sujet

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin subjectus ou subjectum, « soumis, assujetti », ou « qui se tient dessous, qui est sous-jacent ». En allemand, Subjekt.


Selon l'étymologie latine, le sujet réunit deux significations contraires. D'une part, est sujet celui qui est assujetti à un pouvoir, pouvoir du père, du roi, du président, de la loi, de l'ordre, des supérieurs hiérarchiques, etc. D'autre part, le sujet est l'être autonome et conscient, souverain dans la mesure où il peut affirmer sa liberté et endosser la responsabilité de ses actes, quoi qu'il sache, ou ignore, des déterminations naturelles, psychologiques, socio-historiques, politiques, qui constituent sa situation singulière mais ne le conditionnent pourtant pas de manière définitive.

Morale, Philosophie du Droit, Psychanalyse, Psychologie

On a généralement entériné l'abus d'interprétation rétrospective qui date de la philosophie de Descartes et de cet événement que constitue, dans la recherche de la vérité, l'autoposition et l'autofondation d'un sujet, présent (sous-jacent) à soi dans la conscience, dans la représentation et dans la volonté. L'attribut principal supposé de cette présence à soi est une certaine permanence ou stabilité dans le rapport à soi, jusque et y compris dans la fugacité des « prises de conscience » et en dépit des ruptures d'identité du soi dans les failles de son autoaffirmation.

Hourya Sinaceur

→  « La question du sujet aujourd'hui ? »

Psychanalyse

Agent de l'inconscient, en tant qu'il est soumis au langage, et l'un des pôles du fantasme, et donc du désir.

Le mot est très rare chez Freud. C'est Lacan qui en utilisera l'équivoque (agent, lui-même assujetti), pour distinguer ainsi entre le sujet de l'inconscient et le moi réduit à sa dimension imaginaire, ou, plus exactement, spéculaire.

Le sujet de la psychanalyse, sujet de l'énonciation et non de l'énoncé, est forclos dans la science, et refoulé de la subjectivité. Dans son lien avec l' « objet a », ce « je » est ce qui doit advenir de l'analyse du fantasme, non comme réussite d'une révélation, mais comme connaissance des déterminations inconscientes. Celles-ci sont formulées dans une série de signifiants (S1) repérés par l'interprétation de l'analyste dans la chaîne des signifiants (S2) que l'analysant produit, en se soumettant à la règle fondamentale.

Jean-Jacques Rassial

Notes bibliographiques

  • Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966.

→ désir, identification, moi, signifiant, structure




La question du sujet aujourd'hui

Descartes passe pour avoir, avec son célèbre argument « cogito, ergo sum », inauguré le style des philosophies modernes, désignées comme « philosophies du sujet » ou « métaphysiques de la subjectivité ». Disons tout de suite que le sujet en question ici est le concept philosophique de sujet, distinct en principe du sujet grammatical, du sujet logique et de la personne humaine. Ce concept permet de décrire un être inaccessible à l'observation empirique, distinct de l'individu pris, hic et nunc, dans le tissu de déterminations naturelles et de conditionnements psychologiques, sociaux, institutionnels, politiques.

Pratiquant le doute jusqu'à rencontrer « quelque chose de certain », Descartes s'arrête au « je pense, donc je suis » comme à une vérité « si ferme et si assurée » qu'il décide de « la recevoir [...] pour le premier principe de la philosophie(1) ». Bien que le terme de « sujet » soit rare, pour ne pas dire absent, dans les Méditations, et n'apparaisse que plus tardivement dans l'itinéraire philosophique de Descartes, l'argument cartésien fait bien référence à un sujet de la pensée, déterminé comme « res cogitans », substance pensante. Substance, c'est pour Descartes « une chose qui existe de telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister(2) ». Et pensée, c'est « tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement en nous-mêmes ». De la pensée, non simplement comme acte, mais comme matière, se dégage l'instance autonome d'un sujet des différents modes de penser : douter, affirmer, nier, aimer, haïr, vouloir, imaginer, sentir, etc. La pensée inclut donc aussi bien un pouvoir de connaître qu'une volonté, une affectivité et une sensibilité, et alors de ce que je pense, quoi que je pense, je conclus que je suis. Le cogito accomplit ainsi l'auto-position d'une subjectivité substantiellement inébranlable, d'un sujet pensant autonome, saisissant et connaissant immédiatement en soi-même sa pensée. Il est le fondement ontologique et épistémologique de toute vérité et de toute certitude.

