Le cas d'Henri Troyat, enfin, constitue à lui seul un signe important de la contradiction interne de notre roman : il est pour un très grand public un très grand romancier de notre temps, et pour les augures d'une presse littéraire de qualité, ou qui se croit telle, il n'est rien.

Impossible de le lire, cependant, sans rendre hommage à son très grand talent, à la sûreté et à l'intelligence qui président à l'agencement et au progrès de ses grands ensembles romanesques, à la puissance d'évocation et de vie de ses descriptions et de ses tableaux. Il lui manque peut-être ce frisson lyrique contrôlé qui est le privilège des romanciers démiurges, ou plutôt il ne l'a pas tout à fait assez souvent.

Mais à côté des diseurs de rien qu'on lui préfère trop souvent, il est le mainteneur d'un roman de mœurs très nécessaire et qu'il essaie de maintenir justement au pas d'une société en mouvement.

Des talents confirmés

André Chamson a publié un beau roman historique, la Superbe, non point du roman historique de pur divertissement, mais du roman qui tient à sa terre et à sa religion, la réformée. Et Maurice Druon, bel exemple de conscience, a récrit de sa plume les six gros volumes des Rois maudits, qu'il avait signés il y a quelques années, sans faire mystère de la collaboration d'un atelier : le résultat était bon, Maurice Druon le veut meilleur. Marcel Arland a republié, en les complétant, les carnets de ce Gilbert qui était le héros de son prix Goncourt il y a presque trente ans, et il a ajouté, avec les paysages et les récits de la Musique des anges, un volume à ses publications de ces dernières années, qui sont comme les roses de septembre d'un talent exquis.

Marcel Jouhandeau a publié, comme chaque année, plusieurs volumes, confidences proférées tour à tour à mi-voix et dans un haut-parleur, cris de souffrance, qui commencent à laisser froid, d'un damné de son petit enfer domestique, ou cris de joie, bien plus terribles, d'un damné de l'amour. Le dernier volume, Que l'amour est un, est un des plus substantiels.

Roger Peyrefitte a publié un roman autobiographique, Notre amour, qui n'est sans doute pas de ses meilleurs livres, parce que la sincérité et presque l'impudeur de sa confession sont gâtées par un lyrisme ingénu et fin de siècle (le xixe) à la fois, mais on a plaisir dans les meilleurs moments, et par contraste avec le charabia du bourbier littéraire actuel, à lire enfin une prose d'un extrême raffinement. De Georges Simenon, enfin, nous avons lu comme chaque année plusieurs livres, dont le Chat, cruel récit de ces régions où deux êtres âgés sont liés par un sentiment dont nul ne peut dire s'il est haine ou amour : et nous avons aussi eu l'occasion de commencer à collectionner ses œuvres complètes, qui ne comprendront pas moins de quarante-huit gros volumes, groupant chacun trois ou quatre romans.

Impossible, bien entendu, de faire place ici aux dizaines et aux dizaines de premières œuvres, comme il est impossible, d'ailleurs, à un critique d'en prendre connaissance complètement. Chacun garde le souvenir de quelques œuvres choisies un peu au hasard et qui lui paraissent porteuses de talent et d'espérance (disons le récit dans le goût du romantisme allemand d'Olivier Perrelet, Aphrosyne, ou le traitement du thème de la mort dans le second bref roman de Claude Michel Cluny, Un jeune homme de Venise, au goût de la peinture vénitienne classique).

Mais l'ensemble laisse déjà une impression de grisaille, comme si trop de jeunes romanciers faisaient des débuts prématurés ou bien se mettaient trop vite à tourner les meubles littéraires à la mode. Cela vaut, notons-le, pour l'école ancienne comme pour les écoles nouvelles : en un sens, on peut même dire que le grand malheur de l'école du nouveau roman, c'est de n'avoir pas d'élèves. On cite toujours la même dizaine de noms plus ou moins arbitrairement rapprochés depuis quelques années, mais on ne voit guère, à part quelques rombières toujours promptes à croire que la dernière mode est faite pour elles, de nouvelles recrues.