philosophie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec philia, « amitié » et sophia, « sagesse ».

Philosophie Générale

Le concept de philosophie ne saurait être appréhendé de manière univoque, ni défini de façon précise, tant son interprétation varie au cours de l'histoire. Deux axes définitoires pourraient être mis en place : l'un nous orienterait vers une certaine attitude, portée par l'étymologie, qui en fait une « amitié pour la sagesse » ; l'autre consisterait à la situer dans l'espace et le temps, comme un courant de pensée occidental qui serait né dans la Grèce antique. Cela reviendrait à exclure les formes de pensée orientales ou primitives, qui sont également portées vers une certaine « sagesse », et à simplement déplacer l'interrogation sur ce terme, qui lui-même se révèle polysémique et difficile à cerner. Une autre voie pourrait être trouvée si l'on considère que la philosophie est une méthode d'investigation rationnelle, mais n'est-ce pas alors exclure de son concept les mythes ou le sensualisme, qui pourtant la caractérisent à certains moments de son histoire ? De plus, ce serait rendre impossible toute distinction entre ce savoir et les autres champs de la science, qui ne sont pas toujours considérés, à proprement parler, comme des « philosophies ». Force est donc de constater que la philosophie est toujours fuyante, et que sous une dénomination unique se cachent en fait de multiples formes de philosophies, qui rendent impossible toute tentative de définition unitaire.

Au début de sa Métaphysique, Aristote porte son interrogation sur la nature de la sagesse, et met en place une série de caractéristiques permettant, sinon de la définir exactement, du moins de la cerner. Elle est une connaissance de « toutes choses », et, parmi celles-ci, « des choses difficiles » ; elle est une recherche de leurs causes et doit aboutir à un enseignement ; enfin, elle est une science architectonique, « dominatrice », qui est choisie, non en vue d'autre chose, mais pour elle-même(1). Pour cette raison, la sagesse, et donc la philosophie, ne peut naître que chez les peuples qui connaissent le « loisir »(2), c'est-à-dire qui ont déjà satisfait aux besoins les plus nécessaires de l'existence. Mais, en recherchant les causes les plus élevées, la philosophie risque de se perdre elle-même, et de se transformer en théologie : Thomas d'Aquin peut ainsi reprendre les affirmations d'Aristote, et construire un système de pensée dans lequel ce n'est plus la philosophie en tant que telle qui est recherchée, mais la théologie(3). C'est d'ailleurs au cours du xiiie s. que les théologiens doivent faire face à une contestation des philosophes, qui revendiquent leur autonomie vis-à-vis de la théologie, autonomie confisquée au cours du Moyen Âge(4).

Les problèmes rencontrés dans la définition de la philosophie tiennent dans le champ trop vaste qui est le sien, car elle se donne pour but d'embrasser toutes les sciences : ainsi Descartes peut-il affirmer que « toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc [...] la physique, et les branches qui sortent de ce tronc [...] toutes les autres sciences »(5). Cependant, si cette entreprise caractérisait réellement la philosophie, celle-ci serait morte avec la multiplication des sciences, elle qui ne peut plus les embrasser aujourd'hui. Dès lors, faut-il considérer que la philosophie n'est rien d'autre que l'histoire des philosophies qui se sont succédées, chacune adhérant à son époque et se trouvant dépassée par la suivante ? Une telle attitude comporte de nombreux risques, car elle tend à réduire la philosophie à son histoire. Or, si tel était le cas, elle n'aurait jamais évolué, car nulle pensée nouvelle ne peut naître de la simple compilation de pensées anciennes.

Confrontés au problème de la saisie d'un Dieu transcendant qui ne pouvait être connu, les mystiques avaient élaboré une « théologie négative » : l'incapacité du discours affirmatif pouvait ainsi être contournée, et il devenait possible de dire ce que Dieu n'est pas. S'interrogeant sur la philosophie, Deleuze débute par cette même méthode : il écarte un certain nombre de caractérisations positives de la philosophie, portées par différentes époques : elle n'est ni la contemplation, qui serait purement passive, ni une réflexion, car il est possible de réfléchir sans elle. Cependant, une définition positive, même si elle reste vague, devient possible : « La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts »(6). Une telle affirmation ne doit pas être prise en un sens absolu, car il ne s'agit pas de dire qu'elle décide des concepts, mais simplement qu'elle les propose. La philosophie n'est pas un système à vocation universalisante, elle est une certaine interprétation du monde, une construction qui ne doit pas, contrairement à ce que pensait Aristote, prétendre se hisser aux plus hautes des causes. En retour, le philosophe voit également son statut se préciser : il n'est pas le détenteur d'une vérité absolue, ne prétend pas à la dignité du philosophe-roi platonicien, ni même à celle de l'intellectuel engagé à la tête des masses. Il est créateur de concept, artisan de la raison, théoricien mais en un sens qui ne suppose plus une quelconque dignité supérieure. Car, « une théorie, c'est exactement comme une boîte à outils »(7). La philosophie serait alors simplement cela, une technique d'un genre particulier, qui ne serait pas destinée à élucider le sens de l'être (car elle risquerait alors de revenir sous la dépendance de la théologie), mais qui se contenterait de créer et proposer les outils conceptuels les mieux adaptés à son époque ou à celui qui la porte. C'est ainsi que peut être comprise la pluralité des philosophies développées par des individus différents, dans des contextes variés. Sa richesse n'est pas dans le dogmatisme, mais dans l'ensemble de ces voies ouvertes, où chacun va puiser en fonction de ses besoins propres.

Didier Ottaviani

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Métaphysique, A, 2, 982a7-19, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, pp. 12-13.
  • 2 ↑ Ibid., 1, 981b23, p. 9.
  • 3 ↑ Aquin (d'), T., Somme contre les gentils, I, 1, trad. R. Bernier et M. Corvez, Cerf, Paris, 1993.
  • 4 ↑ Cf. Bianchi, L., Censure et liberté intellectuelle à l'Université de Paris, Les Belles Lettres, Paris, 1999.
  • 5 ↑ Descartes, R., Principes de la philosophie, Lettre-Préface, Vrin, Paris, 1984, p. 42.
  • 6 ↑ Deleuze, G., Qu'est-ce que la philosophie ?, Minuit, Paris, 1991, p. 10.
  • 7 ↑ Foucault, M., « Les intellectuels et le pouvoir » (entretient avec G. Deleuze), in Dits et écrits, II, Gallimard, Paris, 1994, p. 307.

→ être, métaphysique, ontologie, pensée, populaire (philosophie), sagesse, science, théologie, théorie, vie




philosophie de l'art

Esthétique

→ art




philosophie de la vie

Biologie

→ vie




philosophie populaire

Philosophie Moderne

→ populaire (philosophie)




philosophie et psychologie

Psychologie

→  « Philosophie et psychologie »




L'inspiration philosophique

Si l'inspiration est souvent qualifiée de poétique ou de prophétique, l'idée même d'inspiration philosophique paraît paradoxale, tant l'effort réflexif, la volonté de rigueur et de lucidité rationnelle semblent interdire au philosophe de se soumettre à la dictée d'une puissance extérieure, de céder à ce qui se donnerait dans l'éblouissement impérieux d'une inspiration. Pourtant, bien des philosophes ont éprouvé de tels éblouissements. Plutôt que de réduire leurs témoignages à de pittoresques détails biographiques, il faut prendre au sérieux cette alliance dérangeante et s'interroger sur ce qu'elle implique de la philosophie et de son rapport à d'autres démarches.

L'inspiration suspecte

Le dialogue platonicien Ion(1) propose une figure de l'inspiration qui marquera durablement la postérité ; pourtant, dans une première lecture, la notion paraît utilisée ironiquement pour ruiner la prétention du rhapsode éponyme. Socrate oblige en effet celui-ci à reconnaître l'inanité de son pouvoir : il ne peut rendre raison ni de ce dont il parle, ni de la manière dont il le fait ; de plus, il ne sait commenter qu'Homère. Pourtant, proteste le malheureux, je subjugue mes auditeurs. C'est sans doute que tu es sous l'emprise magnétique d'une puissance divine, propose Socrate. Devant cette alternative – posséder une technique ou être possédé par la Muse – et ne pouvant prouver la première, Ion préfère tirer gloire de la seconde en se proclamant le héraut des dieux. Mais cette gloire semble fragile puisque tout le mérite en revient au dieu qui s'exprime à travers lui : il n'est qu'un simple maillon conducteur de cette aimantation qui se propage du dieu au poète, du poète au rhapsode, du rhapsode au spectateur.

