sensation

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin tardif sensatio, formé sur le supin du verbe sentire ; traduit le grec aisthesis, dont l'équivalent latin classique est sensus, à la fois « perception par les sens » (« sensation ») et « organe de la perception » (« sens »).


L'impression sensible est aux confins de la simple perturbation matérielle et de la production d'idées. Comment passer de l'impression des autres corps sur le corps propre à la production d'une image-idée dont le statut (est-elle corporelle, seulement mentale ?) ne peut être décidé complètement, pas même par les avancées les plus récentes des sciences neuronales ? Dès lors il n'est pas surprenant de constater que la sensation est le point de partage de tous les dogmatismes. L'empirisme y croise l'idéalisme, le rationalisme ne le cède en rien au scepticisme : Hume n'a-t-il pas accumulé tout à la fois une doctrine de l'origine radicale des idées dans la perception sensible et un doute jeté sur la réalité de nos conclusions en termes de causalité ?

Philosophie Générale

Acte de sentir.

La sensation se distingue de la perception en ceci que, contrairement à cette dernière, elle n'implique pas immédiatement une relation de connaissance. Dans la sensation, le corps n'est pas dans une disposition telle qu'il puisse servir de médiation à l'activité de juger. Il n'y a, selon Aristote, aucune démonstration qui puisse être fondée sur les sens, car démontrer contient une puissance d'universalité dont la sensation, qui ne peut être qu'une saisie de l'individuel, est entièrement dépourvue. La sensation ne pose donc jamais la question du pourquoi(1). Mais la sensation est aussi immédiatement le lieu d'une difficulté : si elle n'est que la saisie du singulier, elle intervient cependant dans l'opération par laquelle le savoir remonte des effets vers les causes (l'un des deux moments du syllogisme scientifique). Cette opération est l'induction (epagoge)(2) dans laquelle le sujet du savoir, s'habituant à observer la répétition d'une propriété en différents phénomènes, passe à sa généralisation. Ainsi la sensation, originairement dépourvue de toute fonction gnoséologique, possède néanmoins le pouvoir étonnant de fonder une partie essentielle de l'acte de connaître(3).

Qu'est-ce qui distingue vraiment la sensation de la perception ? Une compréhension isolée de la sensation n'a pu voir le jour que dans le contexte de la naissance de la science moderne et de son instrumentation. La perception augmentée, instrumentée, se déploie alors dans un espace nouveau qui est celui de l'observation et de la mesure. Formalisée par les travaux renaissants puis classiques autour de la perspective, la notion plus technique et plus restreinte de la perception, associée à un jugement et à une induction complètement définie dans les textes de Newton(4) puis de Locke(5), a laissé une place à la conceptualisation autonome des sens, tant dans le sensualisme de Condillac que dans les avancées de l'esthétique puis de la phénoménologie, qui se présente avant tout comme un retour aux choses mêmes.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Seconds analytiques, I, 31, 87b28-88a16, Vrin, Paris, 1986.
  • 2 ↑ Aristote, Ibidem, a2-5 et a15.
  • 3 ↑ Moreau, J., Aristote et la vérité antéprédicative, in Aristote et les problèmes de méthode, Symposium aristotélicum, éd. Nauwelaerts, Louvain, 1961, pp. 21-34, p. 22.
  • 4 ↑ Newton, I., Philosophiæ naturalis principia mathematica, édition I.B. Cohen & A. Koyré, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge, 1972.
  • 5 ↑ Locke, J., Essai concernant l'entendement humain (1690), Vrin, Paris, 1972 (J. Schreuder et P. Mortier Eds.).

→ perception, perspective, sensualisme

Philosophie Antique

La réflexion antique sur la sensation porte d'une part sur les mécanismes physiques et psychiques de l'acte de sentir, posant le problème du rapport entre le sentant et le senti et de la relation des sens entre eux, et d'autre part sur le statut épistémologique de la sensation, sur la place qu'elle occupe, dans le cadre de la connaissance, notamment par rapport à l'intellection.

