sens

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin sensus, « action de percevoir par les sens, sens comme organe », « sentiment, manière de concevoir, faculté de penser, bon sens ». En allemand : Sinn.

Philosophie Générale

Notion utilisée pour penser aussi bien la perception sensible que la formulation conceptuelle et abstraite d'une signification. Les acceptions du terme s'organisent autour de la fonction sensorielle, de la connaissance (intuition, sens commun, sens moral), de la signification et de l'orientation du mouvement.

La question du sens se pose dans la double problématique de l'articulation de la signification et du signe, d'une part, et du rapport du sens à sa référence, d'autre part. Récusant à la fois l'idée que le sens dérive de la convention ou de son référent extérieur, c'est-à-dire de la nature, Platon montre que le sens s'élabore conceptuellement dans la définition. Il est essence ou Idée, c'est-à-dire principe d'intelligibilité du sensible et de la pensée.

La querelle des universaux, telle qu'elle s'est déroulée au Moyen Âge, hérite de cette tradition de pensée, faisant du concept le lieu de la signification. Dans ce contexte, il s'agit de déterminer si les universaux sont réels, au sens platonicien, ou s'ils sont seulement conçus. Dans ce dernier cas, doit-on penser qu'ils sont dérivés du sensible ou bien qu'ils ont un mode d'être propre, qui n'est ni réel ni mental, mais « objectif » ?

À cette question, la philosophie cartésienne répond que les mots ont un sens par les significations qui sont attachées à nos idées. Celles-ci fondent le sens des mots et sont directement saisies par la pensée. Contre cette détermination d'inspiration nominaliste, l'empirisme de Hume, notamment, montre que le sens dérive du sensible, que l'idée, le concept est une image affaiblie des impressions sensibles. Dans cette genèse du sens, le signe joue un rôle décisif, puisqu'il tient lieu de la signification. Le sens ne dépend alors plus de l'idée, donnée avant toutes choses dans l'entendement, mais s'explique à partir de la genèse du signe.

L'inféodation du sens au signe s'accomplit dans la linguistique structurale. Identifiant le sens au signifié, Saussure démontre son étroite corrélation avec le signe, phénomène à double face, associant et distinguant un signifiant et un signifié. Dès lors, ce dernier, loin d'être une entité extralinguistique, est seulement l'autre face du signe. Le sens se réduit à une différence dans un système lexical(1).

Caroline Guibet Lafaye

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1955, p. 157.

→ langage, signe

Philosophie Contemporaine, Ontologie

Chez Heidegger, constitution de la compréhension de l'être-au-monde.

Le sens désigne ce qui, pour la compréhension propre au Dasein, est articulable dans l'explicitation d'une telle compréhension.

L'étant intramondain a du sens quand, venu à compréhension, il est découvert avec l'être du Dasein. Le sens est le vers-quoi (Woraufhin) de l'explicitation. Seul le Dasein est sensé ou insensé, tout le reste étant non-sensé. Le sens renvoie à la question du sens de l'être : poser cette question n'est point rechercher un signifié transcendantal, mais questionner en direction de l'être pour autant qu'il se tient dans la compréhension de cet étant exemplaire qu'est le Dasein. Se révèle ainsi une structure circulaire propre à la compréhension ontologique, nommée cercle herméneutique. Celui-ci appartient à la structure du sens enracinée dans la constitution existentiale du Dasein comme cet étant pour qui il y va de son être. Il ne s'agit pas de sortir du cercle, mais de s'y engager. Si l'idée de l'existence et de l'être sont présupposées pour l'interprétation du Dasein et l'obtention de l'idée de l'être, une telle présupposition ne consiste pas à poser au préalable une norme d'existence, mais à affirmer que le présupposer a pour caractère le projet compréhensif, où l'interprétation donne la parole à l'étant à expliciter, qui décide s'il fournira la constitution ontologique à laquelle il est ouvert. Si l'interprétation existentiale ne peut faire acte d'autorité sur des possibilités existentielles, elle doit se légitimer quant aux possibilités existentielles qui la fondent. Si la décision de philosopher, par exemple, est une décision existentielle personnelle, elle revêt aussi l'aspect d'une nécessité universelle, la vérité existentielle renvoyant à une vérité existentiale.

Jean-Marie Vaysse

Notes bibliographiques

  • Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1976, § 32, § 63.

→ compréhension, Dasein, exploitation, parole




sens commun


Du latin scolastique sensus communis, traduction du grec koine aisthesis.

