jugement

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin judicium, « sentence », « jugement », de judicare, « juger », littéralement jus-dicere « dire la formule qui a valeur de règle ».


Juger, c'est effectuer l'acte difficile de placer le particulier sous l'universel, le donné sous la catégorie correspondante, en l'absence de règles prescrites. La théorie du jugement, qu'elle relève de la logique, de l'esthétique ou de toute autre activité de l'esprit, passe nécessairement par une forme d'éducation, même si conformément à la tradition kantienne d'un jugement de goût sans relation aux contenus de savoirs déterminés (concepts ou règles), nous savons bien que la faculté de juger relève aussi de la sensibilité – et qu'elle peut verser pour cela dans l'erreur.

Philosophie Générale, Philosophie Cognitive

1. Faculté de discerner le vrai du faux et le juste de l'injuste. – 2. Opération par laquelle un cas est rapporté à une règle, ou un sujet à un prédicat.

Le jugement désigne originellement l'opération du juge, c'est-à-dire la mise en rapport d'un cas à une règle de telle sorte que le cas soit « réglé ». En ce sens le jugement se présente d'abord comme une faculté de discrimination (« la puissance de bien juger et de distinguer le vrai d'avec le faux » est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison »(1)) qui constitue la qualité de l'entendement par excellence en tant qu'elle se prononce non seulement sur la réalité des choses, mais aussi sur leur valeur(2). L'œuvre du jugement est double : il s'agit d'une part de séparer le vrai du faux ou le juste de l'injuste, et il s'agit d'autre part, pour cela, de rapporter correctement ce qu'il y a à juger (un cas ou une proposition) à la catégorie ou à la règle qui permet de le juger. Le jugement conjoint ainsi la mise en rapport de deux éléments et l'assertion qui affirme (ou nie) la validité de ce rapport.

D'une part, la théorie du jugement s'intéresse aux formes et aux conditions de la « mise en rapport » : dans ce cadre, juger du vrai ou juger du juste sont deux opérations réductibles à l'articulation de deux éléments, le sujet et le prédicat, par une copule qui les associe ou les dissocie(3). Le jugement se présente alors comme un énoncé ou une proposition qui est avant tout susceptible de vérité ou de fausseté par rapport à l'ordre interne de ses éléments : il s'agit alors, et c'est la tâche propre de la logique, de déterminer l'intelligibilité du jugement comme non-contradiction formelle de la proposition qui l'exprime.

D'autre part, le jugement ne se conçoit pas seulement comme une mise en rapport : il comporte également une assertion par laquelle le contenu de la proposition judicative est donné pour vrai. Le jugement se présente alors comme l'acte par lequel la pensée se rend justiciable du vrai et du faux (raison pour laquelle il n'y a pas de fausseté au sens strict dans nos sensations, mais seulement dans le jugement qui rapporte ces sensations à des états des choses). Mais, en même temps que l'on adjoint ainsi la vérité comme adéquation aux choses à l'intelligibilité comme correction formelle, on fait entrer dans la philosophie du jugement la considération des conditions de l'assentiment : ces conditions sont, en tant que telles, antérieures au jugement, c'est-à-dire préjudicielles. Descartes remarque ainsi que « pour ce que nous avons été enfants avant que d'être hommes, il est presqu'impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance »(4).

Deux conséquences se peuvent tirer de cette affirmation :

D'une part, une telle théorie du jugement considère que l'association d'un sujet et d'un prédicat dans une proposition judicative constitue l'expression d'un acte mental : ainsi la théorie du jugement ne renvoie pas seulement à un calcul de la forme logique des propositions, elle statue aussi sur la structure même de tout penser, ce qui permet de définir l'entendement en général comme une « faculté de juger »(5). En tant qu'il ramène le concept d'un sujet sous celui d'un prédicat, le jugement est donc une faculté unifiante.

D'autre part, le jugement n'est pas une faculté formelle dont nous disposerions d'emblée dans sa perfection : elle est soumise à un développement et à une éducation, destinée à remplacer le préjugé par le jugement. La nécessité même de cette éducation manifeste que la faculté du jugement implique la volonté en tant qu'elle ajoute son assentiment à la forme composée par l'entendement. Le jugement ne se présente alors plus seulement comme une faculté ou une opération achevée, mais comme une puissance que chaque esprit doit exercer et cultiver en lui, en tant qu'elle constitue en lui la conjonction de la connaissance et de la liberté(6).

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode, I, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 2.
  • 2 ↑ Arnauld, A. et Nicole, P., La logique ou l'art de penser, « premier discours », Flammarion, Paris, 1970, p. 35-36.
  • 3 ↑ Aristote, Métaphysique, E, 4, 1027b18-27, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, vol. I, p. 343 ; voir aussi De l'âme, III, 6, 430a26-b4, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993, p. 230-231.
  • 4 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode, II, op. cit., p. 13.
  • 5 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique des concepts », I, section 1, tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987, p. 130.
  • 6 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, Introduction, § 3, tr. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1965, p. 27.

→ entendement, faculté, faux, prédication, proposition, syllogisme, vrai

Philosophie Cognitive, Logique

Notion désignant, au croisement de la logique, de la théorie de la connaissance et de la philosophie de l'esprit, à la fois la faculté d'appliquer son entendement à connaître, et le contenu de la proposition qui fait l'objet d'un tel acte.

