu'à des complexes de données phénoménales, qui n'existent pas indépendamment du fait d'être ou de pouvoir être perçues. À la différence de ces théories, la théorie adverbialiste ne caractérise pas l'expérience perceptive comme un acte dirigé vers un objet mais comme une manière d'être affecté. Dans cette perspective, de même que ressentir une douleur, c'est d'abord être affecté douloureusement, voir un cube rouge, c'est d'abord être affecté « cubiquement et rougement ».

Nature du contenu perceptif

Selon certaines analyses(4), le contenu intentionnel de la perception est conceptuel. On ne peut percevoir un objet sans mobiliser quelque concept de cet objet, et sans former, ou être disposé à former, quelque croyance à son sujet. Cette conception rencontre plusieurs objections. Premièrement, on peut douter que les animaux et les jeunes enfants disposent des ressources conceptuelles qu'elle suppose nécessaires à la perception. Deuxièmement, il n'est pas évident que la saisie d'un contenu conceptuel comporte en elle-même une dimension phénoménologique. Ces analyses ne rendent donc pas compte des aspects qualitatifs de la perception. Selon une approche alternative, les expériences perceptives ont un contenu intentionnel non conceptuel, permettant une représentation plus riche et plus fine des différents aspects de notre environnement. Dans cette perspective, il n'y a pas lieu de distinguer les propriétés intentionnelles des expériences perceptives de leurs propriétés phénoménales, les différences phénoménales entre les expériences étant ramenées à des différences de contenu intentionnel non conceptuel(5).

La question de la nature du contenu perceptif constitue un enjeu important dans les débats actuels sur la naturalisation de l'esprit. Conjuguant aspects intentionnels et phénoménaux, la perception soulève en effet conjointement les deux problèmes clés de la naturalisation de l'intentionnalité et de la naturalisation de la conscience.

Élisabeth Pacherie

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Price, H.H., Perception, Methuen et Co, Londres, 1932.
  • 2 ↑ Jackson, F., Perception : a Representative Theory, Cambridge University Press, Cambridge, 1977.
  • 3 ↑ Dretske, F., Seeing and Knowing, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1969.
  • 4 ↑ Armstrong, D., A Materialist Theory of the Mind, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1968.
  • 5 ↑ Tye, M., Ten Problems of Consciousness, MIT Press, Cambridge (MA), 1995.
  • Voir aussi : Casati, R., et Dokic, J., la Philosophie du son, Chambon, Nîmes, 1994.
  • Cornam, J. W., Perception, Common Sense and science, Yale University Press, New Haven, 1975.
  • Proust, J. (éd.), Perception et intermodalité. Approches actuelles du problème de Molyneux, PUF, Paris, 1997.

→ conscience, intentionnalité, qualia, réalisme, sensation, sensibilité




La perception esthétique est-elle une extension de la perception ordinaire ou une activité de l'esprit distincte d'elle ?

Est-on justifié à parler de perception esthétique parce que nous stipulons qu'elle doit être séparée de la perception d'autres phénomènes, naturels ou artificiels ? On peut opposer à cela qu'elle n'est que le prolongement de la perception naturelle, et qu'elle ne se limite pas à l'appréhension d'« objets » esthétiques. De manière générale, il est légitime de se demander si les propriétés perçues, et jugées pertinentes, sont détectées (étant admis qu'elles seraient objectivement possédées par l'objet d'art), ou projetées (cette hypothèse conduisant au paradoxe anthropocentrique et sceptique). Les théoriciens de l'art n'ont pas tranché ce point fondamental : ils ont choisi la voie de l'interprétation – iconologique, sémiotique ou herméneutique –, sous-estimant l'expérience de la réponse esthétique qui semble bien caractériser notre appréhension des œuvres. Il n'est donc pas sûr que nous devions éliminer d'emblée toute explication en termes réalistes pour interroger les processus impliqués dans la reconnaissance des formes, des lieux et des phénomènes sonores. Dès qu'on accorde à des objets un statut indépendant des propriétés et des événements perçus, il est normal de se demander en quoi ces processus sont ou ne sont pas de la même espèce que ceux que nous employons dans la vie ordinaire. De plus, lorsque perception esthétique il y a, elle n'est pas nécessairement conforme à celle que des artistes ont placée à la source de leur expérience et qu'ils croient pouvoir transmettre. Tout le problème est donc de la définir positivement sans avoir recours à un sixième sens.