L'inspiration resterait donc extérieure à celui qu'elle visite. Elle serait tout à la fois inopinée, aléatoire, limitée et éphémère. Elle métamorphose le plus médiocre poète et Ion sommeille tant qu'on ne parle pas d'Homère ; désertés par « la faveur divine », tous deux retournent à leur état premier. Dans une extraordinaire suspension temporelle, elle dépossède momentanément l'individu de sa raison pour le réduire à n'être que la scène d'une autre parole. Cette forte restriction dessine a contrario deux modèles positifs : celui de la technê, comme maîtrise raisonnée et durable d'une compétence ; plus encore, celui de la philosophie comme effort constant pour se défaire des liens qui entravent la pensée, pour réfléchir sur les présupposés du savoir et construire ainsi une vie autonome et responsable.

Socrate triompherait ironiquement de la vanité du rhapsode et la raison philosophique triompherait de l'irrationalité irréfléchie du poète. Pourtant, l'opposition tranchée ne peut satisfaire, elle minore la troublante complexité de l'inspiration, elle semble contradictoire avec l'effectivité du travail philosophique.

Réhabilitation de l'inspiration

On ne peut d'abord réduire l'inspiration à cette condamnation ni en faire le commode repoussoir du travail philosophique. À l'intérieur même du dialogue platonicien, la notion est loin d'être aussi unilatéralement présentée et entrelace les contraires. Si elle paraît visiter n'importe lequel, voire le plus médiocre, l'apparente gratuité de l'élection est démentie par le dynamisme magnétique qui n'attire jamais n'importe quelle matière. Si l'inspiré semble brutalement mis en transe, tout indique un travail préalable de réceptivité. S'il semble passif, il agit à son tour sur ceux qui l'écoutent et l'inspiration transitive est renforcée par la vigilance du rhapsode qui avoue se montrer attentif à son public s'il est « privé de sa raison » (ekphrôn), il est aussi « empli du dieu » (enthéos).

Les artistes ne craignent pas de se réclamer de cette richesse notionnelle. Elle irrite la logique conceptuelle ; ne serait-ce que pour cela, elle sollicite la réflexion. L'oscillation (entre extériorité et intériorité, identité et altérité, passivité et activité, discontinuité et continuité) invite à concevoir une activité dont le sujet n'est pas directement la source, mais qui s'effectue en lui avec son concours efficace. Le sommeil du rhapsode peut ainsi prendre un autre sens, celui d'une mise en sommeil de la raison, symbolisant un effort de disponibilité pour accueillir ce qui transcende l'endettement des individus et de leurs prétentions particulières. Loin de s'opposer à la démarche philosophique, l'inspiration pourrait alors en être étrangement proche. La brusque aimantation tire l'inspiré de son sommeil, le dépossède de l'autorité dont il se croyait détenteur, du confort de ses repères, de la fermeté de son assise. La torpeur de l'aporie, l'atopie insolite du philosophe ne témoignent-elles pas à leur manière d'une même dépossession ?

L'inspiration philosophique

L'hypothèse donne plus de force au dialogue, dont l'intérêt serait sinon assez mince ; elle préserve surtout la cohérence les textes platoniciens. Socrate y proteste sans cesse de son ignorance, mais s'y montre à l'écoute de son daimôn familier. Tout entier mobilisé par la quête d'une idée, il s'abstrait du monde ordinaire et déconcerte ses interlocuteurs. Devant ses accusateurs, il répond sans varier qu'il est au service du dieu auquel il consacre sa vie. Amoureux de la sagesse, il passe pour fou aux yeux des autres. Car l'amour est folie divine, expose le Phèdre. La mania est octroyée aux hommes par quatre divinités dans quatre domaines : celui de la divination par Apollon, des purifications et des initiations par Dionysos, de la poésie par les Muses, et de l'ardeur amoureuse par Éros et Aphrodite. De toutes ces folies, l'amoureuse est la plus belle parce qu'elle suscite la réminiscence, arrache au sensible et conduit vers l'intelligible, c'est d'elle que procède la philosophie. Elle est donc sœur de la transe poétique et présente la même oscillation entre la dépossession et la possession : quelle que soit la mania, elle transporte hors de soi et enthousiasme à la fois. Aussi, pour dénommer et rassembler ces quatre faveurs divines, le mot juste est celui d'« inspiration » (epipnoia), qui mêle l'extériorité du souffle et l'intimité de sa réception.

Le philosophe est donc inspiré lui aussi. Mais cette proposition ne va pas sans réticences puisqu'elle fait de lui un être traversé par un souffle, emporté par l'élan d'un désir, possédé par un délire. La spécificité du travail philosophique ne se perd-elle pas dans la séduction suggestive d'une image imprécise ? Et comment concilier l'inspiration et la vigilance rationnelle, l'enthousiasme et la distance critique, qualités attendues du philosophe ?

Une inspiration liminaire

En conséquence, si l'on s'accorde généralement à admettre l'impulsion d'une inspiration philosophique, c'est souvent pour la limiter à ce moment inaugural. Fût-il le plus merveilleux des dons divins, l'amour ne serait ainsi qu'un auxiliaire : folie qui ne peut ni rendre raison de soi ni se transmettre ; aussi volatile que l'opinion droite, fugueuse prête à s'enfuir tant qu'on ne l'a pas solidement liée par le raisonnement causal, il doit être discipliné dans une ascension menée patiemment de degré en degré (comme l'explique le Banquet). Il doit enfin laisser place à la méthode dialectique. Dans cette même perspective, on admettra aussi que Descartes(2), « s'étant couché tout rempli de son enthousiasme » le 10 novembre 1619, fut inspiré par trois songes, et qu'à la lecture du sujet de l'Académie de Dijon, Rousseau(3) éprouve une « inspiration subite » qui le jette « dans un trouble inexprimable [...] dans un étourdissement semblable à l'ivresse ». Mais on en retiendra surtout que Descartes y trouve l'énergie de persévérer dans la construction rationnelle d'un système d'idées claires (ce que note Valéry(4), non sans ironie), et que Rousseau compose le Discours sur les sciences et les arts. Le philosophe se distinguerait dès lors du poète ou du mystique, en ce qu'il reprendrait et élaborerait de manière rigoureuse et ordonnée ce qui l'a ébloui et mis en mouvement. Ainsi, pour G. Agamben, est philosophe celui qui rompt la chaîne de l'aimantation et se distingue du poète par la maîtrise et l'autonomie qu'il conquiert sur l'aliénation originaire de la pensée. D'autres penseurs ont proposé avec plus de nuances cette opposition, et fait de l'inspiration une composante prérationnelle que reconnaît la philosophie, à condition de l'éclaircir et de la « sublimer » comme le propose J. Patocka, ou de la réfléchir de manière critique et méthodique comme le propose P. Ricœur. Dans ce dépassement, s'érige la philosophie.

La respiration philosophique

Mais opposer un amont et un aval, l'intrusion irrationnelle d'une puissance extérieure et l'assurance d'une pensée réfléchie, la discontinuité éblouissante et la sereine construction méthodique, c'est minorer à la fois la dense contraction de la notion et la réalité du travail philosophique tissé d'inquiétudes et de doutes. La démarche philosophique se construit aussi dans l'abandon des positions d'autorité et la quête interrogative des voies fructueuses. En ce sens, d'une part le philosophe est bien amoureux, dans le sentiment douloureux d'un manque et du désir de le combler, d'autre part il ne rougit pas d'être dépossédé et accueille au contraire ce qui l'arrache aux évidences et à la présomption d'une maîtrise. Si Socrate décline toute position d'autorité et confesse son dénuement, il célèbre aussi la fécondité de l'amour, la force salvatrice de la mania et se fait l'instrument du dieu « jusqu'à son dernier souffle » (an empnéô). Inspiration et expiration, possession et dépossession, les deux versants sont étroitement corrélés. Aussi n'est-il pas aisé de départager la fulgurante lumière de la constitution organisée d'un savoir réfléchi, moins encore de les ordonner dans une suite chronologique. Platon décrit comment l'ascension méthodique de l'amoureux impétrant peut se voir récompensée par une brusque révélation (Banquet). C'est avec la même « soudaineté » (exaiphnês) que l'illumination du savoir surgit après de patients efforts ; elle résulte d'une existence qui lui est consacrée (lettre VII). Même si elle se vit souvent ainsi, l'inspiration n'est donc pas seulement une origine : si Rousseau compose sous sa dictée, en une demi-heure et sans sembler en avoir conscience, la prosopopée de Fabricius, le travail amorcé se développe en discours organisé et l'engage à soutenir un véritable combat philosophique. L'épreuve fulgurante modifie à tout jamais celui qui avoue : « À l'instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme ». L'éblouissement peut annoncer ou couronner une quête, dans tous les cas il témoigne d'une reconnaissance et d'un acquiescement. Ceux-ci convertissent la passivité et la discontinuité apparentes en quête persévérante, qui peut conduire à d'autres illuminations qui exigeront impérieusement à leur tour d'autres recherches.

