conscience

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin consciencio. En allemand, Bewusstsein, « conscience psychologique », et Gewissen, « conscience morale ».


Traditionnellement visée comme une instance morale faisant contrepoids à la scientia en la redoublant et en l'enroulant dans un mouvement réflexif et spéculatif, la conscience prend une valeur autonome dans l'histoire de la philosophie lorsque, pour désigner l'identité de l'ontogenèse et de la phylogénèse, Hegel choisit de donner à la conscience une place inédite. Désignant alors le sujet pris dans le mouvement dialectique où se produit son effectivité, la conscience, qui avait encore un sens pratique chez Kant, devient pour la philosophie contemporaine une catégorie aussi distincte du sujet pensant qu'elle l'est du simple moi. Bien loin, alors, de renvoyer à l'intimité des sentiments, elle prend la valeur d'une unité fondatrice qui sait se porter vers la chose pour la viser et la réduire.

Philosophie Contemporaine, Ontologie

Chez Heidegger, ce qui atteste de la possibilité existentielle d'un pouvoir-être authentique du Dasein.

Si le Dasein atteint dans le devancement de la mort à la transparence de son existence, cette transparence n'est qu'une possibilité ontologique exigeant une attestation ontique. La conscience donne cette attestation. Elle est un phénomène originaire du Dasein qui doit se comprendre hors de toute connotation théologique ou morale. Appel du souci, elle est caractérisée comme une voix qui ne dit rien, mais convoque le Dasein à son pouvoir-être authentique. L'appel le rappelle à sa facticité, le constituant comme projet nul et jeté. Cette voix apparaît comme extérieure, car elle est celle du Dasein dans son étrangeté, en tant qu'il n'est pas chez soi. Le Dasein déchu est donc appelé par le Dasein factice à être authentique en tant qu'il se projette dans l'avenir, devant assumer sa facticité selon une non-maîtrise constituant sa nullité. Perdu dans la déchéance, le Dasein n'entend plus que le On ; seul l'appel de la conscience peut briser l'écoute du On, s'opposant au bavardage et se manifestant comme silencieux. La conscience convoquant l'être soi-même du Dasein hors de la perte dans le On, son appel vient de moi tout en me dépassant. Comprendre la conscience comme appel du souci signifie vouloir-avoir-conscience. Cette compréhension existentiale de la conscience permet d'expliquer la conception vulgaire de la conscience morale comme juge ou guide. L'appel de la conscience parlant sur le mode du faire-silence, il ne saurait donner une prescription normative positive. Il s'agit donc d'exhiber une instance originaire, selon laquelle l'appel, en tant que rappel d'un pouvoir-être authentique factice, livre au Dasein sa possibilité la plus propre, en le renvoyant dans l'appel du souci à son être-jeté.

Jean-Marie Vaysse

Notes bibliographiques

  • Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 54-57.

→ authentique, Dasein, déchéance, être-jeté, existential, on, souci

Philosophie de l'Esprit, Psychologie

Au sens large, ensemble des phénomènes qui constituent notre vie mentale à l'état d'éveil. En divers sens techniques, formes particulières de manifestation de notre vie mentale ou d'accès à nos processus mentaux.

Variétés de la conscience

Le terme de « conscience », au sens psychologique, comporte plusieurs acceptions renvoyant à différents phénomènes de notre vie mentale.

En un premier sens, un animal ou un être humain sont dits conscients s'ils sont en état d'éveil et sont réceptifs aux stimulations sensorielles provenant de leur environnement. La conscience phénoménale désigne les aspects qualitatifs de notre expérience perceptive tant interne qu'externe ; la manière dont les choses nous apparaissent subjectivement, par exemple, ce que nous éprouvons lorsque nous ressentons une douleur ou avons une sensation. La conscience introspective ou réflexive renvoie à la capacité que nous avons d'inspecter mentalement le cours de nos pensées, et notamment la capacité que nous avons de former des pensées de second ordre sur le fait que nous sommes dans un certain état mental. La conscience de soi consiste en la possession par un sujet d'un concept de soi, et en la capacité à utiliser ce concept pour conférer une certaine unité à sa vie mentale en appréhendant ses pensées et expériences comme siennes. Enfin, on peut dire d'un état mental qu'il est accessible à la conscience si une représentation de son contenu peut être librement mobilisée dans le raisonnement ou le contrôle de l'action et peut être rapportée verbalement. N. Block(1) a récemment proposé de désigner cette acception du nom de conscience-accès.