Perception esthétique et perception naturelle

Certains ont mis en doute qu'il puisse exister une perception de ce genre, puisque la réalité distincte des objets esthétiques n'est pas une évidence (ils peuvent être « indiscernables » sous un certain rapport)(1). D'autre part, leur fonctionnement supposé et leur efficacité à titre de symboles ne semblent pas relever de la perception en tant que telle(2). Toutefois, plusieurs raisons paraissent indiquer que cette démarcation entre les deux genres de perceptions est plus floue que nous le voudrions.

1) On ne peut appréhender une œuvre qui soit pure cosa mentale (c'est le thème du Chef d'œuvre inconnu de Balzac) : les propriétés esthétiques requièrent de la part du spectateur ou de l'auditeur, outre une ensemble d'attitudes, une réaction appropriée à un certain type de stimulation, ce qui ne veut pas dire qu'elles soient subjectives ou « flottantes ».

2) Nous écoutons une symphonie, nous admirons une cathédrale, nous lisons un roman – et non un journal –, ces actions impliquent qu'une information très particulière soit détachée de son environnement et des besoins d'adaptation qu'il commande à l'organisme.

3) Le « fonctionnement » du symbole artistique appelle autre chose qu'une posture sociale adoptée pour la circonstance (qu'elle soit contemplative ou iconoclaste), d'abord pour des raisons historiques, et en raison du contexte où il se trouve inscrit. Ensuite, nous devons soumettre cette information supposée à un traitement compliqué où les propriétés non-esthétiques de l'objet – qui sont perçues elles aussi – ne gouvernent plus exclusivement son accès.

4) La nature de la perception dite « simple » est déjà si complexe qu'avant de percevoir des contenus articulés, nous sommes mis en contact avec des unités plus ou moins reconnaissables, y compris lorsque notre appréhension se révèle massive et confuse. Ces unités entraînent plus qu'une discrimination des éléments séparés : elles coïncident le plus souvent avec des entités remarquables « capturées » à travers un médium (statue, édifice, sonnet, phrase musicale, situation dépeinte). Afin que ces unités ou ces entités soient repérées et appréciées, une modification du regard, de l'écoute (en plus d'autres facultés intellectuelles, non obligatoirement conscientes) est normalement mise en jeu. Ainsi les attitudes « attentionnelles » qui en dérivent sont-elles intrinsèquement perceptives. Ceux des artefacts que nous appelons « œuvres d'art » suggèrent sans aucun doute une perception qualifiée, qu'il s'agisse d'un jardin, d'une installation ou d'un bijou précolombien.

C'est donc en rapport avec le traitement des sensations et avec leurs représentations à des niveaux supérieurs d'activation cognitive qu'il convient de caractériser la perception « esthétique », qui n'est pas seulement une variété plus noble du comportement de l'œil ou de l'oreille. On peut discuter pour savoir si nous percevons ou non des fictions, si notre perception peut être simulée, mais non pas pour savoir si notre perception est fictive. Dans le même ordre d'idées, il convient d'éliminer le danger de circularité invitant à poser que des objets d'art « sont » intentionnels – tous les artefacts humains le sont ontologiquement, et par définition –, afin de fonder ensuite sur ceux-ci une perception intentionnelle « esthétiquement » dirigée. C'est plutôt cette seconde qui commande au statut des premiers. En résumé, la perception naturelle possède ses lois propres (d'organisation du champ, de sélection) et la perception esthétique obéit à d'autres lois incluant les premières(3). Contre les tenants d'une théorie conventionaliste, s'appuyant par exemple sur le modèle de la lecture et du déchiffrement pour l'étendre à l'ensemble des formes de l'art, des modèles naturalistes sont aujourd'hui mis en avant et s'appliquent aussi spécifiquement à l'appréhension de ses objets(4).

