À 13 heures, la police judiciaire se présente à la Sorbonne, afin d'y enquêter « sur les événements de la nuit qui ont fait un blessé grave ». Admise dans les lieux, elle exige alors l'évacuation de tous les visiteurs, pour faciliter ses investigations. Pendant ce temps, un dispositif important, à l'extérieur, bloque tous les accès à la maison mère de l'Université.

Singulière affaire, tout de même. Le préfet de police, Maurice Grimaud, est là, de même que Fernet, directeur de la PJ, et Bouvier, sous-directeur de la même PJ, qui mènent les recherches : celé ne s'est jamais vu dans les annales du crime. Surtout avec des troupes de plus en plus nombreuses, qui s'infiltrent dans la cour...

Bientôt, les caciques de la police s'enferment dans les bureaux de l'administration, chez le vice-recteur Chalin, assisté par le professeur Las Vergnas, doyen par intérim, les professeurs Kahn et Culioli. Il est clair, dès cet instant, que l'incident Barbier n'est qu'un prétexte, soigneusement exploité. C'est l'évacuation pure et simple de la Sorbonne qui se discute.

Cinq heures de dialectique : acharnée, de palabres. Au terme de cette interminable négociation, étant entendu que les universitaires pourront — plus tard — revenir chaque matin dans les lieux, à la condition de les quitter chaque soir, le service d'ordre pousse les professeurs et les étudiants vers la sortie. Des expulsés, à demi consentants. Ils ne se battent plus. Ils n'en ont plus envie. Ils chantent encore l'Internationale.

Dès lors, les services d'hygiène de la préfecture entreprennent le grand nettoyage, arrachent les flammes rouges et noires, leur substituent un large drapeau tricolore, sur le toit. Ils attaquent aussi les inscriptions qui émaillent tous les murs. Ils vont peiner longtemps, elles s'effacent lentement. L'une d'elles résistera ferme, aux muscles, aux détersifs, gravée dans la pierre : « La vie est ailleurs... »

Le régime à l'épreuve

Dix mois de calme apparent, presque d'indifférence un peu lasse, occupés d'affaires courantes, avec, de loin en loin, un éclat ; puis soudain l'explosion de mai, avec l'enchaînement de ses cortèges, de ses barricades, de ses grèves, avec ses étudiants en révolte et ses travailleurs en colère ; en face, un pouvoir qui hésite, semble un moment vaciller sous le choc, se reprend, réplique et finalement gagne : ainsi s'est déroulée l'année 1967-68 dans la vie publique française. Une année presque vide d'abord et tout à coup trop pleine, trop riche, trop mouvementée surtout ; une année qui portera dans l'histoire la trace indélébile de révisions plus ou moins déchirantes ; une année de ruptures.

Au moment même où la Ve République s'apprêtait à commémorer l'anniversaire des journées de mai 1958 qui l'engendrèrent, voilà que le destin du régime semblait s'infléchir brutalement, voilà que tout paraissait mis en question. Juin-décembre 1958 : naissance du régime ; avril-juillet 1962 : paix en Algérie ; mai-juin 1968 : épreuve de vérité.

Ces coups de théâtre font juger rétrospectivement un peu fades, un peu ternes, les dix premiers mois de l'année politique. Et cependant, si l'on veut retrouver les racines de l'explosion, remonter à ses causes, il est indispensable de prendre une vue rapide des événements qui, de l'été 1967 au printemps 1968, ont précédé, sans vraiment l'annoncer, et ont préparé, sans la préméditer, la grande crise qui a secoué le pays et aussi le pouvoir.

La première session de la nouvelle législature, après les élections des 5 et 12 mars 1967, avait été profondément marquée par deux petits mots qui avaient retenti sèchement dans l'hémicycle du Palais-Bourbon dès la fin d'avril : pouvoirs spéciaux. Ces pouvoirs, obtenus en juin par le gouvernement au prix de trois votes sur des motions de censure, qui recueillaient 236 voix, alors qu'il en eût fallu 244, allaient faire l'objet d'une longue controverse qui ne trouverait sa conclusion définitive qu'un an plus tard, en juillet 1968 : la querelle des ordonnances.

La querelle des ordonnances

Le gouvernement avait donc carte blanche pour légiférer à sa guise dans divers domaines économiques et sociaux. Dès la mi-juillet, il met sur les rails un premier train d'ordonnances : elles ont trait à l'emploi. Tout au long de l'été, d'autres convois suivront, auxquels on accrochera un peu au hasard des wagons charges de réformes assez hétéroclites. Tour à tour, l'intéressement des travailleurs aux fruits de l'expansion des entreprises et la réorganisation de la Sécurité sociale s'accompagnent de mesures très diverses, intéressant certains secteurs industriels, agricoles, commerciaux. On secoue la poussière des vieux dossiers, on vide les tiroirs de projets en instance depuis longtemps.