Philosophie Antique, Philosophie Médiévale

Le sens commun signifie, au sens actuel du terme, l'ensemble des idées reçues, communes à tous les hommes en vertu du caractère universel de la raison. De manière plus spécialisée, le sens commun désigne, dans la conception aristotélicienne de l'âme, une faculté des cinq sens de s'exercer en même temps. Le sens commun opère une unification autant au niveau du perçu qu'à celui de l'individu percevant. Il permet d'expliquer comment les sensations s'organisent en perceptions de choses, et ne se réduisent pas à une atomisation de sensations isolées. Il autorise également à rendre compte du fait que l'individu sent qu'il sent, préfigurant peut-être ce qui, par la suite, prendra l'appellation de « conscience ».

Platon, dans le Théétète, s'interroge sur la faculté qui permet de discerner ce qui est commun au son et à la couleur, et attribue ce pouvoir à l'âme elle-même(1). Mais la première utilisation de l'expression « sens commun » (koine aisthesis) apparaît chez Aristote, qui l'utilise d'ailleurs seulement à trois reprises(2). La réflexion d'Aristote sur le sens commun s'organise, en fait, autour de la notion, beaucoup plus fréquemment utilisée, de « sensibles communs » (koina aistheta). Il existe trois sortes de sensibles(3) : 1) les sensibles par soi, propres à chaque sens, c'est-à-dire qui n'agissent que sur un seul sens – par exemple, la couleur blanche sur la vue ; 2) les sensibles par accident, qui sont perçus en même temps qu'un sensible par soi, mais qui ne provoquent pas un mouvement dans le sens concerné – on parle, à leur égard, de perceptions déjà acquises lors d'expériences antérieures et faisant donc intervenir la mémoire – par exemple, le sens de la vue est ébranlé par la blancheur de tel homme, mais celui qui voit sait aussi, pour l'avoir déjà rencontré, que cet homme est le fils de Diarès ; 3) enfin, les sensibles communs, qui sont le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l'unité(4). Il s'agit de sensibles par soi puisqu'ils exercent une action effective sur les sens, mais ils ne sont pas propres, mais communs. En tant que tels, ils sont perçus par le sens commun qu'il ne faut cependant aucunement considérer comme un sixième sens(5). Les cinq sens, en effet, suffisent à nous faire percevoir tous les sensibles existants. Le sens commun est cette faculté que possèdent les sens de s'exercer de concert, se comportant dans certains cas, notamment celui de la perception des sensibles communs, « comme un seul ». Il n'est pas exclu, cependant, que seul un sens perçoive un sensible commun, mais cette perception intervient toujours en même temps que la perception d'un sensible propre ; par exemple, la vue perçoit la couleur blanche et en même temps le mouvement, donc de façon propre et de façon commune, mais, dans les deux cas, le sens est ébranlé par le blanc et par le mouvement. Cette perception des sensibles communs constitue la première fonction du sens commun. Sa deuxième fonction est de sentir les sensations elles-mêmes, étant ainsi facteur d'unification au niveau de l'individu percevant(6). Le sens commun peut, en ce sens, être assimilé à ce que l'on nommera plus tard la conscience. Enfin, la troisième fonction du sens commun est de juger deux sensibles en même temps et de les distinguer, ce que ne peut faire chaque sens de manière individuelle(7), Aristote reprenant ainsi plus particulièrement le problème soulevé par Platon dans le Théétète. Le sens commun permet ainsi de synthétiser les sensations issues des différents sens pour produire la perception non plus de qualités séparées, mais d'une chose. Les stoïciens mettront essentiellement l'accent sur la deuxième fonction du sens commun, avec l'usage de l'expression « sens commun » pour désigner une forme de tact intérieur(8).

Dans la tradition latine, le sens commun prend la signification que nous lui connaissons aujourd'hui. Ainsi Cicéron engage-t-il l'orateur à ne pas se séparer du sens commun, à ne pas s'éloigner des notions communes à la foule(9). Cet attachement au sens commun constitue, d'ailleurs, un des premiers aspects de la philosophie, en vertu précisément du caractère commun de la culture humaine. Le philosophe qui chercherait à se différencier refuserait cet engagement dans la vie sociale, qui est pourtant un élément fondamental de l'éthique stoïcienne(10).