Les états mentaux sont-ils par définition conscients ?

La thèse de Descartes et de Locke selon laquelle tout le domaine du mental est conscient est aujourd'hui largement contestée. Deux grandes catégories d'états mentaux doivent être distinguées : les états comme les croyances ou les désirs, qui ont un contenu intentionnel, et les états sensoriels ou qualia, comme les douleurs et les sensations de rouge. Un grand nombre de philosophes s'accordent pour penser que tous les états sensoriels, sont conscients au sens phénoménal, l'idée de sensation inconsciente paraissant incohérente dans la mesure où le fait d'avoir une certaine qualité subjective apparaît constitutif de ce qu'est une sensation. En revanche, beaucoup pensent aujourd'hui que les états intentionnels ne sont pas toujours conscients. C'est toutefois la notion de conscience-accès plutôt que de conscience phénoménale qui est alors en jeu, car il ne semble pas qu'une phénoménologie distinctive soit associées aux croyances et autres attitudes propositionnelles. Une pensée sera alors dite consciente ou inconsciente selon que son contenu sera ou non accessible à un moment donné aux systèmes de raisonnement et de verbalisation. Certains philosophes récusent toutefois aujourd'hui les deux notions de conscience phénoménale et de conscience-accès et proposent une théorie purement métareprésentationnelle de la conscience, selon laquelle un état n'est conscient que pour autant qu'il est accompagné d'une pensée d'ordre supérieur.

Inconscient cognitif et inconscient freudien

Si nombre de philosophes de l'esprit partagent avec la psychanalyse l'idée que conscience et intentionnalité sont dissociables et donc que la notion de pensée inconsciente n'a rien d'incohérent, inconscient freudien et inconscient cognitif présentent toutefois des caractéristiques assez différentes. L'inconscient freudien au sens strict consiste en des désirs et des pensées qui cherchent sans cesse à se manifester, mais sont rendus inaccessibles à la conscience par l'action constante de mécanismes de refoulement. L'inconscient freudien n'est pas en principe inaccessible à la conscience puisque les techniques psychanalytiques de levée du refoulement ont précisément pour objectif de permettre au sujet de prendre conscience de ces désirs et pensées. En revanche, dans les sciences cognitives et en philosophie de l'esprit, l'idée d'états mentaux en principe inaccessibles à la conscience est couramment admise. Cette inaccessibilité n'est pas considérée comme l'effet d'une dynamique des pulsions, mais comme une conséquence de la manière dont notre système perceptivo-cognitif est structuré. Il comporte des sous-systèmes modulaires et des niveaux de représentation subpersonnels. On a donc affaire à un inconscient structurel et non dynamique.

La notion de conscience la plus problématique aux yeux des philosophes de l'esprit contemporains est très certainement celle de conscience phénoménale. Il semble que nous nous trouvions devant un fossé explicatif : les approches fonctionnalistes ou physicalistes de l'esprit ne semblent pas pouvoir expliquer l'existence de notre expérience subjective. Pour l'essentiel, trois tendances se dessinent face au caractère mystérieux de l'expérience subjective. À un extrême, les éliminativistes, comme D. Dennett(2), nient la cohérence de la notion traditionnelle de la conscience phénoménale et l'existence même des phénomènes auxquels cette notion renvoie. À l'autre extrême, des philosophes tels D. Chalmers(3) ou F. Jackson(4) considèrent que la conscience phénoménale est irréductible et que cette irréductibilité manifeste l'incomplétude fondamentale des conceptions fonctionnalistes ou physicalistes de l'esprit. Enfin, certains philosophes poursuivent une voie moyenne et, tout en admettant l'existence de la conscience phénoménale, nient son irréductibilité, soit qu'ils tentent, comme D. Rosenthal(5), d'en rendre compte dans le cadre d'une théorie méta-représentationnelle de la conscience, soient qu'ils considèrent, comme F. Dretske(6), que les états phénoménaux correspondent à un type particulier de représentations dotées d'un format représentationnel non-conceptuel.