L'inspiration n'est donc pas l'irrationnelle aînée d'une philosophie maîtresse d'elle-même. Cette délimitation disqualifie l'inspiration mais aussi une philosophie défensivement délimitée par la maîtrise. Inversement, reconnaître la puissance possible de l'inspiration philosophique, c'est admettre l'élan transitif du désir de connaître, la perméabilité vivante de la quête, la ténacité inquiète d'un savoir toujours susceptible d'être remis en question, mais se poursuivant par-delà ceux qui n'en sont que les vecteurs, au service du vrai et aimantés par lui. Dans l'étroite proximité de la poésie mais sans se confondre avec elle, la philosophie déploie sa tension rationnelle pour interroger les folies, sa discursivité pour affronter la séduction des mythes et scruter l'énigme des rêves. La réflexivité est un effort constamment attentif et reconduit. Elle se nourrit de ce qu'elle affronte dans une respiration continuée qui donne toute sa place à l'inspiration et notamment à cette oscillation notionnelle conforme à l'échange constant de la pulsation respiratoire.

Marianne Massin

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Ion, Apologie de Socrate, Banquet, Phèdre, Lettre VII.
  • 2 ↑ Descartes, R., « Olympiques », récit de Baillet, in Œuvres philosophiques, (1618-1637), t. I, Garnier Frères, Paris, 1963, pp. 53 à 61.
  • 3 ↑ Rousseau, J.-J., Lettre du 12 janvier 1762 à M. de Malesherbes, les Confessions, Livre viii.
  • 4 ↑ Valéry, P., Variété, « Études philosophiques », in Œuvres, Gallimard, La Pléiade, t. I, Paris, 1957, pp. 814-818.
  • Voir aussi : Agamben, G., Idée de la prose, (1985), trad. G. Macé, Bourgois, Paris, 1988 ; Image et mémoire, « l'Origine et l'oubli, Parole du mythe et parole de la littérature », Hoëbeke, Paris, 1998.
  • Chalier, C., L'inspiration du philosophe, Albin Michel, Paris, 1996.
  • Patocka, J., L'art et le temps, trad. E. Abrams, P.O.L., Paris, 1990.
  • Ricœur, P., Lectures III, Aux frontières de la philosophie, Seuil, Paris, 1994.



Qu'est-ce désormais que la philosophie ?

Philosophie est un mot qui commence en ironie. Il importe de penser qu'il porte toujours dans l'avenir l'ironie avec soi. C'est par elle qu'il se munit d'une résistance à ce qui voudrait rabattre ses démarches à l'état de séquelle ou de déblai. C'est cette résistance inventive qui l'instaure et la recrée, à chaque moment transformant de ses développements.

Philosophie comme ironie

Son apparition première prend, dans le dialogue platonicien du Gorgias, la forme d'une rétractation fictive de Socrate : sous les assauts violents de Calliclès, prônant l'injustice et la violence du plus fort à l'égard du plus faible. La philosophie, déclare Calliclès, n'est pas sans charme, si l'on s'y livre dans la jeunesse. Mais si l'on s'y attarde, c'est une calamité.

« Oblige donc », réplique Socrate, « oblige la philosophie qui m'est chère à ne plus dire qu'à peine ces choses que je dis ». Ou en d'autres traductions : « à cesser de parler comme elle fait. »(1)

La philosophie surgit ainsi dans le Gorgias comme une anti-phrase qui, de surcroît, oblige à s'énoncer « à peine », « en cessant », pausôn – dans cette « pause ». À peine advenue, elle choisit de cesser de se dire, pour feindre d'accepter l'argument opposé, – mais certes pour interroger davantage et par cette interrogation (eirôneia) supplémentaire, en passant par une feinte, un instant. La concision de cette « pause », de ce silence est plus qu'un long discours : la brièveté de la réplique socratique au personnage antagoniste de Calliclès prend le feu par les doigts. C'est reprendre l'éclair des mains d'Héraclite, premier à nommer, un siècle plus tôt, le philosophos : l'ami du sage.

Cette double venue – celle du philosophe à Ephèse en Asie, et de la philosophie à Athènes en Europe – nous livre chaque fois ce que la langue allemande nomme, en décalquant un mot grec, une « paradoxie ».

« Il faut », insistait Héraclite, « pour les hommes philosophes, être des narrateurs de bien des choses » (historas pollôn)(2). Le philosophe a surgi là. Mais quel est cet histôr, futur historien, qui change de vêtement pour se faire « homme philosophe » ? La relation énigmatique entre narration et concept ne sera soulignée que par Spinoza, pour qui « les idées ne sont que des narrations mentales ». Précisons que ces hommes philosophes sont bientôt des femmes. Platon et Schelling mettront une femme au centre de leurs dialogues : Diotima et Clara. À Athènes, Périclès va écouter Socrate dans la maison d'Aspasie la Milésienne, qui devient sa bien-aimée. Hypatie la philosophe sera la gloire d'Alexandrie, où elle enseigne les mathématiques avant d'être assassinée.

Notons le danger de l'interdit et du meurtre. Platon vient d'être un moment, sur l'ordre du tyran de Syracuse, arrêté et vendu comme esclave(3), quand il retourne de Sicile vers Athènes. Racheté sur le marché d'esclaves par un ami de passage, il ouvre un jardin à la géométrie et à la pensée. Le Gorgias sera le manifeste de ce jardin et de ses outils.

Mais ce point de retournement est aussi à noter, où le narrateur / enquêteur devient le philosophe. Il survient à Athènes avec l'eidos, l'idée, le « vu » : eidon, je voyais. Et à Paris, seize siècles plus tard, avec le conceptum, le « saisi ». Ce quelque chose qui est cherché, et provisoirement manqué dans l'aporie : moment sans ressource, embarras d'avoir à dire la réponse avant de l'avoir en vue. Cela qui se décrit, de façon « inénarrable », dans le dialogue platonicien le plus socratique : l'Hippias majeur : où Socrate évoque un « bourru » qui sans cesse le harasse de questions. Façon qui se poursuit « par-delà l'être », dira Platon par la bouche de Socrate, dans la République. Ce quelque chose échappe au narré. Même si, à l'âge classique, Spinoza définit au passage les « idées » comme des « narrations mentales ».

L'invention de l'être

Le coup de théâtre aristotélicien interrompt cette quête sans fin et propose une curieuse proportion : « autant il y a de l'être, autant il y a de la vérité »(4). À partir de cet instant évoquant l'être, to einai, va s'énoncer et se développer chez lui une théorie de « l'étant », to on(5) : elle conduit à la proposition selon quoi ne peuvent s'affirmer ceci et son contraire, « en même temps et sous le même rapport ». La langue grecque se donne alors ce privilège d'énoncer après un article, comme un substantif, le verbe qui prononce la simple liaison, entre un mot et son attribut. Elle dit tantôt « l'être » et tantôt « l'étant », to einai et to on.

Ces énoncés peuvent-ils avoir un sens dans un espace éloigné de l'orbite méditerranéenne ? Dans la langue de la Chine par exemple, qui avance par blocs de sens invariables, enrichissant chacun d'eux de fines fleurs graphiques ? L'idée d'être au sens d'Aristote va y apparaître tardivement sans doute, par l'effet des traductions de ce vocable occidental : vingt cinq siècles plus tard, à partir de la tâche traduisante qui va s'ouvrir vers l'an 1900, des mots chinois différents, toujours invariables (sans infinitif ni participe), seront choisis pour traduire respectivement « l'être » chez Hegel (cun) et le « je suis » cartésien (zai) ; pour « l'être » et « l'étant » chez Heidegger (shi et zhé) ou « l'être » chez Sartre (cun zai). En sens inverse, sera traduit par « l'être » le you de Lao-tseu : les « Dix Lunes ». Ne peut-on dire que la philosophie ne commencerait vraiment qu'avec ce multiple des traductions, en commençant par les langues latine et arabe, jusqu'aux langues japonaise et chinoise ? Serait-ce vers une philosophie à n dimensions que nous nous orientons, construisant des concepts a-conceptuels, saisissables certes, mais toujours in-saisissables, dans ce mouvement où le sens recule à l'horizon, mais en dessinant au large cet horizon même – de la pensée commune à tous les peuples.