Descartes ne dit pas que la pensée c'est la conscience. Mais il dit que je ne peux pas penser sans savoir que je pense. De là à l'invention de la conscience comme « scène intérieure », dont le sujet est à la fois acteur et spectateur, il y a un pas, qui est franchi par les post-cartésiens, en particulier par Locke dans le fameux chapitre xxvii du livre ii de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain(3). Locke nomme « consciousness » l'impossibilité où se trouve la pensée de penser sans penser qu'elle pense. Cette impossibilité est fondée dans le principe de l'identité de l'esprit (mind) à lui-même : l'esprit a la faculté de se saisir comme « soi » (self) à travers la saisie réflexive de ses propres opérations. L'identité du soi se maintient dans les différences et sur le fond d'une temporalité intérieure. À la métaphysique cartésienne de la substance pensante, Locke a substitué une théorie de la conscience comme identité sans support substantiel et comme appropriation de soi dans une continuité interne. Il maintient, cependant, le postulat que penser et connaître sont fondamentalement une seule et même chose.

Kant a réduit la pensée au pouvoir de connaître, et identifié les problèmes de la conscience de soi (Selbstbewusstsein) aux interprétations du je pense. « Il a fallu que Kant traduisît le cogito devant le tribunal critique du je pense [...] pour que la philosophie moderne prît l'habitude de se référer au cogito comme à l'événement philosophique qui l'avait inaugurée(4) ». Le je pense kantien est au fondement de toutes les représentations comme la « conscience originaire » qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations et qui fait de mes représentations des pensées. La conscience n'est pas tant une représentation que la « forme » de la représentation en général, une pure forme sans aucun contenu. C'est donc d'un même coup que la philosophie occidentale se conçoit clairement comme philosophie du sujet et qu'elle prive le sujet de toute réalité ontologique. Si bien qu'on a pu parler d'une autodestruction du sujet par la philosophie du sujet. En même temps, Kant distingue la conscience de la connaissance. En effet, le rapport à soi comme sujet est la forme de la pensée. Mais la conscience de moi-même, qui me distingue de tous les autres animaux, qui fait de moi-même l'objet de mes représentations, et qui a conscience de la liaison de mes représentations, est loin d'être une connaissance de moi-même. Une telle connaissance a besoin de l'intuition, et celle-ci nécessite les formes a priori de l'expérience : le temps et l'espace. L'unité originairement synthétique du je pense, l'unité transcendantale (non empirique) de la conscience de soi est, non pas connaissance, mais condition de possibilité de la connaissance, forme des structures de l'objectivité. Le je n'est ni l'intuition ni le concept d'un objet, il est « la simple forme de la conscience qui peut accompagner ces deux espèces de représentation et les élever ainsi au rang de connaissances, pour autant qu'est en outre donné dans l'intuition quelque chose qui fournisse une matière à la représentation d'un objet(5) ». Le je ne s'atteint donc pas lui-même. Conclusion dont notre modernité ne s'est pas départie et qui est au rebours de la leçon cartésienne d'immédiateté et de transparence.

La phénoménologie de Husserl, qui mériterait de plus amples explications que je ne puis en donner ici, accentue encore l'activité du sujet transcendantal, et avec elle le fait que cette activité est constitutrice d'objets. L'intentionnalité renforce l'arc qui lie indissolublement sujet et objet, subjectivation et objectivation. Par là, elle renforce aussi le fait que la philosophie du sujet ait été une métaphysique de la représentation.

Sous les diverses formes qu'elle a revêtues au xxe s., qui se partagent selon deux orientations rivales, celle des sciences humaines et du structuralisme d'une part et, de l'autre, celle de la phénoménologie de Heidegger, la critique du sujet se présente comme la dénonciation d'une illusion. L'illusion consiste à supposer une unité, une identité et une continuité temporelle là où il n'y a que multiplicité, singularité composite, changement perpétuel, fragmentation même, dans l'éternel flux du temps. Et de supposer maîtrise et autonomie où il n'y a que perplexité, questionnement, indécision, submersion par des affects qui échappent à la représentation, sujétion à des lignes d'autorité qui supposent l'adhésion irraisonnée. Le je transcendantal serait une fiction, habillée des attributs positifs supposés au moi empirique, à la personne humaine. Les critiques du sujet reprochent donc aux philosophies du sujet de n'avoir pas marqué de façon assez radicale la différence entre le sujet philosophique et le sujet au sens ordinaire. De plus, le moi ordinaire, celui dont j'éprouve quotidiennement la résistance ou la fragilité, en proie aux mouvements, externes ou internes, qui le traversent, apparaît comme un point d'affleurement de forces anonymes. Plutôt que « je pense », il faut dire « ça pense en moi » ou « il y a pensée ». La critique du sujet est une critique du personnalisme psychologique (ou linguistique), de la représentation comme théâtre de la co-position du sujet et des objets, une critique de l'intériorité et une critique de l'humanisme du sujet. M. Foucault a caractérisé cette dernière tendance générale de la philosophie contemporaine en évoquant le risque que le visage de l'homme ne vienne à s'effacer du savoir « comme à la limite de la mer un visage de sable(6) ». Cette mort de l'homme, annoncée ou déjà advenue, signifie-t-elle l'élimination du sujet et la fin de la question du sujet ?