La transposition des artistes

Une hypothèse de travail souvent évoquée veut qu'il y ait une perception artistique (une perception des artistes), capable de conditionner l'expérience perceptive dans un sens ou dans l'autre : celle des amateurs ou celle des philistins. Ce n'est évidemment pas une hypothèse dénuée de plausibilité, mais il faut lui adjoindre une transposition imaginative ou métaphorique. Si l'on se concentre sur la direction d'objet et sur l'acte de saisie (phénoménologique), il est en principe impossible de visionner pour soi la vision du peintre, ou d'entendre l'audition du compositeur. La grande thèse de von Helmholtz reposait sur un argument opposé : d'après lui, il est plus utile de se demander quelles sont les conditions objectives – non-idiosyncrasiques – qui président au travail des artistes. Ses études montrent que l'artiste est en situation de « résoudre des problèmes » et qu'il se comporte comme un traducteur(5). Tel est le cas du peintre, qui aide à se représenter des différences qualitatives d'ombre et de lumière. Il est vain d'exclure que d'autres propriétés (par exemple stylistiques) ne soient disponibles dans cette expérience, ce qui implique une catégorisation cognitive « en descente ». L'information perceptive serait alors reconstruite a posteriori. La seule remarque de méthode consiste à ne pas confondre la perception directe des formes ou des séquences sonores avec l'extraction d'une signification. Ce paralogisme est le plus courant et le plus naturel : il veut que le jugement s'applique ou apprécie, en même temps qu'il recrute dans l'intuition son matériau. C'est en effet, contre l'idée helmholtzienne d'un accord « de droit » entre les conditions physiologiques et les mécanismes inférentiels, que se sont élevés les gestaltistes, soutenant que nous avons une expérience complète de la saisie d'une forme, et qu'elle est préalable à la perception de l'enchâssement des parties.

Un bon exemple des limites de cette transposition régulatrice est fourni par le Christ mort de Mantegna. On peut admettre qu'il y a un exploit géométrique du peintre : c'est à partir d'un ensemble de conduites commandées à l'œil que nous verrions (au sens littéral) la figure représentée, qui sinon serait méconnaissable. Les versions du même tableau, copiées par d'autres peintres, corrigent spontanément la taille de la tête et la réduisent. Mantegna aurait trompé le spectateur en le plaçant sous un point de vue avantageux (une perspective fausse, d'ailleurs ignorée à son époque) où la taille de la tête et du pied se neutralisent l'une par l'autre. Mais cette méprise volontaire – ou cet « art » – contrevenant à la perspective linéaire, sert à majorer un effet de proximité et de choc. L'œil du spectateur sanctionne automatiquement l'erreur, et ensuite extrait une information différente de celle que devrait lui donner un contexte semblable. Pour R. Solso(6), Mantegna a produit une image qui perturbe ce que nous devrions normalement voir si nous avions devant nous le corps d'un homme étendu, vu par les pieds. Mais l'histoire de la peinture et de l'architecture est jalonnée de nombreux effets de trompe-l'œil identiques. Sans confondre trompe-l'œil et représentation pictoriale, il est possible de penser que la théorie « illusionniste » a longtemps prévalu pour des motifs qui ne sont pas seulement anecdotiques.

