Au contraire, les romanciers débutants ne se réclament presque jamais des théoriciens d'hier.

Les prix littéraires

La balance, peu sûre il est vrai, des prix littéraires confirme l'évolution vers un retour aux formes classiques.

Quoi de plus classique, en effet, que l'Oublier Palerme d'Edmonde Charles-Roux (prix Goncourt), brillant roman de caractère, de mœurs siciliennes et new-yorkaises harmonieusement opposées, mais peintes toujours avec vérité et vivacité, quoi de plus classique, sinon la Bataille de Toulouse de José Cabanis (prix Renaudot) ou l'Été finit sous les tilleuls de Kléber Haedens (prix Interallié).

Cabanis atteint à la pleine maîtrise d'un talent d'analyste de la plus grande tradition, celle de la Princesse, d'Adolphe, de Dominique, sans rien sacrifier de son goût personnel, c'est là qu'est la maîtrise ; et Kléber Haedens inscrit avec la plus grande aisance une fantaisie moderne dans les marges de Madame Bovary.

De même, c'est l'âpreté du sujet, la froideur du ton et de l'allure qui font la nouveauté dans les lettres françaises et dans les lettres canadiennes d'Une saison dans la vie d'Emmanuel de Marie-Claire Biais (prix Médicis), tandis que c'est peut-être l'inégalité de l'allure et une certaine fausseté de la voix qui font que la Nature morte devant la fenêtre d'Irène Monesi n'a pas trouvé beaucoup de suffrages en dehors du comité du prix Femina.

Inutile de dire, enfin, que l'œuvre de François Nourissier, prix du roman, tend au classicisme ; le sujet même des derniers livres de cet écrivain est cette conquête de l'équilibre classique par un tempérament profondément individualiste. François Nourissier transpose pour un instrument un peu maigre la partition pour grandes orgues écrite par Barrès.

Avec lui, avec José Cabanis, nous arrivons enfin à ce qui est sans doute un trait caractéristique de cette année et de celles qui vont suivre, l'accession au pouvoir des écrivains qui sont des hommes mûrs.

Prix Nobel

Le prix Nobel de littérature pour 1966 a été décerné à deux représentants de la littérature juive : l'Israélien Joseph Agnon et la poétesse allemande Nelly Sachs. Le partage d'un prix Nobel, peu fréquent, n'est pas exceptionnel ; le fait s'est produit à deux reprises, en 1904 et en 1917. Les œuvres des deux lauréats sont peu connues en France. Agnon réside en Israël depuis 1907, Nelly Sachs est réfugiée en Suède depuis 1940.

Les quadragénaires

Parce que nous vivons un peu trop dans le culte de la jeunesse, nous avons parfois perdu de vue des écrivains qui continuaient leur carrière, nous avons longtemps refusé de considérer comme des hommes de grands garçons qui édifiaient leur œuvre. Le succès de la Quarantaine de Jean-Louis Curtis sonne à la fois le réveil et le rappel. Le romancier des Jeunes Hommes, au lendemain de la guerre, a écrit son vingt ans après, il a repris certains de ses héros dans leur petite ville du Béarn où l'accélération de l'histoire s'inscrit d'une manière à la fois plus ralentie et plus profonde, plus irréversible, qu'à Paris ; il a montré l'évolution des caractères et surtout leur adaptation à l'évolution des situations créées par le mouvement des mœurs dans notre société depuis vingt ans.

Jean-Louis Curtis est un observateur attentif et lucide jusqu'à en être impitoyable, et il sait consigner ses observations avec autant d'humour que de sympathie et de clarté.

Son roman est un miroir qu'il tend à notre époque et à sa génération en même temps qu'une image de notre temps où l'avenir nous retrouvera avec exactitude. Il a donné là un de ses meilleurs livres en même temps qu'un livre qui appelle à la réflexion les hommes de sa génération et ceux des générations qui viennent après.

Mais l'Histoire française de son cadet François Nourissier est également un examen de conscience au moment de changer de classe d'âge, et aussi l'excellent J'ai cru trop longtemps aux vacances d'Eric Ollivier, autobiographie dont on me permettra de dire un mot, puisque l'auteur en parle comme d'un « roman à la première personne » : livre d'humeur, allègre, insolent, parfois désabusé, mais d'un homme qui a beaucoup usé, dans la bonne ligne à la fois classique et juteuse du Chateaubriand des Mémoires.