physionomie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


En grec : phusiognômia, phusiognômonia, phusiognômikè ; en allemand : Physiognomie, Physiognomik ; en anglais : physiognomy.

Morale, Psychologie

Littéralement « interprétation de la nature » (de phusis et gnômein), la physionomie infère de l'apparence extérieure le caractère d'un individu.

Depuis l'Antiquité, la physionomie jouit d'un intérêt durable et connut même un apogée à la fin du xviiie s. De composante à part entière de la connaissance de la nature, elle évolua vers la philosophie morale sans abandonner parallèlement sa prétention au statut de science. La psychologie et l'anthropologie la reprirent ensuite en partie à leur compte.

Aristote l'estime parfaitement fondée « dès lors qu'on admet que toute affection physique transforme à la fois le corps et l'âme »(1). Il prend acte de son usage à des fins de diagnostic depuis Hippocrate. Mais la physionomie, ou physiognomique, ne se bornait pas à cela, comme en témoignent les Physiognomica du Corpus Aristotelicum, qui développent une physionomie des animaux(2), des sexes et même des peuples(3). Dès l'Antiquité s'établit aussi la tradition des « caractères », illustrée notamment par Théophraste d'Érèse(4). Si cette dernière demeure très vivace jusqu'au xviie s. dans la pensée morale, elle est doublée par des prétentions scientifiques dont l'idée fondamentale est que tous les phénomènes naturels sont chiffrés et peuvent donc être déchiffrés. D'où les liens étroits entre la physionomie et l'astronomie, qui remontent à Ptolémée (De praedictionibus astronomicis), mais s'épanouissent surtout chez les penseurs arabes du Moyen Âge, y compris les néoaristotéliciens Averroës et Avicenne (De stellis fixis). Cette double inspiration va se perpétuer pendant tout le Moyen Âge, pendant la Renaissance et jusqu'au xviie s. En 1663 encore, J. S. Elsholtz tente de conjuguer dans son Anthropométrie les théories de la proportion, issues de la Renaissance, avec l'astrologie et la « métoposcopie » (l'interprétation des rides du front). Les parallèles de Battista della Porta (De humana physiognomonia, 1586) entre les animaux et l'homme exercent quant à eux une influence jusque dans les tableaux de Le Brun.

C'est dans les dernières décennies du xviiie s. que la « Physiognomik » connut en Allemagne son heure de gloire avec les travaux de Lavater(5). Lichtenberg objecta que, pour prétendre au statut de science, la physionomie devrait d'abord établir quels mouvements expressifs correspondent à quels affects(6). La grâce, que Schiller définit comme beauté en mouvement et expression de la belle âme, témoigne du succès de la physionomie dans la philosophie morale.

L'épistémê de la fin du xviiie s. ne pouvait plus se satisfaire de la tradition des « caractères ». Quoiqu'il défende, contre les ennemis de Lavater, le postulat d'une correspondance entre l'expression esthétique et la moralité, Mendelssohn évoque aussi d'emblée la difficulté : la bonté est une qualité objective, la beauté, une qualité subjective ; l'adéquation entre les deux ne saurait donc être qu'imparfaite. Il met en garde contre « l'enthousiasme » de Lavater. Notre connaissance de l'âme n'est pas encore assez affinée pour que la physionomie soit une science. Il faut donc développer la psychologie(7). C'est sans doute R. Kassner qui, ravivant au début du xxe s. l'inspiration physionomiste, résumera le mieux son caractère aléatoire par un paradoxe : « L'homme n'est tel qu'il apparaît que parce qu'il n'apparaît pas tel qu'il est »(8).

Ces mises en garde n'eurent aucun effet sur la vogue de la physionomie dans la première moitié du xixe s. Gall prolongea la physionomie par la craniologie, nommée par la suite phrénologie, qui entend tirer de la forme et de la constitution du cerveau des connaissances sur le caractère(9). Hegel associa Lavater et Gall dans sa critique destructrice des illusions de la connaissance d'entendement dans un singulièrement long chapitre de la Phénoménologie de l'esprit consacré à la « raison observante »(10).

Lavater et Gall n'en engageaient pas moins un courant de réflexion opiniâtre visant à établir le statut scientifique de la physionomie et qu'illustrent à des degrés divers les réflexions de Goethe sur l'ostéologie(11), de C. Bell(12) et, dans la deuxième moitié du xixe s., de Darwin(13) et de Wundt(14). La physionomie peut être en outre considérée, pour le meilleur et pour le pire, comme un des courants précurseurs et constitutifs de l'anthropologie. Herder qualifiait du reste en 1785 l'anthropologie ethnographique de « physionomie de l'humanité »(15). Mise à part son exploitation raciste, c'est dans la criminologie de Lombroso et, en France, dans l'anthropométrie de Bertillon qu'elle a établi sa validité au tournant du xxe s.(16).

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Anal. Priora, trad. Premiers Analytiques, II, 27. Cf. aussi II, 28.
  • 2 ↑ Cf. à cet égard Aristote, Des parties des animaux, II, 7 sq.
  • 3 ↑ Aristote, Physiognomonica, 805a-814b.
  • 4 ↑ Cf. Foerster, R. (dir.), Scriptores physionomonici graeci et latini, 1893.
  • 5 ↑ Lavater, J. C., Physiognomische Fragmente, Leipzig, 1775-1778.
  • 6 ↑ Lichtenberg, G. C., Über Physiognomik, Göttingen, 1778.
  • 7 ↑ Mendelssohn, M., « Zuffällige Gedanken über die Harmonie der inneren und äusseren Schönheit », « Über einige Einwürfe gegen die Physiognomik, und vorzüglich gegen die von Herrn Lavater behauptete Harmonie zwischen Schönheit und Tugend », in Schriften zur Philosophie und ästenik, Jubiläumsausgabe, t. III, 1, Stuttgart, 1972, pp. 321-332.
  • 8 ↑ Kassner, R., Zahl und Gesicht, 1919, p. 16.
  • 9 ↑ Gall, F. J., Anatomie et physiologie du système nerveux et du cerveau en particulier, avec observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l'homme et des animaux par la configuration de leur tête, Paris, 1810-1811.
  • 10 ↑ Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l'esprit , trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, I, pp. 256-287.
  • 11 ↑ Cf. Van der Hellen, E., Goethes Anteil an Lavaters physiognomischen Fragmenten, 1888.
  • 12 ↑ Bell, C., Essays on Anatomy of Expression, Londres, 1806.
  • 13 ↑ Darwin, C., The Expression of Emotions, 1871.
  • 14 ↑ Wundt, W., Grundzüge der Physischen Psychologie, II, pp. 504 sq.
  • 15 ↑ Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, II, 6, VII.
  • 16 ↑ Lombroso, C., L'Uomo delinquente, Milan, 1876 ; Bertillon, A., et Chervin, A., Anthropologie métrique, Paris, 1899.
  • Voir aussi : Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, II, trad. M. Foucault, Vrin, Paris, 1988.

→ belle âme, chiffre, génie, grâce, phrénologie, psychologie