De telles déclarations permettent de mesurer les contradictions entre les différentes branches de l'industrie cinématographique. Les producteurs de films deviennent de plus en plus producteurs de programmes audiovisuels. Ils bénéficient pour cela des mesures prises en 1985 par le gouvernement. Celui-ci offrait d'importantes exonérations fiscales pour les capitaux qui s'engageaient dans la production audiovisuelle (création des SOFICA (Sociétés de financement de l'industrie cinématographique et audiovisuelle)). Mais les exploitants occupent dans la filière cinéma une position en aval, en bout de chaîne, qui exclut toute participation aux bénéfices tirés des nouveaux rapports entre le cinéma et la télévision. Ils se considèrent alors comme doublement victimes des nouveaux médias, et plus particulièrement de la programmation toujours plus abondante de films sur les chaînes de TV, victimes aussi de l'extension des ventes de magnétoscopes et du marché de la vidéocassette.

Les nouveaux rapports de forces

La télévision a bouleversé, voire écrasé, ses rivaux et leur environnement. Sa première et principale victime est le cinéma, qui a été concurrencé par une gamme diversifiée de spectacles ; le petit écran a fait ainsi passer la consommation annuelle moyenne d'un Britannique de trente séances à une seule entre 1946 et 1985, celle d'un Américain d'une trentaine à 4,5 au cours de la même période, celle d'un Français de 10 à 2,5 entre 1957 et 1987... La progression de l'équipement des ménages en postes de télévision s'est traduite rigoureusement dans la courbe de consommation des films en salles. En France, on estime que 96 % des ménages possèdent un téléviseur ; ils n'étaient que 13 % en 1960, et il y a aujourd'hui trois fois moins de spectateurs dans les salles qu'à l'époque.

La télévision ne se contente pas d'offrir des tranches de loisirs qui peuvent détourner le consommateur de la salle de cinéma. Le petit écran propose un grand nombre de films, qui n'a fait que s'accroître avec la multiplication des chaînes et la privatisation ; cette dernière doit d'ailleurs s'étendre grâce à la télédistribution par câble, encore balbutiante en France (où deux chaînes thématiques spécialisées dans le cinéma, Ciné-cinéma et Ciné-folies, ont été créées en 1988). En 1959, 103 films passaient sur la chaîne de l'ORTF, captée par un million de téléviseurs seulement. Entre 1975 et 1985, les trois chaînes publiques proposaient 500 films environ. La création de Canal Plus et celle de nouvelles chaînes immédiatement suivie de la privatisation de TF1 ont porté l'offre globale à 1 344 films par an (dont certains bénéficient de rediffusions répétées sur la chaîne cryptée), reçus par 18 à 20 millions de foyers.

Avec une forte proportion de films proposés aux heures de grande écoute, les chaînes de télévision utilisent le long métrage comme un produit d'appel, d'autant plus précieux que la publicité a pris une part déterminante dans le financement des chaînes et dans celui du temps d'antenne dont elles disposent (La loi de 1987 a été modifiée par un décret du gouvernement Rocard, qui restreint à 104 le nombre de films autorisés entre 20 h 30 et 22 h 30, à partir de 1989, sans toutefois réduire le nombre total de films qu'une chaîne peut programmer (192).).

Avec un taux d'équipement des ménages français encore inférieur à celui de leurs voisins européens, la progression du parc des magnétoscopes, qui favorisent la consommation différée des films sur petit écran en même temps que celle des vidéocassettes d'éditeurs, conforte cet avantage de la télévision sur le grand écran. On peut dire que les Français n'ont jamais vu autant de films, mais qu'ils n'en ont jamais vu aussi peu dans les salles de cinéma. La télévision ne s'est pas contentée de se substituer à la salle comme support principal de diffusion des œuvres purement cinématographiques, elle est devenue un partenaire de plus en plus nécessaire au financement du film. Au temps de l'ex-ORTF, une douzaine de films étaient coproduits par les deux chaînes alors en activité. En 1976, 38 films (sur 156) étaient coproduits par les organismes de télévision ; en 1987, 87 sur 133, c'est-à-dire les deux tiers. On ne peut plus guère se passer de la télévision pour monter un projet cinématographique, et cette évolution s'est accélérée au cours des trois dernières années. Ainsi, la télévision a-t-elle multiplié par 2,2 ses apports directs à la production entre 1985 et 1987, ce qui représente près du quart du financement global des films.