La conception opposée, telle qu'elle a été défendue, pour des raisons différentes, par Gombrich et Goodman, veut que nos croyances « pénètrent » ce que nous nous attendons à voir et à entendre, en vertu d'opérations inséparables de l'activité perceptive (comparer, imaginer, analyser, construire, recomposer une unité, etc.). Cette thèse suppose donc que l'œuvre d'art ne puisse jamais copier, représenter, la chose telle qu'elle se montre : elle en propose une version – une interprétation ou un construal – dont l'intelligence dépend des propriétés sémantiques et syntaxiques du symbole dans le système où il est placé. Il n'y aurait donc pas de raison de supposer qu'il existe une perception esthétique « indépendante » de l'appréhension du symbole. Gombrich(7) – bien qu'influencé aussi par Metzger et d'autres gestaltistes tardifs –, défend une indispensable structuration ou un schématisme relevant de types ordonnés de reconnaissance. Il va par exemple jusqu'à dire que les impressionnistes, qui prétendaient voir (et peindre) « avec leur œil », ne sont pas vraiment les initiateurs d'une crise de l'art représentationnel : ils n'ont fait que confirmer la tendance à rompre avec l'idée que l'art est une connaissance. La position de Goodman est plus radicale dans la mesure où pour lui les conditions subjectives de la réceptivité sont dénuées de toute pertinence pour la compréhension de l'opération consistant à exemplifier, à représenter ou à exprimer : trois paramètres constitutifs du fonctionnement du symbole(8).

Les conceptions naturalistes fortes(9) remplacent l'œil voyant par le cerveau voyant. Elles reviennent sans surprise vers une sorte de platonisme déguisé où l'identité physique du tableau est négligée au profit de l'excitation des champs récepteurs. Les toiles abstraites ne sont plus que des réussites optimisant des conditions d'orientation fonctionnelle préétablies dans la structure en couches des aires affectées. Ces recherches semblent fondées si on considère les moments de fixation binoculaire de telle ou telle partie du tableau, mais elles semblent plus aléatoires dans l'explication compréhensive des raisons qui nous font découvrir une composition, en parallèle, et peut-être en conflit, avec l'excitation neurologique. Zeki n'est d'ailleurs pas le seul qui prenne en compte la nécessité de prélever des constantes et de définir la perception esthétique par l'élimination des traits non pertinents. De façon plus originale, il invite aussi à réfléchir sur l'importance psychologique du portrait dans l'interaction perceptive, en mentionnant des cas de prosopagnosie (non-reconnaissance d'une figure connue). Sans se placer du point de vue dénotatif, ce qui compte est alors de remarquer qu'une zone corticale spécialisée est vouée à la qualification individualisante de certains traits physionomiques. De grandes œuvres d'art (Vermeer) s'appuieraient sur cette ambiguïté de la spécialisation perceptive, et mettraient en balance perception véridique et perception simulée.

Quand la perception devient le sujet de l'art

On peut ainsi avancer comme hypothèse que l'œuvre d'art contiendrait non pas seulement une certaine densité, qui la distingue d'autres symboles, mais aussi quelques instructions supplémentaires qui gouvernent le traitement perceptif. Il est de nombreux cas où le contenu « représentationnel » est devancé par une propension non-conceptuelle à regarder ou à écouter. L'œuvre d'art est composée à partir de très nombreux indices permettant de matérialiser ces instructions, qui peuvent aussi être expressives ou émotives. Le cas classique de la représentation « pictoriale » reste donc un cas à part : elle ne se confond pas avec la dénotation, et quand la dénotation lui est nécessaire, elle n'est pas suffisante pour qu'on parle d'expérience esthétique(10). Les gestaltistes faisaient déjà remarquer que les Trois Arlequins de Picasso – un tableau peint à partir de trois niveaux décalés de configuration d'une même forme – donnaient la preuve d'une suggestion qui n'est ni auto-référentielle, ni abstraite, et qu'elle n'implique pas non plus un niveau propositionnel correspondant. Il en va probablement de même des « phrases » de la musique atonale et dodécaphonique. La décomposition des formes autorisées, qui demeurent à l'arrière-plan, puis leur rétablissement épisodique, convoquent un acquiescement tacite qui peut ne pas se produire, et donc qui peut requérir – afin que nous en prenions conscience – une expérience non-représentative et non-inférentielle des transitions de détail(11).

