D'autres nouvelles parviennent également, qui exaltent ou alarment selon les opinions : les étudiants occupent la faculté des sciences de la Halle aux vins et Censier, l'annexe de la Sorbonne. En réponse, une information identique arrive d'Alsace ; là-bas, ils proclament l'autonomie de l'université, à Strasbourg ! Composant un front uni, CGT, CFDT et Fédération de l'éducation nationale lancent, elles, un appel à la grève générale pour le lundi 13. La tension monte, quasi palpable. Elle se devine dans la détermination butée de Geismar, Sauvageot, Cohn-Bendit, présentés par la télévision. La France découvre enfin les traits de ces maîtres de guerre des étudiants, piquetés de barbe, aux yeux tirés. Mine éveillée chez le premier, expression dure chez le second, hargne pour Cohn-Bendit.

Le pays espère une réaction, une parabole du côté de l'Élysée, où la garde vient d'être discrètement renforcée. Rien que le silence, cet ami qui ne trahit jamais. Alors la curiosité, l'intérêt se portent a Orly, où Olivier Guichard, en noir, et Louis Joxe, en gabardine claire, attendent Georges Pompidou, de retour d'Afghanistan. La Caravelle se pose à 20 heures samedi. Il descend, une cigarette king size aux lèvres. Pas de sourire cette fois. Simplement un geste de la main, pour la presse des grands jours, des heures graves, qui se bouscule au bas de la coupée.

C'est à 23 h 15 que le Premier ministre s'explique, interrompant pour cela une émission, à la télévision : « ...J'ai décidé que la Sorbonne serait librement rouverte, à partir de lundi... Dès lundi, la cour d'appel statuera sur les demandes de libération présentées par les étudiants condamnés... Nous poursuivrons la rénovation de l'Université, avec les maîtres et les étudiants. » Le pouvoir accorde en trois minutes ce qu'il avait défendu pendant des jours. Faiblesse ? Mansuétude doublée d'une stratégie diabolique à long terme ? Les exégètes n'auront guère le temps de polémiquer. Une lame de fond populaire, puis un folklore imprévu fausseront toutes les données.

Lundi 13 mai

« Seulement 171 000 personnes... », affirme la préfecture de police. « Raz de marée, plus de 800 000 manifestants ! » rétorquent les syndicats. La mode étant à la contestation, comment s'étonner que les deux parties chipotent sur le défilé qui s'étire de la République à Denfert-Rochereau. Un fleuve humain.

Il rassemble étudiants et ouvriers, non sans quelques frictions au début. Le service d'ordre de la CGT traque les anarchistes qui veulent précéder le cortège, avec leurs drapeaux noirs. Sur le front de la manifestation s'étire une longue banderole : « Étudiants, enseignants et travailleurs solidaires. » Confirmant ce thème, près de Georges Séguy (CGT), d'Eugène Descamps (CFDT), marchent Geismar et Sauvageot. Cohn-Bendit aussi, qui se déclare ravi d'être « en tête d'un défilé où les crapules staliniennes sont dans la remorque ». Les personnalités politiques, François Mitterrand, Guy Mollet, Pierre Mendès France, Waldeck Rochet ne peuvent l'entendre : elles cheminent loin derrière. Très tôt les slogans éclatent : « Adieu, de Gaulle », « Dix ans, ça suffit », « Roche, à la broche ». Démarrant à 16 heures, l'interminable procession, parsemée de calicots vindicatifs, constellée de flammes rouges, arrive à Denfert à 17 h 30. À cet instant, on compte encore beaucoup de participants qui n'ont pas pu quitter la République, embouteillée...

La grève générale de vingt-quatre heures décidée ce lundi 13 mai est largement suivie elle aussi. Le métro, les autobus n'assurent qu'un trafic réduit dans la capitale. Les PTT ne distribuent pas de courrier. Fortes perturbations dans les trains et les avions. L'industrie débraye à 50 %. On dénombre 35 000 manifestants à Lyon, 40 000 à Toulouse, 50 000 à Marseille. Les préfectures sont assiégées à Nantes et au Mans. Le trafic portuaire est pratiquement nul au Havre. Dès la fin du mouvement, dans la soirée, les centrales syndicales alertent leurs adhérents : « Restez vigilants ! »

À la même heure, une folle nuit commence au Quartier latin. On commente dans les rues la motion de 200 professeurs des facultés des sciences de Paris et d'Orsay, qui déclarent que le ministre de l'Éducation nationale n'a plus leur confiance ; celle des doyens des facultés de lettres qui veulent mettre fin à une centralisation abusive. On fête surtout la naissance d'une université critique. Vertige de mots, feux de joie, ivresse collective ; c'est une révolution culturelle à la chinoise qui s'installe en France.