Théophraste, au début de son traité De sensu, affirme qu'il existe deux opinions concernant la sensation : selon la première, elle est produite par le semblable, selon la seconde, par le contraire(1). Ainsi Empédocle rend-il compte des mécanismes de la sensation par le fait que le senti s'harmonise aux pores de chaque sens, alors qu'Anaxagore affirme que la sensation, produite par son contraire, est altération, ce qui explique par exemple que nous ne sentions pas ce qui est à même température que notre peau(2). Démocrite semble – toujours selon Théophraste(3) – ne pas décider entre les deux opinions : consistant en un contact avec les simulacres (eidola) émis par les objets extérieurs, la sensation est altération(4), mais les organes des sens ne perçoivent que les simulacres dont les dimensions leur sont adaptées : les atomes, trop petits, ne peuvent être perçus par les sens(5).

Dans l'histoire des théories de la sensation, Platon représente un tournant : chacun de nos cinq sens n'éprouvant que les sensations qui lui sont propres, toute information ne relevant pas d'un sens en particulier ou commune aux objets de sens différents, à commencer par le fait qu'ils sont réels, doit être attribuée à une connaissance qui ne relève pas des sens(6) : à la différence de Démocrite, pour qui l'intellection n'était qu'une perception plus fine(7), Platon voit en elle la connaissance d'objets qui ne relèvent pas des sens, les seuls, donc, parce qu'ils échappent à la relativité de la sensation, à pouvoir être considérés comme réels ; renvoyée à la subjectivité du sujet connaissant, la sensation se voit nier tout pouvoir de connaître.

Refusant la séparation platonicienne du sensible et de l'intelligible, Aristote réhabilitera au contraire la sensation : de la nécessaire antériorité de l'objet sur la sensation qu'on en a, il tire la double conséquence de la réalité du sensible et de l'objectivité de la sensation(8). Ce n'est pas que la sensation soit toujours vraie : acte commun du senti et du sentant(9), la sensation est certes tributaire des changements de l'un ou de l'autre ; trouver le vin amer peut tenir au fait qu'il est gâté, ou le buveur malade : l'amer ne se confond pas pour autant avec le doux(10), et savoir quelle qualité attribuer au vin est affaire, non de sensation, mais de jugement, et c'est dans le jugement que réside la possibilité de l'erreur, en même temps que dans la confusion entre sensation et représentation ou imagination (phantasia), qu'Aristote est le premier à séparer de la sensation et à analyser comme une faculté de l'âme(11).

Cette analyse, qui étend la faculté de juger jusqu'à la sensation, ouvre la voie à la doctrine stoïcienne de l'assentiment(12), selon laquelle la sensation n'est pas la simple impression éprouvée par le sens, mais bel et bien le jugement que cette impression provient de l'objet perçu – la sensation, ce n'est pas la douceur ou l'amertume, mais la conscience que le vin est ou n'est pas doux. L'exactitude de la sensation est dès lors affaire d'exercice du jugement : éprouver des sensations vraies est le fait du sage. Pour les épicuriens, en revanche, la sensation constitue, avec la prénotion et l'affection, un des critères de la vérité, et le plus immédiat(13). À l'époque hellénistique, la méfiance platonicienne à l'égard du sensible ne trouvera de prolongement que dans le scepticisme, explicitement professé d'ailleurs par les successeurs de Platon à la tête de la Nouvelle Académie.

La conception plotinienne de la perception / sensation (confondues en grec sous le mot aisthesis) semble être un développement rigoureux de l'enseignement du Théétète(14), selon lequel la sensation n'est pas une connaissance, et les sens sont des instruments à travers lesquels seule l'âme connaît. Reprenant d'Aristote, tout en l'interprétant en un sens platonicien, l'idée que la sensation est la réception de la forme sans la matière(15), Plotin conçoit la perception, non comme la réception d'impressions des objets extérieurs, mais comme la reconnaissance par l'âme, dans les données transmises par les sens, des formes intelligibles présentes dans le sensible(16) et dont la présence fait précisément que le monde sensible n'est pas un chaos. Ainsi l'âme est-elle le seul véritable sujet de connaissance, jusque dans l'ordre du sensible, sans que soit compromise pour autant son impassibilité ; dans le même temps se trouve affirmée, plus clairement que jamais chez Platon, l'intelligibilité, donc la réalité, du monde sensible.