Si la réponse était affirmative, il resterait encore à expliquer le pouvoir si longtemps persistant d'une illusion si largement partagée. Comment se fait-il que l'individu puisse dire « je », exercer sa volonté, se croire libre. Le sujet ne serait-il qu'un mythe, un fable à prendre au sérieux à cause de ce qu'elle suppose « de parole et de fiction convenue(7) » ? Mais la réponse est négative. Car, par un renversement remarquable, la critique du sujet aboutit, dans certaines théories modernes – la psychanalyse, les œuvres de Canghilhem ou de Foucault par exemple –, à une subjectivité ou à une subjectivation plus décisive que celle qu'elle a pris pour cible de sa critique. Cette exigence – qui n'est pas seulement morale et politique – de subjectivation s'exprime, en général, dans le cadre d'une philosophie qui a tourné le dos au je transcendantal (isolant et autonomisant la pensée) pour s'intéresser aux conditions concrètes de la formation du sujet empirique et de son aptitude à construire sa liberté et son pouvoir d'affirmation au sein même du trouble sans nom de ses émois et dans l'inconscience de ses asservissements inéluctables. Ainsi la philosophie moderne réintroduit le sujet des passions, des désirs, des fantasmes et les connivences entre savoir et pouvoir dans le champ de la rationalité. Lacan, par exemple, a souligné qu'il s'agissait non pas de nier le sujet, mais de le dépouiller autant que faire se peut de ses illusions, de le réformer, en somme, en le débarrassant de « la représentation erronée bien qu'inévitable qu'il se fait de lui-même(8) ». Le chemin des illusions à perdre nous mène de la conscience et de l'intentionnalité à l'inconscient, aux rêves, aux actes manqués, aux lapsus, aux dérapages, aux jeux de mots, à l'effet de miroir. La question du sens se trouve par là réintroduite, à son tour, dans la sphère des structures objectives. Pour employer une image, disons que l'inconscient est comme une étoffe obscure dont les plis, seuls visibles, dessinent les configurations singulières qui constituent un sujet. La méconnaissance de soi est constitutive du sujet. Le sujet est originairement écartelé entre une subjectivité qui s'affirme et la structure objective de son être « dans laquelle la conscience claire est l'épiphénomène typique d'une obscurité radicale à soi-même(9) ». Le sujet ne surgit pas dans l'isolement d'un face-à-face de son intériorité avec le monde extérieur. Il se construit par effet de miroir. Le miroir où il s'aperçoit, se présente (et non se représente), dans une extériorité à lui-même ; les yeux de l'autre où il se voit exister. Il n'y a d'extériorité que par l'effet de ce premier rapport à soi qui est irrémédiablement un rapport à un autre. L'altérité est « au cœur » du sujet. Le sujet se présente à soi comme un autre, avant même que de s'identifier à un autre, c'est-à-dire d'accéder à la saisie de son identité par un autre et avant que « le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet(10) ». Ainsi, on a une théorie de la conscience en tant qu'elle est incapable de représentation et une théorie du sujet en tant qu'il existe sous la forme d'une contradiction : il prétend à la liberté sur fond de servitude. Canguilhem, au fond, ne dit pas autre chose quand il écrit que « Penser est un exercice de l'homme qui requiert la conscience de soi dans la présence au monde, non pas comme la représentation du sujet je mais comme sa revendication, car cette présence est vigilance et plus exactement surveillance(11) ». Et Canguilhem d'assigner à la philosophie « la tâche spécifique de défendre le je comme revendication incessible de présence-surveillance », car il ne manque pas d'occasions ou de raisons, dans « les périls communs de la vie », de prendre des risques, de résister, de s'engager.

