Le même genre de question peut se poser à la lecture d'Homo academicus (Minuit), un essai du sociologue Pierre Bourdieu sur le monde universitaire. D'après lui, l'influence, la notoriété, l'autorité d'un professeur, et en particulier dans les facultés des lettres, dépendraient moins du contenu de ses thèses que de sa position dans le champ d'une institution universitaire partagée entre deux instances de légitimation : d'une part la voie interne, toute de patience et de hiérarchie, symbolisée par les académiques thèses d'État ; d'autre part la reconnaissance externe, grâce aux médias et à l'édition. La célèbre querelle ayant opposé Barthes et Picard doit être interprétée comme un épisode de cette guerre de position entre deux types de pouvoir et non pas comme un affrontement réel pour ou contre la « nouvelle critique ». Un certain équilibre avait été maintenu jusqu'en mai 68, date à laquelle éclata la révolte contre le mandarinat du « bas clergé » en conjonction avec le spontanéisme d'étudiants eux-mêmes déclassés. Mais Bourdieu, tout en expliquant les causes de cette rébellion, n'est pas loin de penser qu'aujourd'hui le travail intellectuel digne de ce nom n'a de chances d'exister que par refus des compromissions médiatiques.

Célébrant le vingtième anniversaire du Nouvel Observateur, un journal dont le rôle n'a pas été mince dans la publicité donnée à des professeurs régnant désormais au Collège de France ou à l'École des hautes études, Jean Daniel avait beau jeu de répliquer : « Il semble qu'on accuse les universitaires de mêler les genres et les auteurs d'écrire désormais leurs livres en pensant à l'exploitation médiatique. Ce n'est pas impossible pour certains. Mais ils ont très vite alors le destin qui correspond à leurs facilités. S'ils deviennent vedettes dans un genre, ils sont assurés de connaître le discrédit dans l'autre. Je ne sache pas que quelqu'un d'authentique soit devenu factice en raison des tentations auxquelles il aurait cédé de se faire, en somme, un nom avant d'avoir une œuvre. »

On doit s'attendre à la multiplication de ce genre d'affrontements, témoignant de la relative difficulté d'adaptation de l'intelligentsia aux nouveaux médias. Mais on doit aussi constater que cette interrogation sur la communication, bien que centrale, n'empêche pas le développement d'autres initiatives éditoriales fort intéressantes. Ainsi en philosophie, discipline quelque peu attaquée par Pierre Bourdieu, il faut saluer l'entreprise de Michel Serres et des éditions Fayard : la publication d'un Corpus des œuvres de philosophie en langue française, où sont annoncés pas moins de quatre cents titres. Cette plongée dans un patrimoine philosophique français injustement tombé dans l'oubli permettra d'exhumer des essais importants tels que la République de Jean Bodin, un titre clé de la science politique, ou De l'égalité des deux sexes, par Paulin de La Barre, un traité d'émancipation des femmes datant de... 1673. Sous la direction de Denis Huisman, les PUF, de leur côté, ont édité un monumental Dictionnaire des philosophes. Et les défauts d'ajustement, surtout en ce qui concerne les auteurs contemporains, ne doivent pas faire oublier qu'il s'agit là de la première synthèse jamais réalisée sur les philosophes de tous les temps et de tous les pays. N'est-il pas significatif enfin que, parallèlement à un regain d'intérêt pour les œuvres d'Emmanuel Levinas ou de Karl Popper, un jeune philosophe, André Conte Sponville, ait rencontré du succès avec son Mythe d'Icare (PUF) ? Bien loin des courants dominants depuis les années 70, voici en effet un « traité du désespoir et de la béatitude », ou comment inventer un bonheur sans illusion et bâtir une sagesse matérialiste. La « sagesse » : un mot d'apparence ô combien anachronique et qui, pourtant, s'impose telle une nécessité comme veut le prouver aussi l'essai d'un autre jeune philosophe, Alain Finkielkraut, la Sagesse de l'amour (Gallimard).