Il est vrai qu'en attribuant avec constance un article à ce verbe privé de tout contenu, la langue grecque de la philosophia athénienne ouvre soudain un jardin de pensée sans précédent : dans le Lukeion, le « Lycée » d'Aristote, « Jardin aux Loups » consacré à Apollon. La langue de l'Inde de son côté nomme, aux temps du bouddhisme, le sunya, le « vide ». Terme qui va permettre de désigner la colonne vide du boulier, et d'esquisser déjà une algèbre, qui se déploiera par le monde arabe jusqu'à l'Italie et l'Europe occidentale franco-anglo-allemande, celle même de la philosophie dite « occidentale » par Descartes, Pascal, Leibniz, Newton interposés. Encore faudra-t-il que la bibliothèque d'argile de Sippar sur l'Euphrate près de Babylone et face à Bagdad, voici trente siècles, ait donné son nom au Sepher hébraïque, le « Livre », et au sephar, le « nombre » – qui deviendra le cifr arabe et la cifra italienne, le nombre – et ce nombre initial : le zefiro, le « zéro ».

Le travail de la pensée forge ainsi l'eidos et le conceptum, par le multiple des langues. Mallarmé soulignait, en ironique Divagation, que s'il existait une langue unique de l'espèce humaine, chaque mot serait matériellement la vérité. Et s'il n'y a pas une « langue de l'être » prédestinée, il existe bel et bien une langue grecque où l'infinitif du verbe être a reçu le don d'un article, au Livre α d'un recueil de quatorze livres signés du nom d'Aristote et concernant selon lui la « philosophie première », celle des moments premiers du penser. La langue latine occidentale ne retrouvera pas l'article défini du grec (Thomas d'Aquin essaie parfois ty esse pour rendre to einai). Mais elle produira des inventions médiévales de langage fort comparables en puissance pensive, par le gérondif de l'actus essendi – l'acte d'être.

Le philosophe en procès

Mais avant même son propre vocable, fixé ainsi par Platon, la philosophie athénienne commence par son drame : un procès.

Le jour où un certain Mélétos dépose une plainte au greffe de l'archonte-roi contre ce citoyen connu pour son extravagance, Socrate, contre qui sera requise la peine de mort. Mais un autre terme crucial va surgir, dans le prolongement du mot « philosophie » – et c'est la métaphysique. La suite des quatorze livres d'Aristote et du livre ajouté par son disciple Théophraste va comporter une dernière ligne, une scolie, signée d'un certain Nikolaos de Damas, philosophe du dernier roi de Judée, Hérode : précisant que ce sont là les livres « d'après la physique », meta ta phusika. Le mot « métaphysique » s'invente ici, comme une dernière instance du procès socratique. Il va lui-même connaître les péripéties de plusieurs procès en justice ou en inquisition. L'Apologie de Socrate, par Platon, ouvre avec splendeur et ironie le champ de l'éthique.

La Grèce dès lors se fragmente en écoles, comme elle s'était fragmentée en cités. On n'a pas prêté attention au fait que le terme latin « école » traduit un mot grec qui est airèsis – « hérésie ». De toutes parts, le débat invente. L'une des hérésies va consister à inventer l'atome, et cette tentative de Démocrite et Épicure passe en langue latine avec Lucrèce. Qui donc veut affirmer, avec Heidegger, que « la science ne pense pas » ? (« La généalogie des sciences, [...] “précieuse” pour qui sait penser », assure d'Alembert(6).) L'assurance heideggerienne semble omettre ce moment fructueux de la pensée qui ne connaît pas de territoires délimités par des fossés armés. La prodigalité des « hérésies » helléniques et de leurs traducteurs latins est une source à foison. Mais un autre versant de ce que Nietzsche nomme la pensée préplatonicienne, Héraclite justement, sera publié par les « humanistes » de la Renaissance européenne, à Genève, sous le titre de Poesis philosophica. Là non plus, aucun fossé n'est creusé, dans l'entre-deux : entre philosophie et poésie.

Être et déêtre

L'un des moments les plus profonds sera celui où la « méditation métaphysique » se heurte, avec la pensée cartésienne, à l'exigence de s'interroger : comment se pourrait-il – qua ratione, « par quelle raison » ? – « que je pusse connaître que je doute et que je désire » – me dubitare, me cupere – « c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose » ou, plus exactement, que survient « pour moi quelque dé-être », aliquid mihi déesse(7)... L'événement du déêtre cartésien ouvre la brèche de l'infini (ou du « parfait »). Ici s'ouvre le moment d'une culmination dans la question de philosophie. La fameuse « raison » cartésienne est ici à l'écoute de la respiration de l'être en « déêtre », et au souffle qui s'ouvre. C'est cela qu'entend « l'entendement » de l'âge classique européen. Dans les mêmes années le Don Quichotte de Cervantès se présente en préface comme « fils de l'entendement », hijo del entendimiento.

Du verbe grec eimi, « je suis », Nietzsche souligne la forme plus ancienne : esmi, « je respire ». Dans le terme sanscrit atman, signifiant « l'âme » pour la tradition de la philosophie indienne depuis les Upanishad jusqu'au Vedanta, s'entend le mot allemand Atmen, « l'haleine ». La circulation d'une langue de pensée multiple à travers les langues dites naturelles nous laisse atteindre une fraîcheur d'invention des concepts, qui tend parfois à ne plus se faire perceptible à mesure que se construisent les lexiques.

Rien ne sera plus fertile, après la diaspora présocratique de la Grèce et le dialogue platonicien d'Athènes où elle se condense, que l'entretien par arguments entiers entre les « Objections » aux Méditations de René Descartes et les « Réponses » en première personne qu'il leur adresse. L'une d'elles sera aussi discrètement cruciale que l'événement du Gorgias. Répondant à Hobbes qui l'attaque durement, Descartes impose à son traducteur, pour la version française de sa Réponse, de traduire le latin conscientia par « conscience »(8) – alors que l'usage et les dictionnaires du temps réservent ce terme à « l'approbation aux actions bonnes » et au « repentir des mauvaises ». Désormais elle va désigner « le sujet de quelques actes » tels que « entendre, vouloir, imaginer, sentir ». Le sujet philosophique naît à nouveau dans ce léger glissement et dans la même page. La « conscience » en langue française s'est accrue d'un change de sens. Elle va entraîner la langue anglaise, par Locke, à distinguer du mot « conscience », un terme nouveau : consciousness. En langue allemande, Bewusstsein, « conscience de soi », se distinguera de la « conscience morale », Gewissen. Ainsi pourra naître l'Unbewusst – « l'inconscient ». Nietzsche évoquera « le sujet [...] comme inconscient ». Autour de la décennie 1954-64 survient dans l'école freudienne une nouvelle paradoxie : le « sujet de l'inconscient », qui n'est pas sans questionner la philosophie et la clinique tout à la fois.

Pensée du sujet

Pourtant le subjectum est déjà apparu dans la philosophie arabe du xiie s. Dans le « vestibule », le Proœmium du « Grand Commentaire sur la Métaphysique » d'Averroès – d'Ibn Rochd –, au Livre 12, le Livre Lam (Lamda en grec), l'intellect agent, commun à tous les hommes, suscite par « l'intention comprise », comme « subjectum » dans la traduction latine d'alors, l'éveil des concepts, en cette sorte de « matière » de la pensée qu'évoquait Aristote – et qu'Averroès nomme curieusement « l'intellect matériel » ou récepteur. Descartes lui-même mentionne curieusement ces « matières métaphysiques » qui ne sont « pas pour cela comme des corps ». Mais comment se constitue ensuite ce curieux vocable « métaphysique » et de quoi nous parle-t-il ?

