phronesis

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec phronein, « penser », lui-même dérivé de phren, qui désigne chez les Grecs le siège de la pensée, d'où phronesis, « pensée », « sagesse ». Dans l'éthique aristotélicienne, « prudence ».

Philosophie Antique

Parce qu'elle dérive du verbe phronein, qui signifie « penser », mais aussi « sentir », la phronesis se rattache initialement à la sensation ou au sentiment. Elle est faculté de discernement, perception correcte. Elle est surtout « dessein », « pensée tournée vers l'action »(1).

La définition aristotélicienne de la phronesis reprend en partie ces caractéristiques sémantiques. La phronesis est une « disposition » (hexis) de l'âme, certes accompagnée de raison et tournée vers la vérité, mais elle relève du domaine de la pratique(2). Elle concerne les affaires humaines, en tant qu'elles font l'objet d'une délibération ; elle n'est donc pas science(3), bien qu'elle fasse partie des vertus intellectuelles(4).

En un sens moins répandu et notablement différent, la phronesis peut désigner l'intelligence divine ou la divinité même. Elle est définie par Platon comme l'état de l'âme dans son élan vers le monde intelligible, libérée de l'emprise du corps et de la sensation, synonyme, dans ce cas, de science et de sagesse(5).

Chez les présocratiques, la phronesis est parfois faculté de la divinité même. Ainsi, le Dieu selon Xénophane est nous et phronesis, « esprit et intelligence »(6), et Démocrite associe la phronesis au nom de la déesse Athéna Tritogénéia. Il la définit cependant, avant tout, comme une forme d'intelligence essentiellement tournée vers l'action, triple faculté de délibérer correctement, de parler sans faillir, d'agir comme il convient(7). Platon, dans le Lachès, assimile la phronesis au courage(8), défini comme la « science de ce qui est à craindre ou à espérer »(9). Appliquant cette définition à la phronesis elle-même, Cicéron traduira phronesis par prudentia(10), contraction de providentia, « prévoyance ». Tel n'est pas, pourtant, le sens le plus classique de phronesis, développé par Platon. La phronesis est, selon lui, ce dont le philosophe est amoureux(11), élan de l'âme vers ce qui est éternel et divin. Elle est intelligence ou sagesse, et, en tant que telle, constitue un bien dont Platon s'emploie à démontrer la supériorité par rapport au plaisir(12). Dans les Lois, elle apparaît comme vertu à côté du courage, de la tempérance et de la justice(13), mais elle est surtout ce qui, accompagnant chaque vertu, la purifie, faisant d'elle une vertu vraie(14).

L'approche d'Aristote renoue avec le sens initial de phronesis comme faculté de penser ou de sentir essentiellement tournée vers l'action. Il commence son analyse de la phronesis par l'étude des hommes prudents(15), et ce pour deux raisons : la première tient à la définition même de la vertu, qui intègre la notion d'« homme prudent » (phronimos). Celui-ci est, en effet, la mesure même de l'action vertueuse, l'incarnation de la « règle » (logos)(16). En ce sens, le phronimos (Périclès, par exemple) a valeur de modèle, non pas parce qu'il applique une règle qui lui serait antérieure et supérieure, mais parce qu'il crée lui-même la règle, parce qu'il a cette excellence, issue en partie de l'expérience, qui lui permet, par la délibération(17), d'opérer les choix qui conviennent. La seconde raison réside dans la spécificité même de la phronesis selon Aristote, qui concerne les affaires humaines en général, mais surtout au niveau des cas particuliers(18). Ainsi, comme la science, la sagesse, l'intelligence, la phronesis fait partie des vertus dianoétiques. Toutefois, contrairement à elles, elle ne s'applique pas aux choses nécessaires et immuables, sur lesquelles aucune délibération n'est possible, mais concerne, comme l'art, ce qui peut être autrement, c'est-à-dire le contingent. À la différence de l'art, pourtant, la phronesis n'est pas tournée vers la « production » (poiesis), mais vers l'« action » (praxis)(19). Elle se distingue de l'art par la nature de son but ; alors que dans l'art le but est l'œuvre, extérieur donc à l'acte même de production, dans l'action le but est l'action elle-même en tant qu'elle est bonne(20).

Les stoïciens font figurer la phronesis parmi les quatre vertus premières aux côtés de la modération, du courage et de la justice. Ils la définissent comme science des maux, des biens et de ce qui n'est ni bien ni mal(21). Comme chez Aristote, la phronesis porte sur les individus, et n'est, en aucun cas, cet élan de l'âme vers un hypothétique monde intelligible qu'elle était chez Platon. Cependant, à la différence d'Aristote, la phronesis stoïcienne revendique son statut de science, qui la rend identique à la sophia, puisqu'elle porte exclusivement sur le nécessaire, en vertu du déterminisme universel à l'œuvre dans le stoïcisme. En ce sens, elle sera l'apanage non du « prudent » (phronimos), mais du « sage » (sophos), en tant qu'elle relève à la fois du domaine théorique et du domaine pratique.

Annie Hourcade

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Sophocle, Œdipe roi, 665.
  • 2 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140 b 20.
  • 3 ↑ Ibid., 1140 b 1.
  • 4 ↑ Ibid., 1139 a 14.
  • 5 ↑ Platon, Phédon, 79 d.
  • 6 ↑ Diogène Laërce, IX, 19 (= 21 A 1 in Die Fragmente der Vorsokratiker, Éd. Diels-Kranz, Berlin, 1952, 6e éd.). Voir aussi Héraclite, 22 B 2 in Die Fragmente der Vorsokratiker, Éd. Diels-Kranz, Berlin, 1952, 6e éd.
  • 7 ↑ Démocrite, 68 B 2 in Die Fragmente der Vorsokratiker, Éd. Diels-Kranz, Berlin, 1952, 6e éd.
  • 8 ↑ Platon, Lachès, 193 a.
  • 9 ↑ Ibid., 195 a.
  • 10 ↑ Cicéron, De officiis, I, 43, 153.
  • 11 ↑ Platon, Phédon, 66 e.
  • 12 ↑ Platon, République, 505 b ; Philèbe, 60 b.
  • 13 ↑ Platon, Lois, XII, 964 b.
  • 14 ↑ Platon, Phédon, 69 b.
  • 15 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140 a 25.
  • 16 ↑ Ibid., II, 1106 b 36.
  • 17 ↑ Ibid., VI, 1141 b 9.
  • 18 ↑ Ibid., VI , 1141 b
  • 19 ↑ Ibid., VI, 1140 a 1.
  • 20 ↑ Ibid., VI, 1140 b 7.
  • 21 ↑ Diogène Laërce, VII, 92.
  • Voir aussi : Aubenque, P., la Prudence chez Aristote, PUF, Paris, 1963.
  • Bodéüs, R., le Philosophe et la cité, Les Belles Lettres, Paris, 1982.
  • Château, J.-Y., la Vérité pratique. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VI, Vrin, Paris, 1997.
  • Lories, D., le Sens commun et le Jugement du phronimos. Aristote et les stoïciens, Peeters, Louvain-la-Neuve, 1998.

→ noûs, prudence, sagesse, sens commun