Élisabeth Pacherie

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Block, N., « On a Confusion about a Function of Consciousness », Behavioral and Brain Sciences, 18, 1995, pp. 227-287.
  • 2 ↑ Dennett, D., La conscience expliquée, trad. P. Engel, Odile Jacob, Paris, 1993.
  • 3 ↑ Chalmers, D., The Conscious Mind, Oxford University Press, Oxford, 1996.
  • 4 ↑ Jackson, F., « What Mary didn't Know », Journal of Philosophy, 1986, pp. 291-295.
  • 5 ↑ Rosenthal, D., « Two Concepts of Consciousness », Philosophical Studies, 49, pp. 329-59, 1986.
  • 6 ↑ Dretske, F., Naturalizing the Mind, MIT Press, Cambridge (MA), 1995.
  • Voir aussi : Block, N., Flanagan, O., et Güzeldere, G. (éd.), The Nature of Consciousness –Philosophical Debates, MIT Press, Cambridge (MA), 1997.
  • Searle, J., le Mystère de la conscience, trad. C. Tiercelin, Odile Jacob, Paris, 1999.

→ connaissance tacite, matérialisme, neurosciences, qualia

Psychologie

Propriété spécifiquement humaine de subjectivité puis de réflexivité (conscience d'être conscient) des expériences mentales.

Pour le psychologue, la notion de conscience a longtemps été de celle qui ne s'offre à une étude non-philosophique (ou positive) que par la pathologie, soit par ses absences ou ses troubles partiels, soit dans le cadre d'une théorie des instances qui composent la personnalité (en psychanalyse notamment). Une difficulté notoire en psychiatrie est ainsi qu'une vigilance réactive et structurée aux événements internes ou externes n'est nullement incompatible avec une maladie mentale aiguë(1), ni n'empêche, parfois, l'abolition du discernement au sens médico-légal (commandant la responsabilité). Le souci récent de naturaliser la conscience par la neurobiologie, en définissant les paramètres physiologiques de la vigilance cérébrale (Crick et Koch) a en revanche l'intérêt de fixer l'horizon de ce qui serait peut-être irréductiblement psychologique dans la conscience (le quale, « l'effet que ça fait » d'être conscient, dit Nagel(2)), parce qu'aucune explication matérielle n'épuise l'intuition de la subjectivité. Mais ce n'est pas plus qu'un horizon et il n'existe pas de programmes de recherche consistants sur la conscience en neuropsychologie. Une exception est le cas des sujets qui n'ont pas conscience de percevoir certains stimuli visuels, s'avèrent capables d'en décrire des propriétés (Young(3) et Revonsuovo) ; une autre, les « états de conscience modifiés » (hypnose, etc.) dans lesquels on tente de corréler des écarts de la vigilance cérébrale avec l'intentionnalité des états mentaux, voire les relations au monde qui découlent de tels « éveils »(4).

Plusieurs distinctions psychologiques réduisent cependant la généralité du terme. La « conscience en acte » de Piaget(5) s'oppose ainsi à la « prise de conscience » comme le savoir-faire au savoir réfléchi qu'on sait faire. Piaget, en intégrant ainsi la conscience à l'agir, récuse l'interdit béhavioriste jeté sur les entités introspectives. Sauf ce facteur de l'agir, la conscience en acte évoque le contraste, net en anglais, entre l'awareness pré-réflexive et la consciousness réfléchie dont la conscience de soi est la forme achevée. L'awareness est aussi stratifiée : il y a un état fonctionnel d'accès aux faits dont on a conscience, et qui saisit plutôt des occurrences singulières, état qui se différencie d'un autre, non-fonctionnel, qui traite plutôt des types, et qui émerge notamment dans les comportements où je me montre « au courant » de ce dont je parle. L'effort réductionniste porte plutôt sur la conscience d'accès ; l'awareness qualitative est la cible d'un matérialisme éliminativiste(6).

Ces distinctions isolent des niveaux opératoires de conscience. Elles font bon marché des usages du mot dans l'interlocution (dire « j'ai conscience de... » c'est exclure qu'autrui puisse avoir conscience comme moi ; cela n'a ni contenu informatif, ni n'en revendique). Ainsi la conscience sert à marquer l'insubstituabilité des places, ce qui complique la querelle sur l'irréductible vécu conscient d'un égard nécessaire pour le contexte des jeux de langage qu'on joue quand on en parle. Il se peut alors que des facteurs culturels contaminent l'objectivation psychologique de la conscience.