Le Moyen Âge, parallèlement à cette acception ordinaire du sens commun, développe une réflexion à partir de la conception aristotélicienne du sens commun comme faculté psychique. Ainsi Avicenne considère-t-il le « sens commun » comme le premier des sens internes, situé dans la première cavité du cerveau. Il n'a pas pour objet les sensibles communs(11), mais constitue une faculté fondamentale, véritable racine d'où émanent les facultés sensitives, et qui collecte et retient les impressions issues des sens externes(12). Par exemple, les sens externes nous permettent de percevoir la position d'une goutte de pluie à un moment donné, mais seul le sens commun nous permet de percevoir la ligne droite, résultat des positions successives occupées par la goutte d'eau(13).

Annie Hourcade

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Théétète, 184 e-185 e.
  • 2 ↑ Aristote, Parties des animaux, IV, 686 a 31 ; De memoria, I, 450 a 10 ; Traité de l'âme, III, 425 a 27.
  • 3 ↑ Aristote, Traité de l'âme, II, 418 a 8 sqq.
  • 4 ↑ Id., III, 425 a 14.
  • 5 ↑ Ibid., III, 424 b 22.
  • 6 ↑ Ibid., III, 425b 12 sqq.
  • 7 ↑ Ibid., III, 426 b 8.
  • 8 ↑ I. von Arnim (éd.), Stoicorum Veterum Fragmenta, 1903, réimpr. Stuttgart, 1979, t. II, 852.
  • 9 ↑ Cicéron, De oratore, I, 3, 12 ; II, 16, 68.
  • 10 ↑ Sénèque, Lettres, I, 5, 4.
  • 11 ↑ Avicenne, Liber De anima seu Sextus De naturalibus, III, 8.
  • 12 ↑ Id., V, 8.
  • 13 ↑ Ibid., I, 5.
  • Voir aussi : Brunschwig, J., « Les multiples chemins aristotéliciens de la sensation commune », in Revue de métaphysique et de morale, 96, 1991, pp. 455-474.
  • Brunschwig, J., « En quel sens le sens commun est-il commun ? », in Corps et Âme. Sur le De anima d'Aristote, Romeyer Dherbey (éd.), Vrin, Paris, 1996, pp. 189-218.
  • De Libera, A., « Le sens commun au xiiie siècle. De Jean de La Rochelle à Albert le Grand », in Revue de métaphysique et de morale, 96, 1991, pp. 475-496.
  • Lories, D., le Sens commun et le Jugement du phronimos. Aristote et les stoïciens, Peeters, Louvain-la-Neuve, 1998.
  • Narcy, M., « Krisis et aisthesis » (De anima, III, 2), in Corps et Âme. Sur le De anima d'Aristote, Romeyer Dherbey (éd.), op. cit., pp. 239-256.

→ phronesis, sens, sensation




Qu'est-ce qui fait sens ?

Un article de journal, un théorème logique, un baiser, une publicité, un feu rouge, un clic de souris, une attitude, le choix d'un vêtement, les créations artistiques font tous sens. Les pratiques humaines relèvent de « langages », objets d'étude pour les « sciences de l'homme ». Pour éviter les métaphores creuses, il importe de cerner les différents sens possibles du sens en partant des divers angles d'approche des phénomènes langagiers.

Approche syntaxique : le signe et sa valeur

Inventant la linguistique, F. de Saussure isola un objet scientifique nouveau : la langue. Ni faculté de langage naturelle et commune, ni parole comme exercice individuel d'expression, la langue se définit strictement comme un « système de signes ». Le signe, unité indéfectible d'un signifiant – empreinte psychique du son – et d'un signifié – concept correspondant –, est arbitraire par opposition au symbole motivé, par exemple la balance pour la justice. La langue n'est pas la simple sommation des signes, mais leur organisation en une structure, jeu réglé de leurs relations différentielles. D'où le premier sens du signe, sa valeur : « La langue est un système dont tous les termes sont solidaires et où la valeur de l'un ne résulte que de la présence simultanée des autres »(1). Parallèlement, l'approche logique inaugurée par Frege puis par Russell définissait la syntaxe logique comme l'ensemble des règles récursives d'engendrement de formules bien formées (douées de sens).

Ainsi, linguistique et logique ont fourni initialement une caractérisation rigoureuse de la dimension syntaxique du sens, ce que Russell appela signifiance [significance]. Rapidement, cette approche s'étendit au-delà de la considération des seules langues vernaculaires ou logiques. Déjà Saussure avait envisagé une sémiologie conçue comme « la science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ». D'où l'extension de l'analyse structurale à de multiples systèmes de signes. On découvrit que les pratiques humaines faisaient sens à partir d'un jeu réglé de différences structurales. Ainsi l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss(2) et l'analyse des mythologies sociales par R. Barthes(3).