La dimension historique

À la croisée de la philosophie et de l'histoire, il est symptomatique de voir aussi, quelques semaines avant sa disparition, Michel Foucault publier l'Usage des plaisirs et le Souci de soi (Gallimard), deux volumes où la brillante interrogation sur la sexualité dans l'Antiquité semble presque doubler une quête personnelle dans l'ordre de l'éthique comme de l'esthétique. Par un long entretien avec Hubert Dreyfus et Paul Rabirow, deux universitaires américains, Michel Foucault expliquait ainsi le sens de sa démarche : « Ce qui m'intéresse dans la culture hellénique, dans la culture gréco-romaine à partir du ive siècle avant Jésus-Christ et jusqu'au iie et au iiie siècle après Jésus-Christ, c'est ce précepte pour lequel les Grecs avaient un terme spécifique, l'épiméléia héautou : le souci de soi. Cela ne veut pas simplement dire s'intéresser à soi-même, et cela n'implique pas non plus une tendance à exclure toute forme d'intérêt on d'attention qui ne serait pas dirigée sur soi. Épiméléia est un mot très fort en grec, qui désigne le travail, l'application, le zèle pour quelque chose (...). Dans ce concept classique de souci de soi, nous pouvons voir la naissance et le développement d'un certain nombre de techniques ascétiques qui habituellement sont attribuées au christianisme (...). Je ne pense pas qu'il s'agisse d'atteindre une vie éternelle après la mort, parce que ces choses-là ne les préoccupaient pas particulièrement (...). Il s'agissait de faire de sa vie un objet de connaissance ou de tekhnè, un objet d'art. » Énigmatique et à la fois exemplaire point final de l'œuvre nietzschéenne de Michel Foucault, qui avait cherché à établir une généalogie des savoirs dans leur conjonction avec le pouvoir et qui a su entretenir un dialogue fécond avec l'école historique issue des Annales. Une école qui, précisément, a obtenu la consécration officielle suprême avec l'élection de l'un de ses papes, Fernand Braudel, à l'Académie française. Mais, dans le même temps, comme par l'un de ces paradoxes dont l'histoire est friande, deux autres étoiles, Pierre Goubert et Georges Duby, ont fait paraître des livres que l'on ne s'attendait peut-être pas à voir signés par des représentants de la Nouvelle Histoire : le premier, une remarquable Initiation à l'histoire de France (Tallandier/Fayard), où le recours à la démographie, l'économie et la météorologie n'exclut pas l'attention aux volontés individuelles comme à la « fantaisie » des monarques ; le second, Guillaume le Maréchal, le meilleur chevalier du monde (Fayard), une occasion de retrouver les hommes de guerre dans la société féodale, mais aussi la première biographie de l'auteur du Temps des cathédrales. Un genre qui, après avoir été longtemps tenu pour mineur en France, à la différence des pays anglo-saxons, rencontre de plus en plus de succès. Ce fut le cas notamment, et dans des styles très différents, des biographies signées Jean Lacouture : De Gaulle, le rebelle (Le Seuil) ; Catherine Nay, avec un portrait de François Mitterrand : le Noir et le Rouge (Grasset) ; Henri Troyat : Tchékhov (Flammarion) ; Alain Decaux : Victor Hugo (Perrin) ; Pierre Assouline : Gaston Gallimard (Balland), un document reflétant à travers le prisme de l'édition cinquante ans de la vie intellectuelle française. Mais les grandes sommes thématiques n'ont pas manqué en histoire, parmi lesquelles, s'il ne fallait retenir que sept titres, on citera : la Mort volontaire au Japon (Gallimard), par Maurice Pinguet (méditation d'une rare richesse sur le suicide comme clé de la civilisation nippone) ; le Sac de Rome, 1527 (Gallimard), par André Chastel ; le Corps des femmes (Seuil), par Edward Shorter ; Un tour de France royal (Aubier), par Jean Boutier, Alain Dewerpe, Daniel Nordman (une étude anthropologique sur le voyage de Charles IX) ; l'Église et les ouvriers en France (Hachette), par Pierre Pierrard ; l'Arbre et le Fruit (Fayard), par Jean Gelis (un essai sur la naissance dans l'Occident moderne) ; et, enfin, les Lieux de la République (Gallimard), sous la direction de Pierre Nora.

Modes et mouvements de fond

En cette année d'élection présidentielle américaine, l'« histoire immédiate » était au rendez-vous avec Nicole Bernheim, les Années Reagan (Stock), Jacqueline Grappin, Forteresse America (Grasset) ou Georges Suffert, fustigeant dans les Nouveaux Cow-boys (Orban) un antiaméricanisme sclérosant pour la société française. Quant à Guy Sorman, son essai la Solution libérale (Fayard) est la quintessence d'attitudes et de courants de pensée dont on n'arrive pas encore à déterminer s'ils représentent un mouvement de fond ou une simple mode : « Le libéralisme, répond Guy Sorman, est une mode tant que son contenu reste imprécis pour l'opinion. C'est la situation actuelle de la France où nous assistons à un fantastique bricolage idéologique autant dans la vieille droite que dans la nouvelle gauche. L'ambition de mon livre est de fournir un principe tellement simple que chacun pourra juger de l'honnêteté d'un discours libéral : « l'ordre spontané » est toujours supérieur à l'ordre planifié (...). Le libéralisme ne se rencontre pas dans les ministères ou les partis politiques, mais dans l'innovation sociale des entreprises de Silicon Valley ou du Japon, dans des référendums des cantons suisses ou dans la révolte fiscale des contribuables américains. » Reste à savoir si des données de la sorte préfigurent l'avenir ou ne resteront que des événements passagers. On peut se demander par exemple, comme l'indique Philippe Meyer dans la Révolution des médicaments, si les recherches en cours sur le cerveau et les systèmes nerveux ne dessinent pas plutôt la vraie révolution de l'après-1984.