Troubles aussi dans le bassin potassique du Haut-Rhin, chez les métallurgistes des Ardennes, les mécanos de Mâcon, les verriers de Lorraine, les fondeurs de Moselle, les électriciens d'Orléans. Chez Cipel, piles électriques, à Caudebec, le directeur a été lui aussi consigné dans son bureau par le personnel. L'agitation gagne la RATP, la SNCF, Berliet à Vénissieux, se développe partout. Dès le vendredi, fait nouveau depuis 1947, dans toutes les entreprises on occupe. Un nouveau climat revendicatif est en train de naître.

Cette fois, ce n'est plus le désarroi, mais l'inquiétude qui s'empare des industriels. Car ces mouvements ne résultent pas d'un conflit entre la CGT et la CFDT, comme ils le crurent. Un communiqué commun aux deux centrales le confirme. Ce vaste mouvement échappe au contrôle des syndicats. La machine économique France se décompose. Le pays se gèle, inexorablement.

Dès l'aube, le vendredi, le téléphone chauffe à blanc chez Georges Séguy : des annonces de débrayages spontanés, des demandes d'instructions. Le secrétaire général de la CGT contient l'avalanche. Sous des airs bonhommes, cet ancien typo entré en communisme à 15 ans, pendant l'Occupation, âgé aujourd'hui de 41 ans, est un tacticien, un organisateur. Afin de rattraper cette masse ouvrière fluide, il délimite son terrain de guerre avec les têtes pensantes du parti : augmentation des salaires, durée réduite du travail ; à la rigueur, problèmes des loisirs. Tout cela, il le connaît bien. Mais, pour manœuvrer à l'aise, il doit d'abord repousser la main tendue des universitaires.

Jacques Sauvageot a présenté le programme défini par l'UNEF : instauration d'un pouvoir étudiant, autonomie des facultés, extension de la lutte vers les arts et l'information, jonction du combat des étudiants à ceux des ouvriers et des paysans. Jugeant cette doctrine chimérique, Georges Séguy ne mâche pas sa réponse. D'accord pour la solidarité, mais chacun chez soi... Déçus, « trahis », diront-ils, les étudiants ne vont plus cesser de klaxonner derrière la CGT, pour la dépasser à gauche.

Samedi 18 mai
Dimanche 19 mai

Le PSU entre en campagne, préconise la création de comités d'action populaire. D'autres professions de foi noient son appel. Elles viennent du PC et de Waldeck Rochet, de la FGDS et de François Mitterrand, de Pierre Mendès France aussi. Tous ces partants dans la course à la succession prêchent encore dans le désert ; d'autres événements monopolisent l'intérêt du pays. Refus des syndicats de rencontrer Daniel Cohn-Bendit, venu soulever les étudiants, à Saint-Nazaire... Fièvre au festival du cinéma à Cannes, le jury démissionne, pas de palmarès... Déjà plus de 2 millions de salariés en grève, à la SNCF, à la RATP.

Cela n'empêche pas les automobilistes de la capitale de prendre les routes du week-end. Les Parisiens partent, le général de Gaulle revient avec 12 heures d'avance sur l'horaire prévu. Les rumeurs montant de cette France en convulsions l'ont arraché à la griserie de l'accueil de Bucarest. « Vous autres, en Roumanie, dit-il là-bas aux étudiants avant de monter dans sa Caravelle, vous nous avez donné une leçon. Votre université marche. La nôtre nous crée des problèmes. »

Ces problèmes ne lui viennent plus seulement des escholiers en colère, le président le constate dès qu'il regagne l'Élysée. Il ne ménage donc personne, ce dimanche, à 12 h 15, quand il gronde : « La réforme, oui ; la chienlit, non. » Les Français interloqués feuillettent leur dictionnaire.

Lundi 20 mai

« Un mot reçu de mauvais biais efface le mérite de dix ans », souligne Montaigne, dans ses Essais. Le mot du général fait mouche, résonne partout. « La chienlit, c'est lui ! » ripostent les murs de Boulogne-Billancourt, couverts d'affiches par les grévistes de Renault. Même réponse au Quartier latin. Les commandos d'Occident profitent du trouble, manifestent à l'Opéra, gare Saint-Lazare, devant le Conservatoire national de musique. Mais c'est une agitation plus profonde qui secoue la France.

Effervescence chez le personnel de l'ORTF, qui s'interroge sur l'objectivité des actualités télévisées. Ébullition dans le textile, la chimie, les arsenaux. Passion chez les acteurs de théâtre. Transes dans les studios de cinéma. Les stations-service menacent de fermer leurs pompes à essence. Les compagnies d'assurances s'arrêtent. Les marins abandonnent leurs cargos et paquebots dans les ports. Les banques, enfin, limitent les retraits de fonds. Quatre millions de salariés boudent le travail. La paralysie gagne tout le pays.