Survenu ainsi par Nikolaos le Damascène, il n'entre qu'une seule fois dans la langue grecque tardive, par un Lexikon. Mais il va pénétrer au cœur de la pensée philosophique par son équivalent littéral dans la langue arabe, qui en fixe l'usage et l'enjeu, dans les titres d'un Traité et d'un Commentaire : Kîtab ou Tafsîr, par Al Farâbi, dont Avicenne l'Afghan découvre le manuscrit à Boukhara, puis Averroès à Cordoue(9). Pour celui-ci, en des termes qui annoncent les termes de Wittgenstein(10) à Vienne et Cambridge, elle aura pour tâche de décrire la limite du domaine abordé. La suite grecque Meta ta phusika, « après la physique » est transcrite littéralement en arabe par Mâ ba'd al-tabî'ah, « Par-delà la nature ». Avicenne souligne que cette « après-physique » serait bien plutôt une « avant physique », abordant les présupposés de la pensée. Pour Averroès la « jonction », l'ittisal de la pensée individuelle avec « l'intellect agent » universel s'y découvre comme l'union même avec l'intelligible : elle est « le grand but, l'immense bonheur ».

Par les quatre grands siècles de la philosophie arabe, du ixe s. au xiie s., se transcrit cette sorte de nom de code philosophique, où se condense l'immense travail de la pensée grecque, pour se transmettre à la latinité d'Europe occidentale et marquer les titres des quatre grandes « métaphysiques » de l'âge classique – Méditations métaphysiques chez Descartes, Cogitata metaphysica de Spinoza, Entretiens métaphysiques de Malebranche, Discours de métaphysique chez Leibniz, cette culmination splendide.

L'essentiel, c'est que la métaphysique dite « occidentale » est née au cœur de l'Asie. Avant d'entrer par l'Andalousie marocaine en Europe.

La Galaxie et la Critique

Si à partir de Kant et de Hegel, de Nietzsche et de Marx, la « métaphysique » entre dans l'ère du soupçon, la conférence inaugurale par laquelle Heidegger prend la succession de Husserl en 1929 va répondre par une réhabilitation éclatante à la question : Qu'est-ce que la métaphysique ?(11) Par cette réponse : « la philosophie est la mise en marche de la métaphysique » – die Philosophie ist das In-Gang-bringen der Metaphysik. C'est dire que pour Heidegger en l'année 1930 la « métaphysique » est le ressort même de la philosophie.

Ce retour solennel à la métaphysique, rendu public par Heidegger en 1929-30, est séparé de son apogée à l'âge classique par une succession de moments corrosifs. La critique kantienne, la dialectique hégélienne et marxienne, l'état positif comtiste, la transvaluation nietzschéenne, autant de moments par lesquels « nous les antimétaphysiciens » – wir Antimetaphysiker, affirme Nietzsche – « nous portons la hache à l'édifice métaphysique ».

Mais le dit édifice prend pourtant tout son sens au moment même où la hache s'abat sur son arbre foisonnant. La Critique kantienne en cela est la plus perspicace, par ce qu'elle fait souligne dans le corps de pensée qu'elle met en cause. Déjà la Théorie du ciel du jeune Kant nous fait voir comment un « plan tracé par la pensée » fait basculer l'ensemble des étoiles fixes sur la voûte céleste, de telle façon que l'organisation des planètes, désormais tracée autour du soleil par la révolution copernicienne, est redessinée d'une autre façon : sur le plan de la Via Lactea devenue Galaxia. Celle-ci n'étant qu'une parmi d'autres galaxies – elles-mêmes entraînées ultérieurement, au xxe s., par la loi de Hubble dans un grand éclat d'univers, à une vitesse proportionnelle au carré de la distance.

L'unité de l'expérience est ainsi construite par un sujet auquel la Critique kantienne accorde la tâche royale de fournir les figures a priori – transcendantales – qui les gouvernent. La couleur rouge du cinabre nous vient d'un dehors auquel la pensée donne sa place dans l'édifice de l'expérience. À son tour, une proposition brève et presque einsteinienne de la Critique de la raison pure ouvre une perspective de révolution, quand elle annonce que la lumière qui joue « entre nos yeux et les corps d'univers » peut par là « attester la simultanéité » de « l'être-en-même-temps ». La construction de l'expérience par le sujet connaissant comme « synthèse figurée » est annoncée dans la deuxième édition de la Critique, en 1987, un an avant que la seconde Critique, celle de la raison pratique, ne précède – d'un an à son tour – une Déclaration des droits par quoi se trouve jetée la référence d'une nouvelle expérience historique, à l'échelle universelle.

La pensée philosophique semblait avoir fait son deuil de la « métaphysique », quand celle-ci lui fut restituée en termes fracassants par la leçon inaugurale de Heidegger dans l'année 1929. Il était alors possible de revenir sur ses pas pour retrouver dans la Préface de la Critique, deux ans avant la Révolution française, ce que Kant nommait le « continuel embarras » de la dite métaphysique : en elle il faut continuellement, nous dit-il, rebrousser chemin. Mais opérer en elle une « entière révolution », avec le souhait d'en produire l'ultime et définitive conception, ferait oublier ce qui ouvre le moment décisif de l'Analytique transcendantale kantienne : la référence à l'unité du concept, « en quelque sorte comme l'unité du thème dans une dramaturgie, [...] dans une fable ». Renouvelant l'appel héraclitéen à être le « narrateur » de « bien des choses ». Entreprendre l'examen de la « raison » à la lumière de son pouvoir de narration critique et de ses vacillations devient désormais la tâche secrète qui accompagne la scène de la pensée. Schauspiel et Fabel – voici revenue par Kant l'âpre recommandation d'Héraclite.

La scène s'est élargie sur un achèvement : la Phénoménologie de l'Esprit hégélienne découvre la pause qu'elle introduit aux jours mêmes où « l'esprit du temps », le Zeitgeist, est aperçu par Hegel, traversant les rues d'Iéna « sur son petit cheval », par la figure napoléonienne. Paradoxalement, la phénoménologie, va se renverser à nouveau autour du sujet doutant et connaissant dans les Méditations cartésiennes de Husserl, mais pour se trouver par Heidegger comme gagnée de vitesse par son contraire : l'ontologie. Au moment où la découverte presque secrète de Descartes s'énonçait comme « déêtre », sur la rive droite du Rhin avec Clauberg et Goclenius survenait l'invention de ce vocable qui, plus nettement que la « métaphysique », semblait conçu par les Grecs : le to on d'Aristote s'y trouve en effet décliné au génitif et, devenu l'ontos, il a suscité l'onto-logie, la parole sur « l'étant ». Elle resurgit en langue française dans la langue sartrienne comme une arme de résistance, en pleine guerre mondiale, dans L'Être et le Néant.

Scène et procès de la métaphysique

En suivant les pas de Mélétos et d'Anytos, déposant leur plainte au greffe de l'archonte contre le citoyen Socrate, sur l'accusation de « ne pas croire aux dieux » et de « leur substituer de nouvelles divinités », il va y avoir risque de rencontrer en chemin un accusateur plus récent et plus pervers.

Celui-ci n'est pas un poète de la médiocrité ou un marchand rhéteur, destiné à être plus tard lapidé pour son forfait, mais un pédagogue fraîchement promu recteur de Francfort et, de surcroît, gradé dans la mystérieuse « SS Générale », l'Allgemeine SS. Ce dernier va s'en prendre précisément à ce que vient de produire, sous le nom d'ontologie, puis de métaphysique, le recteur de Fribourg Martin Heidegger, depuis peu démissionnaire, mais candidat virtuel à la présidence de l'association des enseignants en philosophie sous le IIIe Reich. Le philosophe du « retour » à la métaphysique va être frappé précisément en ce point décisif.

L'offensive a quelque chose de caricatural. Elle tient du drame satyrique, quand il survient à la suite de la tragédie : satyre ou faune burlesque et féroce, son auteur décalque, mais dans le style de ce Reich III, les termes des dénonciateurs Méletos et Anytos, accusant Socrate d'incroyance envers les dieux et d'importation de dieux étrangers. « Le sens de la philosophie heideggerienne », affirme l'accusateur de 1934, « est un athéisme affirmé et un nihilisme métaphysique, comme il a été surtout représenté auparavant chez nous par les littérateurs juifs, c'est-à-dire un ferment de destruction et de dissolution du peuple allemand »(12). Si la ciguë avait été consommée sous le IIIe Reich, elle était promise à celui que visait pareille dénonciation.