Pierre-Henri Castel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Ey, H., La conscience, Desclée de Brouwer, Paris, 1963.
  • 2 ↑ Nagel, T., Mortal Questions, Cambridge, 1979.
  • 3 ↑ Young, A.W., et Revonsuo, A., Consciousness in Philosophy and Cognitive Neurosciences, New York, 1994.
  • 4 ↑ Etévenon, P., L'homme éveillé, Tchou, Paris, 1990.
  • 5 ↑ Piaget, J., La prise de conscience, PUF, Paris, 1974.
  • 6 ↑ Dennett, D., La conscience expliquée, Odile Jacob, Paris, 1993.

→ inconscient, psychanalyse

Psychanalyse

« La psychanalyse ne peut placer l'essence du psychique dans la conscience, mais il lui faut au contraire envisager la conscience comme une qualité du psychique, qui peut s'ajouter à d'autres qualités ou demeurer absente. [...] Ici est le premier schibboleth de la psychanalyse. »(1)

Partant de l'efficience de la suggestion posthypnotique et de l'analyse des symptômes, rêves, lapsus et traits d'esprit, Freud postule un inconscient dynamique, étranger au préconscient-conscient. Système, lieu et qualité, ce dernier perçoit, et a fonction d'interface et de pare-excitation vis-à-vis du monde extérieur. Il n'accède aux processus psychiques que par perception des représentations de mots et des sensations de plaisir-déplaisir. L'analogie de l'appareil psychique avec une ardoise magique place la conscience au lieu de la feuille transparente protectrice : mémoire et conscience s'excluent(2).

« Les deux éclaircissements, à savoir la vie pulsionnelle de la sexualité n'a pas à être complètement domptée en nous, et les processus psychiques sont en soi inconscients, et ils ne deviennent accessibles au moi et soumis à lui qu'à travers une perception incomplète et non fiable, sont équivalents à l'affirmation que le moi n'est pas maître dans sa propre maison. Ils présentent ensemble la troisième blessure de l'amour-propre [après Copernic et Darwin] que je souhaiterais nommer la blessure psychologique. »(3) Freud a mis en cause les philosophies de la conscience. On attend encore une philosophie qui tiendrait compte de l'inconscient freudien.

Michèle Porte

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freud, S., Das Ich und das Es (1923), « Le moi et le ça », in Œuvres complètes. Psychanalyse, XVI, PUF, Paris, 1991, p. 258.
  • 2 ↑ Freud, S., Notiz über den « Wunderblock » (1925), « Le bloc-notes magique », in Œuvres complètes. Psychanalyse, XVII, PUF, Paris, 1992, pp. 137-144.
  • 3 ↑ Freud, S., Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse (1917), G. W., XII, p. 11, « Une difficulté de la psychanalyse ».

→ inconscient, mémoire, représentation, topique

Morale

Sentiment intérieur par lequel l'homme juge ses propres actions selon leur valeur morale, connaissance intuitive du bien et du mal qui permet ce jugement.

En français, le sens moral du terme précède de loin de sens cognitif, qui n'apparaît qu'au xviie s. Il traduit le latin conscientia, qui traduit lui-même le grec suneidêsis, en particulier dans cette phrase de saint Paul : « Quand des païens, sans avoir de loi, font naturellement ce qu'ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n'ont pas de loi. Ils montrent que l'œuvre voulue par la loi est inscrite dans leur cœur ; leur conscience en témoigne également ainsi que leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent. »(1).

Pour saint Augustin, l'homme reçoit de Dieu une conscience morale, en tant qu'il est un être qui doit agir, comme il reçoit la lumière naturelle en tant qu'il est un être qui doit connaître. C'est une illumination morale par laquelle le Maître intérieur enseigne à tous ce qu'il faut faire (vivre avec justice, subordonner les choses moins bonnes aux meilleures, attribuer à chaque chose son dû, etc.)(2).

Thomas d'Aquin insiste en revanche, en ramenant la conscientia à l'étymologie cum alio scientia, sur le fait que la conscience n'est pas une puissance mais un acte de l'intellect qui connaît la loi morale et l'applique aux cas particuliers(3).

