Jean-Paul Sartre a mis vingt-cinq ans pour franchir les quelques centaines de mètres qui séparent le café de Flore de la Sorbonne. Il vient, en effet, haranguer, approuver les étudiants dans le grand amphithéâtre qui affiche complet. L'IFOP, pendant ce temps, sonde les Parisiens : 53 % reconnaissent la justesse des contestations universitaires. Ils vont commencer à déchanter le soir même. Les lycéens décident d'occuper leurs établissements. L'affrontement ne s'épanouit plus seulement dans la rue, mais dans les familles, où il devient conflit de générations. Nul ne prête vraiment attention, dans la confusion qui s'instaure, au départ de Cohn-Bendit. Il part pour l'Allemagne, en voiture. Le gouvernement déclare qu'il n'empêchera pas le porte-parole nanterrois du Mouvement du 22 mars de revenir, s'il en a l'intention.

Mardi 21 mai

Il n'y a pas de médecine de la peur. Quelle médication soulagerait d'ailleurs la France, qui se réveille, le lendemain, en pleine crise ? Le franc baisse, partout, autour de ses frontières ; pourtant, c'est par valises que les nantis vont abriter leurs fortunes à Genève et à Lausanne. Les ménagères parisiennes dévalisent les épiciers. Dans un grand magasin du XVIe arrondissement, une tonne de riz s'enlève en une demi-heure. Une famille de la Muette se fait livrer une tonne de pommes de terre. Dans une boucherie, un maître d'hôtel commande un bœuf entier. Les prix triplent pour les fruits et certains légumes. Ruée parallèle sur l'essence. Les pompiers font la chasse aux stockeurs en baignoire. On ne trouve plus de jerricans sur le marché. Sans transports, ni courrier, ni éboueurs, la capitale s'obstine à vivre normalement, s'embouteille, s'engorge. C'est ce qu'un hebdomadaire appelle « le visage de Paris-la-Grève ».

La grande grève. Les chiffres varient : 8 à 10 millions de travailleurs se croisent les bras Elle affecte désormais tous les secteurs, avec l'entrée dans le mouvement du dernier bastion, les grands magasins. Partout, elle prend cet aspect enregistré au début : occupation des entreprises, parfois des administrations. Un commando de cadres s'installe de la sorte, pendant deux heures, au siège du patronat. Les jeunes architectes, eux, investissent les bureaux de leur Ordre.

« Nous sommes prêts au débat avec le gouvernement et les employeurs, assure Georges Séguy. Mais nos revendications doivent être satisfaites sans délai. » Eugène Descamps, de la CFDT, l'appuie, tout en engageant de son côté le dialogue avec les étudiants. Pourtant, le gouvernement ne les entend pas. Il se prépare à engager son existence sur la motion de censure déposée par l'opposition. La discussion commence au Parlement, le soir-même. Une discussion conformiste, presque académique. Le pays entier va la suivre ; pour la première fois, les débats sont retransmis intégralement par la télévision.

Mercredi 22 mai

Le Conseil des ministres entame la journée par un gage de bonne volonté. Il adopte le projet de loi d'amnistie pour tous les actes commis lors des manifestations estudiantines. Cette mesure n'apaise pas l'opposition, qui veut renverser le gouvernement. Il est 18 h 45 quand le président de l'Assemblée, Jacques Chaban-Delmas, met aux voix la motion de censure. À 20 h 10, publication des résultats : 233 voix. Il en faudrait 244 ; le gouvernement est sauvé.

Quand tombe la nuit, les tenants du pouvoir jugent d'ailleurs leur situation moins critique que les jours précédents. La grève s'étend toujours, cependant le fossé se creuse entre la CGT et l'UNEF, qui tente d'en appeler aux travailleurs par-delà les organisations syndicales. De plus, le gouvernement redoutait une reprise des heurts entre la police et les étudiants, parce qu'il vient de signifier à Cohn-Bendit, encore en Allemagne, son interdiction de séjour. Or, une manifestation s'est déroulée dans le calme, du Quartier latin à l'Assemblée nationale, simplement marquée par ce slogan peu belliqueux : « Nous sommes tous des Juifs allemands ! »

Jeudi 23 mai

Même quiétude, le lendemain. Les groupes gaullistes se mobilisent cependant, préventivement. On voit renaître l'Association nationale pour le soutien de l'action du général de Gaulle, créée en 1958. Sourd à ces bruits, le président de la République consulte chacun des membres du gouvernement sur les événements et les mesures qu'ils appellent.