Aspects sémantiques : signification, référence et vérité

Saussure fonda son analyse sur un postulat d'immanence qui excluait la considération de la référence. Les logiciens avaient cependant insisté sur la nécessité d'adjoindre à la syntaxe logique une sémantique permettant d'interpréter les calculs. Ainsi, Frege avait introduit la différence entre sens [Sinn] et référence [Bedeutung] du signe, le sens étant défini comme « mode de donation de la référence ». Le jugement d'identité « L'Étoile du matin est l'Étoile du soir » fournit une connaissance parce que les deux signes complexes « l'Étoile du matin » et « l'Étoile du soir » désignent le même objet (Vénus), mais le visent différemment(4). Dans sa théorie générale des signes, ou Sémiotique ! semiosis – qui du representamen (le signe dans sa matérialité) conduisant à l'objet de référence au moyen d'un jeu d'interprétants, c'est-à-dire d'autres signes définissant le premier et renvoyant à des habitudes de conduite. De même, il proposait une classification des signes selon la nature de la référence : l'index présentant effectivement un objet ou témoignant de sa présence passée, telles les traces de pas de Vendredi ; l'icône représentant l'objet par analogie, comme la carte, image du territoire ; et enfin le symbole représentant l'objet par convention, tel le mot « trésor ». Dès lors, un message était constitué de signes complexes assumant ensemble les fonctions indicielle, iconique et symbolique. Comme Peirce professait que « tout fait signe » dès l'instant où « quelque chose » pouvait susciter un procès de semiosis assumé par un interprète, ces outils sémantiques s'avéraient d'application universelle. Goodman s'en souvint lorsqu'il définit les œuvres d'art comme des langages possédant signification. Il distingua des modes de référence ajoutant à la prosaïque dénotation l'exemplification et l'expression : si l'Othello de Shakespeare dénote les ravages de la jalousie, les Anthropométries d'Yves Klein exemplifient une nuance particulière de bleu et la Deuxième Symphonie de Mahler exprime le désespoir(5).

Dimension pragmatique : discours et interaction

Selon Frege, le sens d'une proposition réside en une pensée objective et sa référence est constituée par sa valeur de vérité. Quant au jugement, il s'exprime par l'acte d'assertion du locuteur qui reconnaît la vérité de la pensée(6). C'était, dès 1918, esquisser une analyse proprement pragmatique du langage. Restait à dénoncer ce que J. Austin appela justement « l'illusion descriptive » d'une approche essentiellement cognitive. Le discours n'a pas pour seule fin de dire, mais de faire, et en particulier, de faire en disant. D'où l'usage performatif de déclarations qui, telles « Je vous déclare unis par les liens du mariage », réalisent une action sociale par le fait d'être proférées en une situation déterminée par la personne autorisée(7). Austin esquissa une théorie des actes de discours qui ajoutait à celle sémantique du sens (acte locutoire) une dimension proprement pragmatique composée de forces illocutoires. À partir du même contenu locutoire, on peut décliner un acte assertif : « Jean ferme la porte », directif : « Fermez la porte », promissif : « Je fermerai la porte », expressif : « Dieu soit loué, il a fermé la porte ! ». Par la suite, J. Searle(8) théorisa les intuitions d'Austin et D. Vanderveken(9) en proposa une formalisation.

Toutefois, l'acte de discours relevait du seul locuteur, l'auditeur restant purement réceptif et réactif (il doit comprendre l'acte qui doit provoquer en lui un effet perlocutoire). Wittgenstein avait pourtant insisté sur le caractère dialogique des jeux de langage. Ainsi n'était-il plus question d'isoler un acte directif de sa réponse potentielle : l'obéissance à l'ordre. D'où le premier exemple de jeu de langage « Commander, et agir d'après un commandement » et son illustration par la simple adresse du maçon à son aide « Dalle »(10). De son côté, récusant l'exclusion saussurienne de la parole, Benveniste inaugura une linguistique du discours tout entière fondée sur la reconnaissance du caractère essentiellement dialogique de la mise en discours. Il notait que cette relation dialogique s'avérait constitutive de la subjectivité des interlocuteurs(11). Dès lors pouvait-on dépasser le subjectivisme cartésien et réévaluer dialogiquement les procédures de signification et de référence(12). S'ouvrait un champ nouveau qui rendait compte de la « conversation » en termes de coopération rationnelle et réglée(13). Les phénomènes dialogiques, en tant qu'interactions langagières, s'appréhendaient en termes de procès créateur et ouvert se déployant par ajustements progressifs et réciproques d'interactes en fonction de modèles projectifs admis conjointement(14).

