En face de lui, le ticket, démocrate va mettre plusieurs mois à se préciser. Walter Mondale, l'ancien vice-président de Jimmy Carter, part grand favori, mais il a la réputation d'un homme qui, quoique fort compétent, passe mal en public et plus mal encore à la télévision. C'est un orateur terne, qui risque d'être facilement éclipsé par la réputation de « grand communicateur » que s'est assurée R. Reagan. Une réputation singulièrement amplifiée par l'espèce de cécité dont les Américains paraissent affligés dès qu'il s'agit de juger objectivement cet étrange chef de l'exécutif dont les faux pas sont légion mais qui paraît doué du pouvoir exorbitant de tout se faire pardonner. C'est ce que des journalistes appelleront drôlement l'« effet Teflon », du nom de ce revêtement inaltérable dont certains instruments de cuisine sont recouverts.

Chez les démocrates, Walter Mondale est favori, mais il doit s'affirmer face à des concurrents qui ne sont pas négligeables : John Glenn, le premier homme à avoir tourné en orbite autour de la Terre. Un véritable héros des temps modernes, que certains démocrates pensent bien fait pour battre le héros de cinéma qu'est le titulaire de la Maison-Blanche. Mais John Glenn, sénateur de l'Ohio compétent et respecté, n'a rien d'un tribun et il s'effondre dès les premières primaires.

L'effet Hart

Plus difficile à battre sera Gary Hart, le sénateur du Colorado. S'appliquant à évoquer John Kennedy — physique avantageux, charme, évident savoir-faire, art oratoire un peu artificiel, mais qui porte, au moins pour un temps —, Gary Hart paraît devoir rallier les jeunes démocrates et les électeurs dits « indépendants », ceux-là mêmes qui, en votant pour John Anderson, ont assuré, à leur corps défendant, le succès de Ronald Reagan en 1980. Gary Hart remporte plusieurs primaires, notamment dans l'Est et dans l'Ouest. Il séduit ce qui est peut-être l'avenir du parti démocrate : les yuppies (Young Urban Professionals), les jeunes cadres ou membres des professions libérales, ambitieux, bien payés, mais trop conscients des problèmes internationaux et sociaux pour voter pour des républicains aussi conservateurs que les reaganiens.

À la fin du printemps, après quelques succès spectaculaires, Gary Hart renonce : aux primaires de New York, son étoile s'éteint, presque aussi subitement qu'elle avait brillé. On chuchote qu'il a été victime des faiseurs d'image, des spécialistes du marketing qui ont transformé un sénateur sérieux mais peu rodé à la scène nationale en une mauvaise copie d'un président prestigieux.

La percée de Jackson

Walter Mondale est désormais assuré de la nomination démocrate, mais il doit composer avec une force nouvelle : le pasteur noir Jesse Jackson, lui aussi candidat — sans illusions — à la nomination. Sans illusions, mais non sans pouvoir : l'ambition du pasteur Jackson est de reprendre le flambeau abandonné, il y a près de vingt ans, par Martin Luther King et, pour commencer, de faire voter les millions d'électeurs noirs qui ne se donnent pas la peine d'aller aux urnes. Sur 17 millions de ces électeurs potentiels, 7 seulement ont voté en 1980 ; 7 autres millions ne sont même pas inscrits sur les listes électorales.

Jesse Jackson est un orateur prodigieux, formé à l'école des prêcheurs noirs, qui peuvent émouvoir une foule jusqu'à l'extase... ou à l'émeute. L'annonce de sa candidature enthousiasme la jeune communauté noire, qui croyait le mouvement de déségrégation, mis en route au milieu des années 60, stoppé à jamais. Un formidable espoir renaît, dans une population dont la pugnacité paraît s'être bien érodée depuis les années 60, qui avaient vu flamber les ghettos.

Dès qu'il a annoncé sa candidature, Jesse Jackson s'est affirmé comme un politique de premier ordre : il a mis une sourdine aux violences verbales qui lui étaient coutumières et multiplié les actions spectaculaires. Au début de janvier, il part en Syrie faire libérer le lieutenant noir Robert Goodman, dont l'avion avait été abattu un mois auparavant au-dessus des lignes syriennes. Il tire à boulets rouges contre la politique économique de Ronald Reagan, dont la communauté noire est la principale victime. En juin, il se rend sur le terrain de chasse expressément gardé de la diplomatie américaine : l'Amérique centrale. Il termine sa tournée par Cuba et y fait libérer par Fidel Castro une escouade de prisonniers américains et cubains. Le département d'État est furieux, mais n'ose rien dire.