Dès lors, deux interprétations de la conscience morale sont possibles (qui ne sont pas nécessairement incompatibles), selon qu'on souligne en elle l'acte intellectuel ou l'illumination intérieure. De la première témoigne encore aux xviiie s., la définition donnée par l'Encyclopédie Diderot-d'Alembert : « Acte de l'entendement, qui indique ce qui est bon ou mauvais dans les actions morales, et qui prononce sur les choses qu'on a faites ou omises ; d'où il naît en nous-mêmes une douce tranquillité ou une inquiétude importune » (de Jaucourt). De la deuxième témoigne quelques années plus tard la définition du Dictionnaire de l'Académie de 1762 : « Lumière intérieure, sentiment intérieur par lequel l'homme se rend témoignage à lui-même du bien et du mal qu'il fait ». C'est à cette dernière tendance qu'il faut rattacher le célèbre passage de Rousseau qui, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, fait de la conscience, qu'il définit comme un principe inné de justice et de vertu qui nous permet de juger nos propres actions et celle des autres comme bonnes ou mauvaises, un guide naturel pour l'homme en matière morale dont la présence est témoignage immédiat de l'existence de Dieu en nous : « Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fait l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions. »(4).

Colas Duflo

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Saint Paul, Épitre aux Romains, 2, 14-15, Traduction Œcuménique de la Bible, Livre de Poche, Paris, 1980.
  • 2 ↑ Cf. saint Augustin, le Libre arbitre, II, 28.
  • 3 ↑ Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia, Q. 79, art. 13, cité par E. Balibar dans sa préface à John Locke, Identité et différence, L'invention de la conscience, Seuil, Paris, 1998, p. 22.
  • 4 ↑ Rousseau, J.-J., Émile, L. IV, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 378.



La conscience morale est-elle l'effet des bons sentiments ?

La conscience morale est-elle l'effet des bons sentiments ? Le problème vient de ce que l'expression « bons sentiments » est devenue péjorative – au jugement de la conscience morale, et aussi de l'immoraliste qui, de plus, les met dans le même sac. Le moraliste reproche aux bons sentiments d'ignorer la réalité du mal ; l'immoraliste, d'en ignorer la nécessité, et il va jusqu'à réduire toute conscience morale à ce que la conscience morale réprouve : si la conscience morale est l'effet des bons sentiments, elle vaut autant qu'eux, et il n'y a plus alors de sentiments que l'on puisse qualifier de bons. Mais les bons sentiments sont-ils finalement si mauvais ?
Ce que la conscience, morale ou immorale, reproche aux bons sentiments, n'est-ce pas d'étouffer la conscience sous la morale ? Si la conscience ne veut pas tomber dans ce qu'elle dénonce, elle doit distinguer entre ce que sont les « bons sentiments » et ce qu'il faut en penser.

Exigences des bons sentiments

On peut définir les bons sentiments en trois points : d'abord, ils se donnent pour appréhension immédiate et évidente du bien, inscrit dans la nature bonne de l'homme ; en conséquence, ils agissent directement pour le bien, en obéissant au premier mouvement, sans calcul, sans souci des conséquences, sans hésitation ni remords, sans principes et sans règles. Ainsi, sûrs de leur droit, certains de détenir l'universel dans leur singularité, épris de justification, ils revendiquent l'approbation et la reconnaissance.

Réponse de la conscience morale

Face à cette dernière exigence, la conscience morale est embarrassée. Elle est partagée entre ce qu'elle ne peut accepter et ce à quoi elle ne peut se soustraire. La reconnaissance est en effet un devoir, mais non un droit qu'on puisse exiger d'autrui. Exiger la reconnaissance, quoi de plus immoral ?

Sur tous les points mentionnés, la conscience morale est tentée d'accuser les bons sentiments d'immoralité. D'abord, les bons sentiments ne font de bien qu'à ceux qui les éprouvent. Manquant de force, de prudence et de justice, ils sont versatiles, aveugles, égocentriques. Elle montrera en outre que les trois traits qui les définissent forment une logique de l'impuissance : c'est parce que les bons sentiments font consister la morale dans la seule évidence de la sensibilité subjective qu'ils se heurtent à l'ordre du monde, et que leur déconvenue les réduit à en appeler à l'approbation pour se consoler et se consolider devant les malheurs du monde. En somme, ce que la conscience morale peut reprocher aux bons sentiments, c'est de n'être ni conscients ni moraux.