De nombreux philosophes du langage se sont arrêtés à ce niveau pragmatique. C'était reproduire au niveau communicationnel le postulat d'immanence saussurien. Il ne s'agit pas par exemple d'isoler un champ de « l'agir communicationnel » où le dialogue entre interlocuteurs rationnels en un climat irénique – libéré des vils intérêts d'un « agir stratégique » – conduirait à un consensus sur le sens et les valeurs sociales(15). Il importe au contraire d'affirmer le caractère foncièrement hétéronome de toute interaction langagière. D'où un dernier niveau d'analyse qui pose explicitement la question des rapports entre discours et action.

Approche praxéologique : la finalité transactionnelle

Déclarant que « ce que nous disons reçoit son sens du reste de nos actions », Wittgenstein soulignait la dépendance des jeux de langage à l'égard des formes de vie(16). En définitive, le sens ne réside pas seulement dans la signifiance des codes ni même dans la signification référentielle, mais dans le « sens » de l'interaction langagière : sa direction, finalité actionnelle. Reste à conceptualiser ces intuitions philosophiques en reprenant les recherches praxéologiques inaugurées par Espinas dès 1886. On peut considérer que toute interaction langagière est soumise à la contrainte d'une double transaction : – intersubjective, qui porte sur le jeu subtil de la mutuelle reconnaissance des interlocuteurs selon leurs fonctions, rôles, intérêts, désirs, etc. ; – intramondaine, qui en fait des co-agents pris dans un monde qu'ils contribuent à construire par leurs actions conjointes.

La complexité des pratiques symboliques impose ainsi de déployer la question du sens en toutes ses dimensions. Le « sens commun » en témoigne qui aborde le « sens » aussi bien comme sensation renvoyant à la présence et à la matérialité du signe, que comme sens qui se décline à la fois en signifiance et en signification, et enfin comme direction, finalité.

Denis Vernant

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Saussure, F. de, Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1968, p. 159.
  • 2 ↑ Lévi-Strauss, C., les Structures élémentaires de la parenté, PUF, Paris, 1949, et Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958 et 1973.
  • 3 ↑ Barthes, R., Système de la mode, Seuil, Points, Paris, no 147, 1967.
  • 4 ↑ Frege, G., « Sens et dénotation », 1892, trad. C. Imbert, in Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971, pp. 102-126.
  • 5 ↑ Goodman, N., Langages de l'art (1976), trad. Morizot, J., J. Chambon, Nîmes, 1990.
  • 6 ↑ Frege, G., « Recherches logiques » (1918-1919), in Écrits logiques et philosophiques, p. 205, note 1.
  • 7 ↑ Austin, J., Quand dire, c'est faire (1962), trad. par G. Lane, Seuil, Points, Paris, no 235, 1991.
  • 8 ↑ Searle, J., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Hermann, Paris, 1972 ; Sens et expression (1975), trad. par J. Proust, Minuit, Paris, 1982.
  • 9 ↑ Vanderveken, D., les Actes de discours, Mardaga, Bruxelles, 1988 ; Meaning and Speech Acts, Cambridge UP, vol. I, 1990, vol. II, 1991.
  • 10 ↑ Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, Gallimard, Paris, Tel, 1989, § 23, p. 125 et § 2, p. 116.
  • 11 ↑ Benveniste, E., « De la subjectivité dans le langage », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, p. 260.
  • 12 ↑ Jacques, F., Dialogiques. Recherches logiques sur le dialogue, PUF, Paris, 1979 ; Différence et subjectivité. Anthropologie d'un point de vue relationnel, Aubier-Montaigne, Paris, 1982.
  • 13 ↑ Grice, P., « Logique et conversation » (1975), trad. fr. in Communications, no spécial 30, Seuil, Paris, juin 1979, pp. 57-72.
  • 14 ↑ Vernant, D., Du discours à l'action, PUF, Paris, 1997, chap. V et VI.
  • 15 ↑ Habermas, J., Théorie de l'agir communicationnel, Fayard, Paris, 1987.
  • 16 ↑ Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, § 23, p. 125.