Sur le front des étudiants, expectative identique. Le congrès du SNE Sup approuve l'action d'Alain Geismar. La section de Paris du Syndicat de l'enseignement secondaire estime le baccalauréat compromis, déclare qu'il ne sera pas possible d'organiser des épreuves écrites. De multiples comités d'action se constituent à l'Université, dans les quartiers de Paris, et André Barjonet, secrétaire du centre économique et social de la CGT, démissionne pour mieux affirmer sa solidarité avec cette jeunesse rénovatrice.

En bref, c'est une nouvelle pause. L'occupation de l'hôtel de Massa, siège de la Société des gens de lettres, par quelques écrivains et des étudiants se poursuit depuis mardi. Une légère échauffourée avec le service d'ordre au Quartier latin ne trouble guère le calme momentané.

Vendredi 24 mai

Le troisième vendredi rouge de mai commence dans la joie : l'opposition acclame les chercheurs, enseignants et techniciens du musée de l'Homme, qui expulsent légalement Christian Fouchet.

Il doit quitter le bel appartement qu'il occupait sur le toit de leur maison depuis qu'il est ministre. Mais cette belle humeur fondra au fil des heures.

Organisés par la CGT, deux cortèges solidement encadrés défilent d'abord dans Paris, de la Bastille à Havre-Caumartin, de la place Balard à la porte de Choisy. Des drapeaux, des banderoles, beaucoup de monde, discipline et détermination. La vieille centrale syndicale veut rassurer, confirmer aussi que la gauche assumerait les responsabilités qu'elle réclame. Elle disperse ses gens dans le calme, à 19 h 30.

Une manifestation étudiante se déroule à la même heure aux alentours de la gare de Lyon. Tout se passe dans le calme.

À 20 heures, pause. Le général de Gaulle prononce une allocution télévisée. Il veut soumettre au suffrage de la nation un projet de loi par lequel il demande de donner à l'État, et d'abord à son chef, un mandat pour la rénovation. En clair, un référendum.

Sur les radios périphériques : « Non au plébiscite ! » proteste François Mitterrand ; « Le régime gaulliste doit s'en aller ! » ajoute Waldeck Rochet ; « Les Français ne doivent pas être dupes ! » précise Gaston Defferre.

Le discours du chef d'État terminé, les étudiants veulent aborder la place de la Bastille. Le service d'ordre leur barre la route. En un instant, la rue de Lyon se hérisse de barricades. Les premiers heurts se produisent.

Bloqués devant la place de la Bastille, les étudiants décident de regagner, une fois encore, leur domaine : le Quartier latin. Ils le feront par groupes de 200 à 300.

Certains imagineront de faire le détour par la Bourse, « monument du capitalisme », qu'ils mettront à mal au passage. Un début d'incendie sera maîtrisé. À 23 heures, le plus gros des manifestants se retrouve place Saint-Michel, où déjà, depuis deux heures, policiers et étudiants sont entrés en contact.

La tournure de la manifestation inquiète. Les radioreporters transmettent les nouvelles par des moyens de fortune. Depuis la veille, le ministère des PTT leur interdit l'usage des radiotéléphones. On sait tout cependant des barricades, du feu, des grenades, des charges, de la violence qui va grandissant. Le déchaînement atteint, puis dépasse celui qui marqua le vendredi 10 mai.

Trois commissariats sont attaqués, trois cinémas sont saccagés. À trois heures du matin, Mgr Marty, nouvel archevêque de Paris, visite les postes de secours, apporte son réconfort aux blessés recensés : 456. On compte également 795 arrestations.

Paris n'a pas l'exclusivité du coup de poing et de la grenade. Presque au même moment les étudiants de Bordeaux transforment la faculté des lettres en fort Chabrol durant huit heures. Mêmes combats à Strasbourg. À Nantes, ce sont des jeunes de tous les milieux qui s'opposent à la force par la force, pendant cinq heures. À Lyon enfin, la fureur estudiantine vire à l'émeute. Très tôt dans la soirée, les manifestants se heurtent aux policiers sur le pont Lafayette, qui enjambe le Rhône. Ils s'emparent d'un camion chargé de pierres, le lancent ; il écrasera le commissaire René Lacroix, premier mort de ces événements en France. Profitant du désarroi qu'ils sèment, les jeunes Lyonnais brûlent aussi des voitures, des palissades, leurs propres barricades. Ils pilleront même un grand magasin.