Des tractations lient aussi les étudiants à leur ministre circonspect. Les premiers brûlent de logorrhée réformatrice, Alain Peyrefitte répond en politicien : ils ne se trouveront jamais. À la frustration, au mépris, bientôt chez les jeunes se mêle l'impatience. Irritation également chez le ministre de l'Intérieur, Christian Fouchet, à cause de ce bouleversement à l'heure où l'Amérique et le Viêt-nam acceptent de se rencontrer à Paris, au moment où les deux délégations discutent des modalités techniques de la conférence à l'hôtel Majestic ! Aussi Ch. Fouchet fait-il grossir les effectifs des forces de l'ordre, barrer l'accès des ponts vers la rive droite et cerner le Quartier latin. Qu'on en finisse. Voilà où en sont les choses ce 10 mai, quand tombe la nuit. Un vendredi qui deviendra rouge.

Processus invariable et fatal maintenant : la jeunesse d'un côté, de l'autre la police ; d'abord des mouvements pacifiques, puis des heurts, des barricades enfin. On en comptera 60, dont certaines hautes de 3 m. La première s'érige rue Le Goff, à 21 h 45 ; quelques voitures, des panneaux d'affichage, des grilles d'arbres, des pavés. Les étudiants se trouvaient encerclés dans le Quartier latin. Pour se protéger contre d'éventuels assauts, les barricades sont encore le moyen le plus pratique. Alors ils se sont occupés. L'exemple se propage. Bientôt, les artères principales sont bridées. Sept barrages successifs dans la rue Gay-Lussac, sur 400 ml Christian Fouchet expliquera mal pourquoi et comment ces redoutes ont pu s'élever sous le nez des agents.

Sur chaque barricade, des drapeaux rouges, des adolescents de plus en plus énervés. En face ? L'ordre, sombre, figé, de plus en plus irrité. À mesure que la nuit s'avance, les contacts entretenus par Geismar, Cohn-Bendit et Sauvageot avec le recteur Roche, le vice-recteur Chalin, s'effritent. Prisonniers du pouvoir, les enseignants ne peuvent, en effet, répondre aux préalables étudiants. Louis Joxe, Christian Fouchet, Alain Peyrefitte, Michel Debré et Jacques Foccart, secrétaire général de l'Élysée, ont beaucoup conféré de leur côté. À 2 h 15, le ministre de l'Intérieur lâche : « Allez-y... ».

Fusées rouges. Les CRS, lancés en première vague, ont consigne de ne pas rechercher le contact, de déblayer à la grenade. Elles pleuvent. Aux lacrymogènes se mêlent cette fois les offensives, dites soufflantes, et les criquets, que l'armée US utilise au Viêt-nam. L'air devenant irrespirable, les étudiants abandonnent, en effet, leurs barricades de tête ; ils innovent aussi : avant de reculer, ils incendient les lieux qu'ils occupaient, quand ce ne sont pas les grenades du service d'ordre qui s'en chargent. Leur quadrilatère défensif va fondre. Les étudiants se retrouvent bientôt dos à dos, acculés, coincés. Et la police doit bien venir au contact maintenant. Un conflit atroce, dans un camp retranché. Chocs, matraques, poings, pieds, pavés, fer, crosses, feu, sang...

Rue Gay-Lussac, les CRS ont plié, remplacés par les gardes mobiles, durs, expérimentés. « Messieurs, déblayons ! » hurlent les officiers. Ceux-là déblaient, machines à battre, à réprimer. Mais ils restent froids, maîtres de leurs nerfs. Sans doute éprouvés par de nombreux accrochages avec les paysans en province, depuis plusieurs mois, les CRS eux, cèdent plus volontiers aux excès. Les groupes d'intervention de la préfecture de police, rarement au danger des combats réguliers, prisent, en revanche, le passage à tabac. Nuit terrible. Révoltés par la violence débridée de certains assauts policiers, des habitants prennent partie pour les étudiants hachés sous leurs fenêtres, les recueillent, les soignent. Ils subissent à leur tour la grenade, l'insulte et la matraque.

L'écho de cette frénésie gagne le pays, propagé par les radios périphériques. C'est par les transistors que Cohn-Bendit lance l'appel à la dispersion, à 5 h 30, sûr qu'on l'entendra partout. À 6 heures, convoqués par le général de Gaulle, Louis Joxe, Christian Fouchet, Jacques Foccart et Pierre Messmer courent à l'Élysée. À 7 heures, Paris commence ses comptes, angoissé : 720 blessés légers ; 367 graves, hospitalisés, dont 251 policiers, 14 civils et 102 étudiants ; 468 manifestants interpellés ; 60 voitures brûlées et 128 sérieusement endommagées.

Samedi 11 mai
Dimanche 12 mai

On mesure mieux l'ampleur de la bataille avec le jour. Partout la désolation. Des débris calcinés fument, l'air pue le caoutchouc brûlé, le métal surchauffé. Le bromure de benzyle et le chloroacétéphénone des grenades flottent encore, piquent les yeux, irritent les gorges et les poumons. Les habitants errent, hagards. On s'étonne, on se félicite qu'il n'y ait pas eu de morts. Des parents se pressent dans les commissariats, à la recherche d'enfants disparus. On les rabroue. Rumeurs et témoignages commencent alors à circuler : la police se serait vengée, à huis clos, dans le secret de ses postes, où elle aurait humilié ses prisonniers de la nuit.