Un décret signé du général Franco suspend cinq articles du Fuero de los Españoles (constitution) concernant la liberté de parole, la liberté de choix de résidence, la garantie qu'aucune perquisition ne peut être effectuée sans mandat, la libre association et la limitation de la garde à vue à soixante-douze heures. En même temps, la censure préalable est rétablie pour la presse écrite et parlée.

On invoque, pour justifier ces mesures exceptionnelles, « des actions de la part de groupes minoritaires, mais systématiquement destinées à troubler la paix et l'ordre public en Espagne », qui se sont « produites au cours des derniers mois ».

Le prétexte des désordres étudiants

À vrai dire, si les désordres estudiantins étaient réels, ils n'excédaient pas, en virulence, ceux des années précédentes et ne justifiaient pas une décision aussi surprenante, puisqu'il faut remonter jusqu'à la guerre civile pour retrouver une situation identique.

Depuis novembre 1968, les universités de Madrid et de Barcelone, en particulier, ont connu une profonde agitation ; le 20 janvier 1969, un étudiant madrilène, Enrique Ruano Casanova, s'est donné la mort en se jetant d'un septième étage pour échapper aux policiers qui venaient l'arrêter.

Manifestations éclairs, drapeaux espagnols brûlés publiquement, réunions « illégales » placées sous le patronage de Che Guevara et de Bakounine : telle est la situation universitaire dans les deux grandes villes quand le gouvernement dénonce le « plan de subversion ».

Trois hommes — trois généraux — se trouvent à l'origine du coup de frein au « phénomène anarchiste et nihiliste » : Alonso Perez Vineta, capitaine général de la région militaire de Barcelone, Carlos Iniesta, gouverneur militaire de Madrid, et Fernando Garcia-Rebull, gouverneur militaire d'Alicante. Se joint à eux le vice-amiral Gonzales-Aller, molesté quelques jours auparavant par les étudiants madrilènes en colère. Ils vont exiger de l'amiral Carero Blanco, vice-président du gouvernement, des mesures d'urgence. La décision du 24 janvier est prise à la suite de leur intervention.

Le premier acte de la succession

Les raisons de la proclamation de l'état d'exception suscitent d'abondants commentaires. L'hypothèse selon laquelle le caudillo, âgé de soixante-seize ans, serait gravement malade, est bien vite abandonnée. Il apparaît, toutefois, que la question de la succession n'est pas absente dans cette affaire. Si le général Franco a avalisé une décision grave, c'est qu'il a probablement voulu juger des différentes tendances, en éprouver les forces, en peser les options, pour trancher éventuellement. Ainsi a-t-on pu assister à la première passe d'armes ouverte de la succession.

Le droit de désigner un régent

En décembre 1968, l'expulsion du prétendant carliste Charles Hugo de Bourbon-Parme réduit l'éventail des prétendants et l'on peut penser que l'heure de la désignation approche. Or, au début de l'année 1969, en janvier, le prince Juan Carlos va relancer lui-même le débat en déclarant dans une interview : « Je me trouve là où m'ont placé un ensemble de circonstances, les unes d'origine historique, les autres d'origine actuelle... Penser au simple jeu d'un droit serait anachronique et non réaliste. »

Dans ce propos, le prince rejette la conception de la légitimité héréditaire qui aboutit normalement à la désignation de son père, Don Juan, fils d'Alphonse XIII, pour lui préférer la légalité politique. Le père prend fort mal l'opinion du fils et tient à réaffirmer sa position de chef de la dynastie espagnole, dont il possède, précise-t-il, « par mandat héréditaire, la direction supérieure et la responsabilité ».

Spectateurs non concernés par ces querelles, les dignitaires franquistes commencent à s'impatienter. Ils remarquent que, après tout, la loi de succession spécifie que les Cortès, à la mort de Franco, ont le droit de faire le choix d'un successeur parmi les diverses personnes de sang royal, aussi bien que celui de désigner un régent. C'est précisément sur l'éventualité de cette régence que semble s'être engagée la lutte autour de la proclamation de l'état d'exception.