Annie Hourcade, Michel Narcy

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Empédocle, A 86, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1988.
  • 2 ↑ Anaxagore, A 92, in J.-P. Dumont, op. cit.
  • 3 ↑ Démocrite, A 135, in J.-P. Dumont, op. cit.
  • 4 ↑ Leucippe, A 30, in J.-P. Dumont, op. cit.
  • 5 ↑ Démocrite, B 11, in J.-P. Dumont, op. cit.
  • 6 ↑ Platon, Théétète, 184b-186e.
  • 7 ↑ Démocrite, B11, in J.-P. Dumont, op. cit.
  • 8 ↑ Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1010b30-1011a2.
  • 9 ↑ Aristote, Traité de l'âme, III, 2, 425b26-27.
  • 10 ↑ Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1010b21-26.
  • 11 ↑ Aristote, Traité de l'âme, III, 3.
  • 12 ↑ Cicéron, Académiques, II, 37-38.
  • 13 ↑ Long, A.A. et Sedley, D.N., Les philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 17 (t. I, pp. 179-187).
  • 14 ↑ Platon, Théétète, op. cit.
  • 15 ↑ Aristote, Traité de l'âme, II, 12, 424a18 ; cf. Plotin, Ennéades, I, 1, 2, 26-27.
  • 16 ↑ Plotin, Ennéades, I, 1, 7, 9-17.
  • Voir aussi : Baldes, R. W., « Democritus on Visual Perception : Two Theories or One ? », in Phronesis, 20, 1975.
  • Gerson, L.P., Plotinus, London / New York, 1994.
  • Gourinat, J.-B., Les Stoïciens et l'âme, Paris, 1996.
  • Romeyer Dherbey, G. (dir.) et Viano, C. (éd.), Corps et âme : sur le De anima d'Aristote, Paris, 1996.
  • Stratton, G. M., Theophrastus and the Greek Physiological Psychology before Aristotle, Amsterdam, 1964, (1917).

→ affection, apparence, assentiment, critère, image, intellection, sens commun

Philosophie Cognitive, Psychologie

Événement mental élémentaire, conscient ou non, expérimenté ou inféré, résultant d'une stimulation périphérique, et considéré avant son traitement interne puis son calibrage en tant que perception d'un objet intégré dans un plan d'action.

L'abstraction de la notion de sensation est corrélative de l'essor de la neuropsychologie sensorielle depuis le xixe s. Un paradoxe soulevé par J. Müller était ainsi de comprendre pourquoi l'excitation électrique du nerf auditif était senti comme son, mais l'excitation électrique du nerf optique comme sensation visuelle (problème de la transduction). Ce résultat dissociait la sensation de la perception au sens d'Aristote, puisque nos organes des sens (c'est-à-dire perceptifs) ont un objet « propre ». Autre paradoxe : le traitement des sensations visuelles de mouvement, de couleur et de forme, est séparé comme si voir était objectivement triple, ou l'effet du travail de trois organes cachés dans l'œil. Enfin les sensations internes liées aux mouvements dépendent de capteurs spéciaux, de même que les sensations viscérales. Pour le psychologue, le paradigme des « cinq sens » est donc factice.

Paradoxalement, c'est en inscrivant la sensation dans les actions du vivant (fruit de la sélection naturelle), qu'a émergé une issue neuropsychologique à ces énigmes. La régulation kinesthésique par l'appareil vestibulaire des mouvements agis ou subis joue un rôle-clé dans cette intégration. Il n'y a plus de sensation pure, mais des unités sensorielles utiles découpées dans des schémas d'action pertinents, variant selon l'espèce.

La phénoménologie du corps mouvant et percevant (Merleau-Ponty) reçoit ici une consécration positive. Mais il n'est pas évident que la grammaire des sens se laisse ainsi naturaliser. J'ai une sensation de chaleur, certes, mais ai-je une « sensation » de vert quand je vois ? Non. Je perçois le vert (je suis intentionnellement orienté vers l'objet en tant que vert). Voir et toucher diffèrent quand on les intègre aux justifications données selon nos modes de connaissance : voir, surtout, paraît purement intentionnel et perceptif, et ce n'est pas voir au sens usuel que détailler la qualité d'une sensation visuelle. L'objet « propre » d'Aristote survit.

Pierre-Henri Castel

Notes bibliographiques

  • Berthoz, A., le Sens du mouvement, Paris, 1997.
  • Coren, S., et Ward, L. M., Sensation and Perception, Londres, 1989.

→ action, perception, sens