L'Université traditionnelle est morte, en effet, lorsque le concierge de la Sorbonne, le matin, après neuf jours de fermeture, a livré l'antique maison mère aux étudiants. Ils ont escaladé les toits, fiché un drapeau rouge qui claque au-dessus de la grande cour. Des stands maoïstes fleurissent au pied de la statue de Pasteur. Les couloirs se tapissent en un éclair d'affiches manuscrites. Un orchestre de jazz s'installe sur l'escalier d'honneur. C'est Pékin, c'est Cuba, le happening, le camping et le canular qui explosent. « Interdit d'interdire ! » clame une inscription sur un mur. Elle voisine avec une autre qui affirme : « L'imagination a pris le pouvoir. »

D'autres slogans, d'autres prophéties viendront, bientôt. Quelques hommes restent sourds cependant à ce déchaînement qui semble posséder Paris. Avenue Kléber, ils se réunissent sans tapage, sérieusement, dans l'ancien hôtel Majestic. Les délégations américaine et nord-vietnamienne tentent de trouver en commun un chemin menant à la paix.

Mardi 14 mai

C'est la kermesse permanente que le peuple universitaire installe donc à la Sorbonne. Il la décrète d'abord assemblée constituante, puis commune libre. Nanterre devient faculté autonome dans le même élan. Aux Beaux-Arts, on décide de ne plus nommer de « professeurs honorifiques ». Le doyen Zamansky organise des élections d'où sortiront des commissions de réforme pour les scientifiques. Jacques Sauvageot, au nom de l'UNEF, annonce la remise en cause des examens dans leur forme traditionnelle. « C'est l'anarchie... », murmure le professeur Kastler, pourtant favorable dès les premières heures au mouvement étudiant. « Non, un défoulement ! » réplique la jeunesse, hilare.

Dans les heures de troubles, on se tourne généralement vers le gouvernement. Celui-ci ne fait rien. Il renvoie la motion de censure déposée par l'opposition aux 21 et 22 mai. Il repousse le projet d'amnistie des étudiants à la semaine prochaine. Quêter du réconfort du côté de la présidence de la République ne servira pas davantage ; l'Élysée n'a plus de pensionnaire : le général de Gaulle vient de partir pour la Roumanie. Là-bas, les étudiants tissent des tapis de roses sous ses pas.

Sans frein, l'émulation passionnelle s'étend alors à la province. Elle n'affecte pas une faculté, mais une usine. Les 2 000 ouvriers de Sud-Aviation, à Château-Bougon, près de Nantes, enferment leur directeur, Durochel, dans son bureau. Ils se barricadent ensuite dans l'entreprise, bouclant toutes les issues, soudant même l'une d'elles. Mécontents d'une diminution d'horaire, ils exigent simplement une augmentation.

Mercredi 15 mai

En d'autres temps, cette information aurait fait les manchettes des journaux parisiens. Mais Paris a toujours la fièvre. Cette fois, 2 500 étudiants occupent l'Odéon, dès la fin de la représentation des ballets américains de Paul Taylor. Ils ont besoin, assurent-ils, « d'une permanence révolutionnaire créatrice, un lieu de meeting ininterrompu » ! Jean-Louis Barrault, le directeur, s'associe spontanément au mouvement. C'est son épouse, Madeleine Renaud, qui regrette qu'un autre théâtre n'ait pas été choisi pour cela. L'opération ne surprend personne dans l'hystérie qui dévore le Quartier latin.

L'aspect inusité de la revendication de Château-Bougon n'échappe pas cependant aux économistes, au patronat français. Ils s'interrogent aussi sur la raison qui pousse Benoît Frachon, président de la CGT, à abréger son voyage au Japon et à regagner Paris. Ce qu'ils tiennent pour une évidence apparaît un peu plus tard. Cette fois, c'est l'usine Renault, de Cléon, que la grève (avec l'occupation de certains ateliers) bloque : 5 000 salariés, affiliés en majorité à la CFDT. Voilà bien longtemps que cette centrale rêve de doubler la CGT sur sa gauche. Aurait-elle choisi son heure ?

Jeudi 16 mai
Vendredi 17 mai

En dépit de l'attraction constituée par la Sorbonne en délire, il semble que de nouveaux événements menacent. « Quand une porte se ferme, cent se verrouillent », disent les Espagnols. Après Sud-Aviation à Nantes et Renault à Cléon, ce sont toutes les usines de la Régie qui entrent dans la grève. Le drapeau rouge flotte sur les ateliers Lefaucheux, à Flins. On le hisse aussi sur les ateliers de la Régie à Boulogne-Billancourt, tandis qu'arrivent les étudiants partis du Quartier latin. Ils effectuent leur première marche de solidarité ; les grilles ne s'ouvriront pas. Le trafic aérien est pratiquement interrompu de son côté et la distribution des journaux perturbée par la grève des messageries.