Le bien, enseigne-t-elle, n'est jamais donné. En matière morale, la conviction d'être du côté du bien est délirante et présomptueuse ; les bons sentiments traitent les symptômes plutôt que les causes, ils sont irréfléchis et potentiellement catastrophiques : sous couvert de bonté, s'arrogeant tous les droits « par humanité », ils font plus de dégâts que les princes de ce monde mus par leur seul intérêt. C'est ainsi, par exemple, que Freud et Bullitt(1) accusent impitoyablement l'idéalisme d'un président américain d'être à l'origine « d'une véritable condamnation à mort de la civilisation européenne » : ils décèlent dans cet idéalisme « la véritable antithèse de la force qui “toujours désire le mal et toujours crée le bien” ». Au reste, la plupart du temps, comme ils se heurtent au cours du monde, qui s'oppose à leurs bonnes intentions, les bons sentiments sont sans efficacité et se retranchent dans une vertu immaculée qui refuse de se compromettre avec la réalité, ne serait-ce que pour la comprendre(2). Ils rabattent la raison sur la conscience du bien : pourquoi alors se fatiguer à comprendre, puisque ce qu'on déplore est autant irrationnel que déraisonnable ? Il ne leur reste plus qu'à s'indigner du mal et à élever le ton devant ceux qui cherchent à connaître les causes des choses et des passions(3). Les bons sentiments sont alors soupçonnés de n'être pas si inconscients qu'on le croit. À la bonne foi apparente se substitue la mauvaise foi revendicative, à l'inconscience réelle, la volonté d'ignorer. Ainsi Sartre(4) montre que, si l'on défend si farouchement l'innocence enfantine, c'est pour charger quelqu'un d'ignorer ce que nous savons et ne voulons pas savoir. Bref, les bons sentiments n'ont qu'une apparence de moralité, ils dissimulent la mauvaise foi, l'hypocrisie et la lâcheté. Les bons sentiments sont devenus de mauvais sentiments.

On le voit : si la conscience morale dérivait des bons sentiments, tels qu'elle les juge, elle serait anéantie. Le bien se réduirait à un sentiment instable et subjectif, la volonté à la velléité, la loi à une généralité.

La reconnaissance de la dette

C'est que le tort des bons sentiments réside dans leur prétention à légiférer immédiatement, à réduire la loi aux mœurs, à confondre le cœur et la raison : ils confondent la véritable universalité avec une généralité consensuelle (se montrant ainsi complices du mal qu'ils combattent) et la justice avec le lynchage (en pourchassant le mal au lieu d'établir le droit). Inconscients des principes, ils peuvent les contredire : « Une certaine tendresse de cœur, écrit Kant(5), qui entre aisément dans un chaud sentiment de pitié, est belle et aimable [...]. Seulement cette passion, née d'un bon naturel, est toutefois faible et toujours aveugle. Car supposez que ce sentiment vous entraîne à secourir à vos frais un indigent, mais que vous ayez une dette à l'égard d'un autre et que vous vous mettiez par là hors d'état de remplir le rigoureux devoir qu'impose la justice... ». Nécessité fait loi, disent les bons sentiments secourables ; nécessité n'est pas vertu, répond la rigoureuse conscience morale.

Remarquons que l'argumentation de Kant suppose que, abstraction faite du motif, l'acquittement de la dette est en toute rigueur supérieure à la bienfaisance envers les indigents, la justice à la charité. Il y a en effet toujours quelque chose d'embarrassant dans la bienfaisance, car, d'une part, celle-ci n'est jamais aussi manifestement morale que la conscience de la dette alors que, d'autre part, la conscience de la dette présuppose de fait l'existence de la bienfaisance.

Les bons sentiments sont en effet essentiellement ceux qui nous poussent à venir en aide aux hommes malheureux, à les soulager de misère, maladie et captivité. Avec la dépendance qui en découle mûrit un autre fruit, moins plaisant : le sentiment de la dette. C'est donc chez ces malheureux qu'apparaît la conscience morale : les bons sentiments ne se métamorphosent pas en conscience chez ceux qui les ont, mais produisent cette conscience chez ceux qui bénéficient de leurs effets. La conscience morale est l'effet des bons sentiments dans la mesure où elle est réponse à leur action.