Mais à cette date, un danger plus cruel encore se profile. En 1934 règne ce que le Führer a proclamé en octobre 1933 au Congrès des juristes de Leipzig comme « l'État total », traduction du Stato totalitario mussolinien – annoncé et conçu comme un « tournant » par celui qui sera le « Juriste de la Couronne » dans le Reich nazi : Carl Schmitt, pourtant si proche de Heidegger, à travers leur référence commune à Ernst Jünger et à son essai de 1930 sur La Mobilisation totale comme « Dictature totale ». Heidegger a eu beau affirmer expressément en 1933 sa « Profession de foi en Adolf Hitler », la menace de 1934 n'en est pas moins pour lui redoutable. Car elle est lancée à partir de « l'Office pour la Vision-du-Monde », que dirige aux sommets du Reich son ennemi Rosenberg.

« Délivrez-nous des ontologues » est le cri de guerre du nouvel Anytos, au nom criard de Krieck, qui va le renouveler jusqu'aux années 1940. La lente et prudente réplique de survie, chez l'accusé Heidegger, va se tracer en plusieurs étapes. Elle annonce d'abord une histoire de la métaphysique qui, en termes d'allure néo-platonicienne – ou plutôt gnostique – se déploie comme un Verfall, un abaissement, une « chute » « tombée hors de l'être », aus dem Sein, dans « la chasse à l'étant ». La minuscule différence verbale entre « l'être » et « l'étant » va devenir ainsi le secret emphatique de l'Histoire : entre cet infinitif et ce participe présent, formes variables du verbe qui sont propres aux langues grecque, latine, française et allemande, mais qui n'ont pas d'équivalents exacts en anglais (Being et being), ou en arabe, en japonais, en chinois.

La réplique heideggerienne exigera ensuite un « dépassement du nihilisme » (de « l'étant »), puis un « dépassement de la métaphysique » (condamnée à « l'étant »). Pour annoncer enfin de façon répétée, au cours d'une longue série de Leçons sur Nietzsche qui s'achève durant la Seconde Guerre mondiale, que « la métaphysique est proprement nihilisme ». Et finalement dans l'après-guerre de 1955, à l'occasion d'un hommage à Jünger justement, que « l'essence de la métaphysique est le lieu essentiel du nihilisme ». Affirmation accompagnée de propositions qui prétendront situer Nietzsche tout à la fois comme le « dernier métaphysicien » et comme la figure même du « nihilisme ». L'accusation lancée par le nouvel Anytos, le recteur SS Krieck, est ainsi, dans la stratégie heideggerienne, déplacée sur Nietzsche – pris à la fois comme bouclier et comme bouc émissaire. Le millier de pages de ces Leçons de guerre, parues soudain en 1961, est le naufrage qui tend à engloutir Nietzsche dans le gouffre du « nihilisme métaphysique » et du dialogue à une seule voix avec le recteur fatal.

Stratégie en miroir, remède « originaire »

Et pourtant Nietzsche lui-même, dans la série très précise des fragments écrits à Lenzer Heide(13) sur la route de Sils Maria, a présenté comme une « protection contre le nihilisme » cette morale qui « donne à chacun une valeur métaphysique ». Ces deux termes dont il effectue la critique de façon clairement séparée, vont se trouver désormais fondus dans la volontaire fusion (ou confusion) heideggerienne sous les termes de la « métaphysique nihiliste » : version en miroir du « nihilisme métaphysique » dont le SS dénonciateur a violemment accusé Heidegger. Pour se délivrer du danger, celui-ci renvoie indûment l'accusation sur Nietzsche – lui, qui se déclare l'antimétaphysicien.

« Métaphysiciens » : ceux qui ont « le nez avec lequel on évente ou saisit à la piste des phénomènes très fugitifs... Cela tient à un courant subtil des choses de la vie [...] ». Définition de Diderot(14), qui est fort « nietzschéenne » malgré Nietzsche, et fort peu heideggerienne. Mais la force de ces intuitions vives va sombrer dans la tactique nouvelle, laissée par les séquelles du Reich, de la guerre mondiale.

Or le remède à la « chute hors de l'être », prétendument traduite dans la « métaphysique », est désigné par Heidegger, dans son hommage à Jünger : c'est l'Abbau, la « dé-construction », selon la traduction convergente de Jacques Derrida et Gérard Granel(15), en 1967-68, confirmée avec précision en 1985(16). L'Abbau, la « déconstruction » heideggerienne, ce sera la demande de « reconquérir les expériences originaires » – de l'être.

Mais que signifie cette démarche régressive, quand elle en vient à renchérir dans l'après-guerre, assurant qu'avec la pensée athénienne, Platon et Aristote, commencerait « la ruine de la pensée », son vergehen ? Plus encore, la chute dans la « métaphysique » se déroulerait « d'Anaximandre jusqu'à Nietzsche » – à partir du plus ancien des penseurs présocratiques, dont il ne reste qu'une proposition...

Tout au contraire, soulignera Deleuze, la pensée « commence au milieu ». La mythologie de l'origine est préphilosophique. Un poète algérien assassiné a eu le temps de définir le fondamentalisme comme tentative et volonté « de réinstaurer l'origine » – la « loi » des premiers jours. L'interprétation de la métaphysique comme Verfall, chute gnostique dans le « nihilisme », dont il s'agit de remonter la pente pour retrouver « l'originaire » des « expériences de l'être », va curieusement déboucher dans une vue singulière, en France : elle attribuera au « geste métaphysique » la même gravité que la « caution donnée au nazisme ». Bien plus, c'est elle qui aurait conduit Heidegger à son adhésion nazie...

Voilà l'intrigue à l'envers, la philosophie et l'histoire marchant ensemble sur la tête. Le final conundrum, la « devinette », l'énigme de la fable(17), ira jusqu'au point d'attribuer à la métaphysique cette « complicité », cette « contamination » dans la genèse du nazisme. C'est la « métaphysique » ou ce qui en resterait chez Heidegger, qui l'aurait poussé vers le Reich hitlérien... La dramatique scénographie dans laquelle l'accusateur SS a entraîné la philosophie à partir de l'an 34 prend ici des proportions curieusement démoniques, dans un trop long après-guerre : le « démon » de Socrate, décrit dans le Banquet de Platon, est sorti du vestibule. Et il est venu envahir toute la scène.

Dans ce procès ultime fait à la « métaphysique », la scène importe plus que l'accusée.

Les transformations impensées

Mais la scène philosophique n'est pas détruite par ce jeu de langage déconstructionniste. À rebours et au contraire, l'attention aux retournements de langue qui se sont effectués hors-vue vient apporter aujourd'hui à l'investigation une vigueur supplémentaire. À l'horizon, et sortant d'un tel labyrinthe du siècle précédent et de ses dangers, se dessine une efficacité neuve, une nouvelle véhémence de la philosophie.

Elle appelle aux déchiffrements des transformations impensées. À cet égard, les péripéties que nous avons vu déferler sur les grands concepts dessinent des tumultes sur l'écran des langages, comme le physicien perçoit les tempêtes d'énergies et de particules dans la « chambre de Wilson », révélateurs des mouvements dans le champ de l'atome. Celui-ci n'est plus la fine et claire poussière de Démocrite et Lucrèce, aperçue dans un rayon de soleil. Il porte avec lui de grands dangers et des traversées qui surmontent d'extraordinaires confusions. Le siècle qui s'est achevé nous instruit des tempêtes que portent les langages et leur envers. L'œuvre contradictoire d'un philosophe des années sombres s'éclaire curieusement, à la lueur même de ses « devinettes », comme un immense document, un champ de fouille, un « assemblage d'ossements », où chaque détail prend sa portée. Un fragment éclairant peut délivrer l'avenir déjà – de la grande avalanche des interdits redondants.

La philosophie nous accompagne, là où le scalpel nous fait entrer dans la chambre blanche et la camera oscura de l'œil, surgie au corps de l'espèce humaine(18), cette rescapée permanente du grand danger. Au fond de l'écran rétinien et du champ cérébral, « face cachée » des circuits d'échange, nous dit Deleuze, il se peut que l'image du cercle se trouve transformée en ovale. Mais une opération souveraine la redessine. Avec Kant et Einstein(19), elle organise le dessin des corps d'univers en mouvement, attestée par la lumière. Est-ce un excès de langage, si elle se nomme la pensée ? La « puissance » vivante de l'espèce humaine réside dans cette fragilité.

Les concepts, ces « matières métaphysiques » dans l'ancienne langue de Descartes, se trouvent certes modelés à partir du corps neuronal du vivant. Mais celui-ci est comme pétri et sculpté par cette puissance fragile et exposée. L'avant-dernière page de Nietzsche, à la veille du délire qui s'empare de lui à Turin, nous prémunit justement : « exposer une pareille jeunesse et puissance devant les canons, est folie ». S'il fut une sagesse, dans les deux siècles précédents, labourés cruellement par l'idéologie, c'est dans cet ultime écrit qui veille avant la folie.