Ici s'articule, de façon naturelle, la question du lien de la pensée éthique et politique au sujet. Sans celui-ci, comment concevoir l'intervention agissante et normée par le souci éthique dans les affaires de la cité ? La version critique de la philosophie du sujet (Kant) déclare que le véritable agent d'une action, la source de responsabilité et le sujet d'imputation, est non pas la personne empirique conditionnée par l'histoire, la société, les institutions, mais le sujet autonome, le sujet d'une initiative libre de détermination de soi par soi. S'il n'est pas une pure fiction, le sujet pratique est une idée régulatrice (une forme en somme(12)) sous l'impulsion de laquelle certains êtres sont capables de travailler à rétrécir l'empire de leur hétéronomie au profit d'un perfectionnement et d'un approfondissement de leur autonomie. Mais nous avons vu que le sujet moderne est concret, multiple, divisé, contradictoire même, car libre quoique assujetti, et parfois asservi, à ses passions, à sa « nature » (les structures bio-psychologiques de son être), au droit, aux lois, aux règles de la communauté et au pouvoir des maîtres du monde. Comme l'écrit Foucault, « ce sont des individus libres qui essaient de contrôler, de déterminer, de délimiter la liberté des autres...(13) ».

Sujétion et subjectivation se rencontrent dans le présupposé commun de la liberté. Sans doute est-ce la nouveauté la plus importante de la philosophie contemporaine du sujet que de concevoir cette contradiction entre liberté et servitude comme constitutive, et non pas destructrice, du sujet. Après tout, il n'y a pour l'être vivant, souffrant et pensant, aucune difficulté insurmontable à reconnaître concomitamment que des déterminations individuelles ou collectives s'élaborent à l'insu du sujet et que celui-ci, pourtant, puisse revendiquer le pouvoir de dire « je » et de faire des choix dans des situations, inter-individuelles ou collectives, privées ou politiques, où il invente sa propre liberté.

Hourya Sinaceur

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Descartes, R., Discours, IV.
  • 2 ↑ Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 51.
  • 3 ↑ Voir l'introduction d'E. Balibar au traité de Locke, Identité et différence, cité dans la bibliographie.
  • 4 ↑ Canguilhem, G., Mort de l'homme ou épuisement du Cogito ?, p. 614.
  • 5 ↑ Kant, I., Critique de la raison pure, éd. A. Renaut, p. 384.
  • 6 ↑ Foucault, M., les Mots et les choses, p. 398.
  • 7 ↑ Derrida, J., Après le sujet, qui vient ?, p. 97.
  • 8 ↑ Cité par Ogilvie, op. cit., p. 43.
  • 9 ↑ Ogilvie, op. cit., p. 35.
  • 10 ↑ Lacan, cité par Ogilvie, p. 108.
  • 11 ↑ Canguilhem, G., le Cerveau et la pensée, p. 29.
  • 12 ↑ E. Balibar fait observer l'identification par Kant, à la fin des « Paralogismes de la raison pure », du sujet transcendantal avec le sujet pratique (Article « Sujet » du Vocabulaire européen des philosophies).
  • 13 ↑ Cité par Y. Michaud, op. cit., p. 22.
  • Voir aussi : Derrida, J., Après le sujet, qui vient ?, no 20 des Cahiers Confrontation, Automne 1989, Aubier.
  • Balibar, E., « Sujet », in Vocabulaire européen des philosophies (à paraître sous la dir. de B. Cassin).
  • Canguilhem, G., « Mort de l'homme ou épuisement du Cogito ? », in Critique (1967), pp. 599-618.
  • Canguilhem, G., « Le cerveau et la pensée », in Prospective et santé, no 14, été 1980 ; repris in Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Albin Michel, Bibliothèque du Collège international de philosophie, 1993, pp. 11-33.
  • Descartes, R., Discours de la méthode (1637), et Méditations métaphysiques, publiées en latin en 1641 et traduites en français en 1647, in Œuvres philosophiques de Descartes par F. Alquié, Garnier, 1967.
  • Foucault, M., les Mots et les choses, Gallimard, 1966.
  • Foucault, M., « Subjectivité et vérité », Cités, no 2 (mars 2000), pp. 141-178.
  • Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Aubier, 1997.
  • Locke, J., Identité et différence. L'invention de la conscience, présenté, traduit et commenté par É. Balibar, Seuil, Points-Essais, 1998.
  • Michaud, Y., « Des modes de subjectivation aux techniques de soi : Foucault et les identités de notre temps », Cités, no 2 (mars 2000), pp. 11-39.
  • Ogilvie, B., Lacan. Le sujet, PUF, Collection Philosophie, 3e éd., 1993.
  • Ong-Van-Cung, K. S. (coordonné par), Descartes et la question du sujet, PUF, Coll. Débats, 1999.

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