Selon la théorie traditionnelle du jugement, qu'on trouve à la fois chez Descartes, chez les logiciens de Port-Royal, dans l'empirisme classique et chez Kant, un jugement consiste dans la perception d'un accord ou d'un désaccord entre des idées ou des concepts dans l'esprit. La théorie dépend de la conception aristotélicienne de la proposition jugée comme ayant la forme sujet-prédicat, et classifie les jugements en vertu de leur forme logique, selon leur qualité ou leur quantité. Le rationalisme tend à insister à la fois sur le caractère intellectuel de l'acte de juger et sur son caractère volontaire (chez Descartes, un jugement est un acte de la volonté qui assentit aux idées de l'entendement et c'est cet acte qui est responsable de l'erreur), alors que l'empirisme insiste sur la liaison des idées dans la sensation, et sur la passivité de l'esprit dans leur reconnaissance. Mais la théorie traditionnelle a du mal à éviter le psychologisme, qui réduit le contenu objectif du jugement à la subjectivité de l'acte de juger. Contre elle, la tradition logique de Bolzano à Frege(1) insiste sur l'objectivité des contenus de jugements. Elle rejette également l'idée que tous les jugements soient de la forme sujet-prédicat, et analyse la forme logique en termes de fonction et d'argument, qui rend compte de la quantification.

L'ambiguïté acte / contenu est critiquée par Husserl(2), mais il n'est pas clair que celui-ci évite le psychologisme, pas plus que les philosophes de l'esprit contemporains qui tendent à assimiler jugement et croyance. En consacrant la Troisième Critique à la faculté de juger, et en envisageant les relations du jugement esthétique au jugement de connaissance et au jugement moral, Kant(3) comprend cet enjeu de l'objectivité du jugement, mais sa théorie logique dépend encore étroitement de la conception traditionnelle.

Pascal Engel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1969.
  • 2 ↑ Husserl, E., Expérience et jugement, PUF, Paris, 1973.
  • 3 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. Renaut, Flammarion, Paris, 1995.

→ croyance, forme logique, proposition

→  « Croire et juger »




jugement esthétique

Esthétique

Formule par laquelle on attribue une propriété esthétique à une chose ou à un événement.

Les philosophes du xviiie s., britanniques (Shaftesbury, Hutcheson, Hume), français (Diderot) et surtout Kant ont donné au problème de la nature du jugement esthétique la forme qu'elle prend encore aujourd'hui. Une propriété esthétique positive (charmant, élégant, beau) ou négative (repoussant, vulgaire, laid) est-elle dans la chose ou l'événement ainsi jugé, ou est-elle une projection d'une réaction subjective sur la chose ou l'événement ?

Que les propriétés esthétiques portent sur l'effet que la chose ou l'événement produit sur celui qui juge, et non sur ce qu'il juge, est l'argument fondamental en faveur de la subjectivité du jugement esthétique. Dire que « X est beau » serait une abréviation d'une formule plus complète « Pour moi, X est beau ». Cependant, Kant affirme qu'un jugement esthétique, tout en étant subjectif, peut être universel (valable pour tous) si ce jugement est proféré sans que l'intérêt de celui qui juge soit déterminant(1). La difficulté principale à laquelle se heurte une conception subjectiviste du jugement esthétique, c'est qu'il en devient difficilement justifiable : si l'on rejette la conception transcendantale ou kantienne, le jugement esthétique n'est plus guère explicable qu'en termes de déterminismes psychologiques et sociologiques(2).

Sans nécessairement affirmer que les propriétés esthétiques sont réelles, c'est-à-dire qu'elles sont des propriétés intrinsèques de ce à quoi on les attribue dans le jugement, n'est-il pas possible de penser qu'elles sont toutefois justifiables ?(3) L'important semble être de parvenir à comprendre comment les propriétés esthétiques peuvent à la fois être objectivement attribuées, sans pour autant que l'accord sur cette attribution soit aisément obtenu(4). Mais il convient peut-être de renoncer à une des thèses les plus enracinées de la philosophie moderne, celle du caractère subjectif du jugement esthétique.

Roger Pouivet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1968 ; Genette, G., l'Œuvre de l'art, t. II « La relation esthétique », Seuil, Paris, 1997.
  • 2 ↑ Bourdieu, P., la Distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1984.
  • 3 ↑ Hume, D., « Sur la norme du goût », trad. in Essais Esthétiques, Flammarion, Paris, 2000.
  • 4 ↑ Pouivet, R., l'Ontologie de l'œuvre d'art, chap. V et VI, J. Chambon, Nîmes, 2000.

→ attitude esthétique, désintéressement




jugement réfléchissant


Participe présent de réfléchir ; en allemand, reflektierend.

Philosophie Générale

Par distinction avec la faculté de juger déterminante, faculté qui consiste, le particulier étant donné, à découvrir la règle universelle sous laquelle il peut être subsumé.

Cette règle a pour fonction d'introduire unité et ordre compréhensibles dans le divers empirique. Le principe transcendantal que le jugement se donne a priori – principe subjectivement régulateur – est le principe de finalité de la nature : tout se passe comme si tout dans la nature devait être en accord avec notre faculté de connaître. La faculté de juger réfléchissante est soit esthétique, soit téléologique.

Elsa Rimboux

Notes bibliographiques

  • Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Aubier, Paris, 1995.

→ esthétique, finalité, jugement, jugement esthétique, téléologie