Car il n'est pas suffisant, pour la philosophie, de nommer et décrire l'expérience d'univers. Il lui faut précisément nommer le danger qui menace aujourd'hui d'absolue destruction cette porteuse de monde : l'espèce qui se connaît elle même, et n'ignore pas son propre péril : la guerre – péril ou grand danger auquel la stratégie de l'Abbau a fait tant de concessions, concertées ou aveuglées. C'est par sa saisie, dès l'instant d'Héraclite, qu'a commencé la réflexion comme philosophos.

C'est de cela même qu'il s'agissait pour lui d'être « narrateur de bien des choses ». L'événement d'être a dans ce péril son contraire et son aiguillon.

Cette acuité même appelle à la parution, toujours retardée, de la grande œuvre de Bataille réunissant la Part maudite, l'Érotisme et la Souveraineté(20). Après tant de concessions à « l'aspect servile », au siècle précédent, il y aurait urgence à entrer dans la problématique de la pensée souveraine.

Puissance des transformants

Qu'est-ce donc que la « pensée », la mens de la philosophie européenne de langue latine, le denken de sa version en langue allemande ? Qu'est-ce donc que sa puissance perceptive et conceptuelle – ce que Descartes nommait si curieusement ses « matières métaphysiques » ? Quel est le rapport de cette puissance pensante – la « conscience » – avec le corps humain qui en est le porteur, et avec le réseau neuronal-cérébral qui en est le tissage ? À l'énigmatique intersection transparente entre les réseaux d'univers, dans leur énergie vibratoire, et la trame vibrante neuronale ?

Le point de vue de Husserl et de Sartre(21) a décrit la conscience comme une lumière allant du sujet à la chose et éclairant métaphoriquement la chose : « toute conscience est conscience de quelque chose ».

Le point de vue de Bergson et Deleuze(22) la décrit comme une luminosité allant de la chose au sujet, car ce sont les choses qui émettent la lumière, matériellement lumineuses par elles-mêmes : « toute conscience est quelque chose », elle est « une photo déjà prise, déjà tirée dans l'intérieur même des choses ».

Ainsi l'écran de la rétine retient de la chose les fréquences vibratoires que n'a pas déjà « retenues » la grille moléculaire de la chose : celles de la couleur verte de l'herbe ou de la feuille. Mais quel est cet écran souverain qui redresse l'image de l'arbre, venue s'inscrire la tête en bas sur le fond d'œil rétinien – et qui redessine le cercle, alors qu'il s'inscrivait en ovale sur le fond du cortex ? Et fait apparaître, comme la décrivait Descartes à Elisabeth pour la guérir de sa mélancolie, « la verdure des bois ».

L'énergie vibratoire ne devient univers que par ce fond d'œil et son aire visuelle au cortex occipital, mais aussi par cette toile picturale souveraine qui redessine un monde. Cette puissance d'univers dont se découvre porteuse l'espèce humaine comme « pensée » est pourtant une puissance transformante « impensée » – à qui échappent pour une grande part ses propres péripéties transformatrices. Ce sont celles-là qui s'interrogent elles-mêmes – non sans masquer d'elles-mêmes à titre d'« essai » ou de ruse leurs propres détours, on l'a vu. Ce sont elles qui inventent (ou détournent) leurs propres questions sur la philosophie. Même leurs détournements parfois deviennent des expériences chargées d'instruction.

Apprentissage de pensée

Suivre le mouvement ironique des concepts dans le crible du réel – « fable » chez Descartes, Fabel pour Kant, fabula pour Marx, Fabelei selon Nietzsche – ce n'est pas donner à choisir entre les grands vocables : métaphysique et ontologie. Mais là où ils ont été étrangement criminalisés, dans la mise en chaos totalitaire du xxe s., tenter le déchiffrement de ce qui s'empare des termes, dans des dessins qui se surprennent eux-mêmes, appartient à ce travail que façonne une expérience vérifiée de la pensée.

Philosophie, dès lors, devient l'atelier où se fait la mise en apprentissage des mouvements de pensée qui rendent possibles toutes transformations. Celles-ci sont confrontées, dans les mêmes temps, à leur réel.

Nommons provisoirement transformat cet effet de pensée. Il se dessine dans l'art. Il est au travail dans la science. Il se fait lui-même narrateur, enquête et concept dans la philosophie.

Jean-Pierre Faye

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Gorgias, 482, a.
  • 2 ↑ Héraclite (Diels & Kranz, 35).
  • 3 ↑ Le récit de la vente de Platon comme esclave est donné par Diodore de Sicile, Diogène Laërce, Athénée de Naucratis. Platon garde le silence à ce sujet dans son « autobiographie » de la Lettre VII.
  • 4 ↑ Aristote, Métaphysique, Livre α, 1, 30. Précisons que le terme « métaphysique » n'apparaît jamais chez Aristote.
  • 5 ↑ Id., Livre Γ, proposition initiale : « Une science qui théorise l'étant en tant qu'étant... ».
  • 6 ↑ D'Alembert, J., Encyclopédie, Préface au tome III.
  • 7 ↑ Descartes, R., « Méditation troisième », al. 24 du texte latin.
  • 8 ↑ Descartes, R., « Réponses secondes aux Troisièmes Objections » (de Hobbes), Méditations Métaphysiques.
  • 9 ↑ Al Farâbi, Fî aghrad Kîtab Mâ ba'd al-tabî'ah, « Esquisse de Traité sur la Métaphysique » : livre aujourd'hui perdu. Mais acheté en manuscrit pour trois dihrams par Avicenne, selon ses biographes, sur le marché de Boukhara. Avicenne (Ibn Sîna), le Shifâ, « la Guérison ». Averroès (Ibn Rochd), Tafsîr Mâ ba'd al-tabî'ah, « Grand Commentaire sur la Métaphysique », définissant celle-ci par la recherche de la « limite » (hud). Et Sharh Kîtab al-nafs, « Grand Traité sur l'âme », dont la traduction latine par Michel Scot vers 1235 fait apparaître la première définition du subjectum. La date de 1190 pour les deux traités marque un moment crucial de la pensée.
  • 10 ↑ Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 1918.
  • 11 ↑ La conférence paraît en traduction française de H. Corbin en 1938, chez Gallimard. Elle est rééditée dans son texte allemand (1943, 1949, éd. Klostermann) avec une Postface, puis une Introduction qui font allusion de façon appuyée à la « polémique aveugle » de l'année 1934 sous le IIIe Reich, lancée par le recteur SS Ernst Krieck. De cette polémique dirigée contre lui, Heidegger évoque avec insistance la furie dans Les Temps modernes en 1946. Et dans son « testament spirituel », l'entretien dans le Spiegel de 1966, publié en 1976.
  • 12 ↑ Volk im Werden (« Peuple en devenir »), 1934 : Kleine Beiträge (« Petites contributions »), signé E.K. (Ernst Krieck, nommé recteur de Francfort en 1933, gradé Hauptsturmführer, plus tard Obersturmbannführer dans l'Allgemeine SS, la SS « générale » ou « civile »).
  • 13 ↑ Nietzsche, F., Fragments posthumes, 5[71], 10 juin 1887 (Gallimard, Paris, XII, p. 211. Nietzsche Werke, De Gruyter, VIII 1, 215).
  • 14 ↑ Diderot, D., Lettre sur la pensée de Dom Deschamps, le bénédictin spinoziste, 1769.
  • 15 ↑ Heidegger, M., Questions I, Contribution à la question de l'Être, trad. G. Granel, Gallimard, Paris, 1968. Paru d'abord dans Freundschaftlische Begegnungen. Festschrift zu Ernst Jünger (« Rencontres amicales. Hommage d'anniversaire à Ernst Jünger »), 1955. Repris dans Zur Seinsfrage, (« Sur la question de l'être »), Klostermann, 1956. Et dans Wegmarken, 1967 (« Marques sur le chemin »). Trad. anglaise Pathmarks, Cambridge University Press, 1998.
  • 16 ↑ Dans la revue italienne Alfabeta, mars 1985.
  • 17 ↑ Collins, J., Heidegger and the Nazis, Icon / Totem Books, Cambridge, New York. 2000, pp. 45-50 : « the still (metaphysical) remaining residues in Heideggerian texts [...] two evils at once : a sanctioning of Nazism and a still metaphysical gesture [...] ».
  • 18 ↑ Antelme, R., L'espèce humaine, Gallimard, Paris, 1996 : l'un des plus grands livres écrits sur la déportation dans l'univers concentrationnaire du Reich nazi.
  • 19 ↑ Il existe un propos oral d'Einstein, rapporté dans la presse et par un secrétaire d'Henri Poincaré, Albert Rivaud, philosophe leibnizien, qui atteste la référence d'Einstein à sa lecture de Kant.
  • 20 ↑ Bataille, G., Œuvres complètes, Gallimard, Paris, tomes VII, 1973, et VIII, 1978.
  • 21 ↑ Husserl, E., Idées pour une phénoménologie pure, (1913), trad. P. Ricœur, PUF, Paris, 1993. Méditations cartésiennes, (1929), Vrin, Paris, 2001. – Sartre, J.-P., L'Imaginaire, (1938), Gallimard, Paris, 1986. L'Être et le Néant, (1943), Gallimard, Paris, 1976. Situations I, (1947), Gallimard, Paris, 1990.
  • 22 ↑ Bergson, H., Matière et mémoire, (1897), PUF, Paris, 1990. – Deleuze, G., L'image-mouvement (Cinéma 1), Minuit, Paris, 1983.