L'autre éventualité obéit au principe suivant lequel la perception se prête à devenir le sujet propre de l'art : elle concerne le caractère sophistiqué que nous prêtons communément à ce genre de perception, laquelle peut être tour à tour attentive, experte, amusée ou contemplative. Si l'on pose que l'art n'est rien qu'un langage, fût-il éminemment expressif, nous devrions systématiquement convertir en des équivalents prédicatifs les qualia directionnels de la peinture, gravitationnels de la danse, temporels de la musique, etc. et finalement prendre « à la lettre » les apparences pour ce qu'elles ne sont pas. La dimension émotionnelle (ou quasi-émotionnelle) est alors écartée, comme l'était précédemment la réalité physique de la chose vue et entendue. En pareil cas, il devient nécessaire d'associer le jugement, en supplément de certaines croyances non formulées, à la perception consciente que nous opérons. Nous devons éliminer la possibilité d'une saisie prima facie, celle qu'en aurait le martien ou le béotien. On stigmatise d'autant mieux cette appréhension virtuelle et « faciale » en attaquant le « mythe de l'œil innocent », sans transformer pour autant la perception en évaluation.

Cela dit, il reste très vraisemblable que nous transformions la perception des œuvres par la réception que nous en avons ou par l'« implémentation » qu'elles reçoivent dans tel ou tel contexte : éclairage, performance orchestrale, etc. On ne peut même pas en exclure la lecture à voix haute des romans, telle que la pratiquait Dickens. Cette communication est à la fois sociale et émotive, institutionnalisée ou habituée. Mais soutenir un point de vue minimal en la matière, c'est considérer modestement que nous ne savons pas ce qui est regardé et entendu « comme » œuvre d'art avant de nous approcher d'elle, et sans devoir nous immerger simultanément dans le médium qui la supporte(12). Il faut donc questionner les mécanismes fondamentaux de la perception pour se demander, à partir de quand, et selon quels critères, nous impliquons avec elle d'autres attendus cognitifs – eux-mêmes différenciés, et historiquement changeants –, grâce auxquels nous percevons autrement et mieux ce monde qui, pour l'art, ne nous entoure justement pas comme un monde tout fait. On peut raisonnablement douter, en résumé, qu'il existe un « module » esthétique indépendant, et ne pas conclure pour autant que notre perception commune serait rendue magiquement « extraordinaire » du simple fait que nous percevons esthétiquement ce qui est fait pour être perçu autrement.

Jean-Maurice Monnoyer

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Danto, A., la Transfiguration du banal, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, Paris, 1989.
  • 2 ↑ Goodman, N., Languages of Art, (1968 et 1976) trad. J. Morizot, Langages de l'art, J. Chambon, Nîmes, 1990.
  • 3 ↑ Gombrich, E. H., (1956), Art and Illusion, Phaidon, trad. G. Durand, l'Art et l'illusion, Gallimard, Paris, 1987 ; Hochberg, J., « The Representation of things and people », in Art, Perception and Reality, Johns Hopkins U. P., Baltimore, 1972.
  • 4 ↑ Cavanagh, P., « Pictorial Art and Vision », in The MIT Encyclopedia of The Cognitive Sciences, MIT Press, Cambridge, 1999.
  • 5 ↑ Helmholtz, H. von, Optisches über Malerei (1871-1873), in Populär wissenschaftliche Vorträge, Braunschweicg (Band 2, 1871), trad. R. Casati, L'optique et la peinture, Ensb-a, Paris, 1994.
  • 6 ↑ Solso, R. L., Cognition and the Visual Arts, MIT Press, Cambridge, 1994.
  • 7 ↑ Gombrich, E. H., op. cit.
  • 8 ↑ Goodman, N., op. cit.
  • 9 ↑ Zeki, S., Inner Vision. An Exploration of Art and the Brain, Oxford UP, Oxford, 1999.
  • 10 ↑ Carroll, N., Philosophy of Art, Routledge, Londres & New York, 1999.
  • 11 ↑ Levinson, J., Music in the Moment, Cornell UP., Ithaca, 1998.
  • 12 ↑ Wollheim, R., Art and its objects, trad. R. Crevier, l'Art et ses objets, Aubier, Paris, 1994.

→ attitude esthétique, esthétique, expression, jugement esthétique