Les tendances du marché en 1988 pourraient confirmer ce pronostic de 500 fermetures, qui était en fait simplement prématuré pour 1987. La fréquentation des salles a baissé de 16,5 % au cours du premier semestre par rapport à la même période de l'année précédente, et le succès de certains films présentés au cours des quatre derniers mois ne permettra probablement pas le rattrapage du marché, faute d'une meilleure répartition saisonnière des films « porteurs ».

Facteurs sociaux et facteurs structurels

Cette crise était-elle prévisible ? Un organisme spécialisé dans la prévision économique, le BIPE (Bureau d'information et de prévision économique) avait tiré la sonnette d'alarme dans ses premiers travaux sur l'économie générale de la communication. Dès 1984 et 1985, deux de ses rapports avaient mis le doigt sur des facteurs structurels qui rendaient inévitable la baisse du nombre des entrées : le poids des jeunes dans la population, la désertion des salles par les couches populaires, la désadaptation du parc de salles et l'intensification de la concurrence des nouveaux médias et de la vidéocassette.

Dans les années 70, la modernisation de l'exploitation avait pris la forme d'une conquête du marché potentiel par les complexes multisalles. Il s'agissait le plus souvent d'une concentration de l'équipement sur les secteurs urbains commercialement les plus rentables. Les quartiers de cinémas avaient remplacé les cinémas de quartier et le cinéma familial et populaire des temps heureux – ces années 1945 à 1960 où l'on comptait en France 350 à 400 millions de spectateurs chaque année –, synonyme de fréquentation fidèle et régulière, avait disparu sous le premier « choc télévisuel » des années 60. Cette évolution avait été aggravée par le divorce croissant entre la répartition de la population des agglomérations urbaines et celle des habitués des salles obscures, plus conforme à la géographie du commerce qu'à celle de l'habitat. Dans ses analyses portant sur les années 70, René Bonnell évoquait déjà un « désordre socio-géographique » (le Cinéma exploité, Paris, 1978).

Quelques années plus tard, le diagnostic du BIPE avait plutôt insisté sur le contexte démographique, devenu moins favorable à la « sortie cinéma », puisque c'étaient les tranches d'âge correspondant à la catégorie des jeunes adultes (15-34 ans), parmi lesquelles se recrutaient les plus gros contingents de spectateurs (deux billets sur trois vendus environ), qui étaient en diminution dans la population française.

Pour le BIPE, les seuls facteurs structurels conjugués à la concurrence des nouveaux médias devaient conduire à une fréquentation évaluée à 142 millions d'entrées en 1990 ; mais la chute réelle a déjà largement dépassé cette prévision. Il était difficile, bien sûr, de mesurer les variations dues au potentiel commercial des films à venir et aux stratégies des entreprises de production et de distribution, de prévoir la perte d'audience du film français, et de définir dans tous ses effets les bouleversements du « paysage audiovisuel français »...

Une simple mutation ?

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la gravité de la crise n'a pas été comprise immédiatement – sauf par les syndicats d'exploitants dont les discours alarmistes ont été perçus tout d'abord pour ce qu'ils étaient (en partie) : des propos intéressés. Il s'agissait aussi, bien entendu, d'obtenir aide et assistance de l'État, et le renforcement des protections dont dispose la diffusion en salles par rapport à la diffusion sur cassettes vidéo ou sur les chaînes TV (délais et priorités réglementés).

Ainsi s'expliquent certaines déclarations du directeur général du CNC, affirmant (au début de 1986) que, si le cinéma était en crise, il se trouvait dans cette situation depuis 1895, et jugeant que ce malade imaginaire ne faisait que subir les effets d'une mutation plutôt que ceux d'une crise. Le directeur du CNC évoquait en outre la vitalité de la création cinématographique, le maintien d'une production de qualité et le prestige international des cinéastes français, reconnu par tous. Certains producteurs proclamaient encore en 1987 que la crise était une invention des exploitants. Constatant que des intérêts financiers puissants intervenaient de plus en plus dans la production et dans l'achat de droits de diffusion (destinés aux nouveaux médias), Daniel Toscan du Plantier, alors à la tête de Gaumont, affirmait : « Tout ce qui a été dit sur les coûts de production des longs métrages (...), la dépendance de la télévision (...), ainsi que la diminution chronique des entrées en salle, tout ceci est faux. Les véritables économistes du cinéma sont ceux qui paient. Faisons donc confiance aux investisseurs » (le Matin, 13 octobre 1987).