Quand Nietzsche(6) affirme que « le sentiment du devoir, de l'obligation personnelle, a tiré son origine des plus anciennes et primitives relations entre créancier et débiteur », il observe que nous pouvons nous acquitter du mal que nous avons fait (par le châtiment), mais jamais du bien qu'on nous a fait. La conscience morale n'est pas née du châtiment – qui en a retardé l'apparition –, mais du « bienfait » de la société, dont les hommes ne peuvent plus s'acquitter, dont ils sont devenus définitivement dépendants et redevables. On peut dire que ces analyses répondent à celles de Kant dans la Métaphysique des mœurs. La reconnaissance, lit-on dans la Doctrine de la vertu (§ 32), est l'unique devoir saint, auprès duquel tous les autres devoirs sont simplement ordinaires, c'est-à-dire « un devoir dont la violation peut anéantir (comme exemple scandaleux) le mobile moral de la bienfaisance dans son principe même ». L'obligé demeure en effet toujours obligé : « il n'y a aucun moyen de s'acquitter d'un bienfait reçu parce que celui qui le reçoit ne peut jamais compenser l'avantage du mérite que s'est acquis celui qui a donné, et qui consiste à avoir été le premier à avoir été bienveillant », et cela quelle que soit la nature de son motif(7). La conscience morale est donc bien un effet de la bienfaisance qu'opèrent les bons sentiments, mais un effet qui doit se retourner aussitôt sur son origine, pour la modifier et la moraliser, pour l'empêcher de produire de mauvais effets. Son devoir est de ne pas envenimer les sentiments. Face à leur priorité, la conscience morale n'a pas le droit de protester, affirme Kant. Au lieu de les dénoncer pour leur immoralité potentielle, elle doit faire au contraire comme si les bons sentiments étaient moraux afin d'en prévenir les revendications : elle doit non pas chercher, par la reconnaissance, à augmenter la bienfaisance, mais veiller simplement à ce que celle-ci ne cesse pas d'être bienveillante et agir comme si la bienveillance morale était son unique mobile. La véritable conscience morale n'a pas le droit de supposer que la bienfaisance d'autrui a un mobile autre que moral ; sans cela la moralité ne commencerait jamais. Elle peut bien critiquer en général les bons sentiments, mais ne peut accuser quiconque de « bons sentiments ».

La conscience morale ne doit donc pas être occasion de scandale pour les bons sentiments, qu'il lui faut au contraire cultiver. Si les sentiments, sans conscience, sont aveugles, la conscience coupée des sentiments est vide. C'est parce que la volonté humaine n'est pas sainte (c'est-à-dire toujours tournée vers le bien) que la reconnaissance doit l'être, pour appuyer la moralité sur la confiance en une possible coopération entre les hommes. Il s'agit donc d'éviter que les bons sentiments exigent un retour pour leur bienfaisance, en faisant d'un petit bienfait pour moi un grand bien pour l'humanité.

Jean-Benoît Birck et Ariel Suhamy

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freud, S., et Bullitt, W., le Président T. W. Wilson. Un portrait psychologique (1938), trad. M. Tadié, Payot, Paris, 1990, pp. 17 et 446.
  • 2 ↑ Cf. Hegel, F., La Phénoménologie de l'esprit, « La Loi du cœur et le Délire de la présomption » et « La Vertu et le cours du monde », trad. J. Hyppolite, tome I, Aubier, Paris, 1983, pp. 302-321.
  • 3 ↑ Cf. Spinoza, B., Éthique, partie I, appendice, et partie III, préface.
  • 4 ↑ Sartre, J.-P., Vérité et existence, Gallimard, Paris, 1989, pp. 99-101.
  • 5 ↑ Kant, E., Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad. B. Lortholary, tome I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980, pp. 461-462.
  • 6 ↑ Nietzsche, F., Généalogie de la morale, II, § 8, trad. I. Hildenbrandt et J. Gratien, in Œuvres philosophiques complètes, vol. VII, Gallimard, Paris, 1971, p. 232.
  • 7 ↑ Cf. Kant, E., Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, §§ 29-35, trad. J. et O. Masson, tome III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, pp. 745-752.
  • Voir aussi : Jullien, F., Fonder la morale, dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières, Grasset, Paris, 1995, repris sous le titre Dialogue sur la morale, Le Livre de Poche, Paris, 1998.