chiffre

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


De l'arabe sifr, « vide » ; en allemand, Chiffre, Chiffer.


Ce terme originellement mathématique (il désigne en arabe la valeur zéro) a connu une postérité dans une tradition de la philosophie de la nature qui prend sa source chez J. Böhme et T. Paracelse, et dont l'interrogation sur le rapport de la nature au divin est demeurée vivante au xviiie siècle (Hamann), et même au-delà. On le retrouve chez des penseurs contemporains comme Jaspers ou Bloch.

Philosophie Moderne, Esthétique, Mathématiques, Théologie

Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son usage occidental, représentant le nombre. Par extension, on identifie le chiffre, dans le langage courant, au nombre lui-même, puis à une écriture symbolique dont le message n'est plus transparent, proche de la notion de code et de secret.

Le terme « chiffre » s'est introduit dans les langues romanes et germaniques avec son sens arabe originel au xiiie s. Cette acception une fois supplantée par l'italien « nulla », il prit le sens général de signe mathématique. Le sens de message chiffré, écriture secrète, est attesté dès le xve s. et se communiqua à l'allemand au xviiie s. par le français. C'est ce dernier sens qui porte la conception de la nature comme deuxième source de la révélation divine (le « Livre de la nature ») au Moyen Âge, chez l'alchimiste et médecin suisse Paracelse, et ensuite, chez le théosophe et mystique allemand Böhme, qui voit dans le monde des signatura du divin(1). J. G. Hamann fait du chiffre un concept métaphysique perpétuant au xviiie s., et au-delà, l'inspiration mystique de la philosophie de la nature. Chez lui, la théorie du symbole est en fait une ontologie ; le symbolisme englobe à la fois la nature, le langage et l'art. Cette théorie subvertit la distinction traditionnelle entre allegoria in verbis et allegoria in factis : les signes naturels ne sont pas de simples moyens d'expression (conception qu'a renforcée le rationalisme du xviie s. en distinguant signes naturels et signes arbitraires). Le symbolisme est organiquement fondé dans la nature et constitue une expression de la nature ; Herder parle de Natursymbol. La beauté et la force de l'expression ne sont pas le résultat du travail de l'artiste mais celle d'une « force de la nature ». Ce sont là les linéaments de la conception romantique du génie. Mais Kant lui-même parle de l'écriture des chiffres comme d'une écriture secrète « par laquelle la nature, en ses belles formes, nous parle de manière figurée »(2).

Cette tradition a été ravivée par deux penseurs contemporains. Le chiffre est chez E. Bloch la catégorie de l'« embrassement réciproque du sujet et de l'objet »(3). La nature est « co-productrice » du sens de l'histoire humaine sécularisée. Tandis que l'allégorie est vouée à l'extensio et à l'alteritas, le symbole, à la profondeur ou à la transcendance, dans les « chiffres » sont censés s'exprimer non seulement le sens de cette histoire mais aussi un sens propre à la nature elle-même. Le « chiffre » relève de la matérialité naturelle mais vise, au-delà de l'allégorie qui exprime la chute dans la matérialité, un sens unique, comme le symbole.

Le chiffre est par ailleurs au centre des débats théologiques entre Jaspers et K. Barth(4). Il est la rencontre entre la transcendance et l'existence humaine (Dasein), le langage de l'englobant (das Umgreifende) au sein de la scission, « la langue historique du dieu lointain ». Pour Jaspers, la foi monothéiste dans la révélation s'illusionne lorsqu'elle croit que nous pouvons faire l'expérience du divin autrement que sous la forme d'une expérience particulière(5).

Le chiffre joue également un rôle central dans la poésie contemporaine. Chez des poètes comme P. Celan, il recouvre une pratique de l'image verbale différente de la métaphore traditionnelle. Dans le chiffre se noue la capacité de la langue à créer un monde plus authentique en transgressant les limites de la désignation et de la comparaison.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Böhme, J., De signatura rerum, oder : von der Geburt und Bezeichnung aller Wesen (1622), in Sämtliche Schriftent, Stuttgart, 1957, t. iv.
  • 2 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 42.
  • 3 ↑ Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, M. Suhrkamp, 1972.
  • 4 ↑ Jaspers, K., et Bultmann, R., Die Frage der Entmythologisierung, Munich, Piper, 1954.
  • 5 ↑ Jaspers, K., Der philosophische Glaube angesichts der Offenbarung, Munich, Piper, 1962, pp. 482-485.

→ métaphore, symbole