Philosophie et sciences

La philosophie, par son souci de connaissance et sa visée de vérité, est constitutive du sens de la science en tant que science ; de la science d'hier comme de celle d'aujourd'hui. En effet il ne peut y avoir de science, cette extraordinaire aventure intellectuelle de l'humanité, hors d'une visée de vérité et, quoi qu'en pensent certains, je crois comme Alexandre Koyré, et en acceptant comme lui « l'opprobre d'être un idéaliste », que « la science, celle de notre époque, comme celle des Grecs, est essentiellement theoria, “recherche de la vérité”, et que de ce fait elle a, et a toujours eu une vie propre, une histoire immanente [...] »(1).

En conséquence, c'est seulement en fonction de ses propres problèmes et de sa propre histoire qu'elle peut être comprise comme science au sens plein du terme. En effet, il semble vain de vouloir par exemple déduire la science grecque de la structure sociale de la cité ou seulement de l'agora ; d'expliquer Newton par les tensions sociales et religieuses de l'Angleterre du xviie s. ou, plus simplement, l'histoire de la balistique par des soucis d'ingénieurs militaires qui se moquent bien au xviie s. des travaux de Galilée ou de Torricelli. Ils préfèrent utiliser leurs traditionnelles tables empiriques qui, pour le coup, c'est-à-dire pour « jeter des bombes », marchent beaucoup mieux que les subtiles démonstrations de nos deux savants, démonstrations portant sur des trajectoires paraboliques que, bien sûr, les projectiles ne décrivent que dans le vide ; il n'en reste pas moins que c'est bien du projet théorique galiléen que naîtra définitivement dans la première moitié du xviiie s. la science balistique qui fera alors des merveilles sur les champs de bataille. De même, en voulant ignorer, pour des raisons économiques, comme cela est trop souvent le cas aujourd'hui, la distinction entre science et techno-science, on confond visée de connaissance et développements technologiques immédiats. La science en tant que science est, et reste, poursuite incessante de vérité, apaisement de la raison dans la compréhension, c'est-à-dire Theoria ; die est itinéraire intellectuel parcouru par des savants au cours des siècles ; reprise incessante de problèmes toujours repensés et renouvelés, mais problèmes internes à la science et pour lesquels les solutions appartiennent exclusivement au champ de la science au sens plein du terme.

La vérité reste l'horizon de la science. Sans doute ce n'est pas la même voie, les mêmes tours et détours dans lesquels s'engagent le mathématicien ou le physicien, mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est bien la visée de vérité dans son inspiration philosophique, qui seule permet de définir le concept de science.

Il semble cependant que cette aventure de la science nous échappe et qu'en particulier la science moderne, celle de Copernic, de Galilée, de Descartes, de Newton et de leurs successeurs s'est définitivement instaurée en se séparant du monde de la vie, du monde du sens et des valeurs ; nous laissant comme démunis et comme renvoyés à la solitude de notre raison, au « silence éternel des espaces infinis » qui effraie tant Pascal.

Cette impression, si souvent soulignée, de cassure, de profonde séparation entre d'une part le monde de la science, et d'autre part le monde de la vie, c'est-à-dire celui de l'existence des valeurs et du sens, n'est-elle pas qu'une illusion ? Ne résulte-t-elle pas d'une conception de la science à la fois obsédée par les résultats tant conceptuels que pratiques et oublieuse de ses raisons, de ses gestes et de ses mots initiaux, de son sens originel, de son inspiration philosophique ?

Pascal a pris acte dans l'inquiétude et l'effroi d'une nouvelle donne : la fin de la cosmologie aristotélico-ptoléméenne, c'est-à-dire la destruction des hiérarchies ontologiques qui ordonnaient les cieux et la vie des hommes, qui organisaient le sens et créaient les valeurs. Le monde ancien était centré sur la dichotomie entre le monde terrestre (de la Terre, centre du monde, à l'orbe lunaire) voué au changement, à la génération, à la mort, à la corruption et au mouvement naturel rectiligne (vers le bas pour les lourds, l'eau et la terre, vers le haut pour les légers, l'air et le feu) et le monde supra-lunaire immuable où régnait la perfection qu'illustraient les mouvements circulaires uniformes des astres et des sphères cristallines.

Dans cette structure stable, la vie trouvait son sens, le microcosme pouvait se déchiffrer dans le macrocosme, le cosmos était construit pour l'homme ou du moins ordonné pour que puisse s'accomplir la destinée que Dieu avait prévu pour lui. La disparition de cette structure ouvre à un nouveau questionnement ; il faut recomposer le cosmos, reformuler la question de la nature de l'homme, de sa position, de sa situation et de son rapport à Dieu.

Comment a-t-il été possible de reconstruire une science et comment cette science, notre science, a-t-elle pu oublier son sens originel ? Ou, plus précisément, comment la science moderne a-t-elle pu oublier qu'elle est d'abord inquiétude et connaissance, souci de l'infini, c'est-à-dire qu'elle est profondément enracinée dans le monde de la vie et des interrogations métaphysiques ?

Le monde de la vie, pris dans l'ensemble de ses déterminations, est antérieur à la science constituée ; elle en jaillit ; elle en dépend absolument. Il importe donc d'appréhender l'émergence des savoirs à l'instant même de leur constitution en revenant sur les gestes, les mots et les moments spéculatifs, consubstantiels au monde de la vie, par lesquels ces savoirs se sont instaurés ; saisir donc l'antériorité de la pensée créatrice – inscrite dans le monde de la vie – sur les régimes établis de la pensée et du monde de la science.

Un nouvel ordre du monde

En 1543 l'ordre du monde change ; celui que nous habitons commence à se dessiner. C'est en effet à Nuremberg en 1543, l'année de sa mort, que Nicolas Copernic publie son De Revolutionibus orbium coelestium (« Des Révolutions des orbes célestes »). En rédigeant cet ouvrage Copernic vise à composer un livre susceptible de remplacer l'Almageste de Claude Ptolémée. La mise en place du nouvel ordre du monde s'opère alors dans le premier livre et cette mise en place, ce geste radicalement spéculatif, s'appuie d'abord sur une exigence d'harmonie, d'ordre et de beauté que les anciennes théories ne semble plus être en mesure de remplir, en raison principalement de l'introduction d'une multiplicité d'éléments ad-hoc pour rendre compte des mouvements planétaires. Copernic est très net sur ce point dans l'épître dédicatoire qu'il adresse au Pape Paul III : « Enfin en ce qui concerne la chose principale, c'est-à-dire la forme du monde et la symétrie exacte de ses parties, ils ne purent ni la trouver, ni la reconstituer. Et l'on peut comparer leur œuvre à celle d'un homme qui, ayant rapporté de divers lieux des mains, des pieds, une tête et d'autres membres – très beaux en eux-mêmes mais non point formés en fonction d'un seul corps et ne se correspondant aucunement –, les réunirait pour en former un monstre plutôt qu'un homme »(2).

Cette perspective est reprise, d'entrée de jeu, dans le chapitre I du premier livre :

« Que le monde est sphérique

Tout d'abord il nous faut remarquer que le monde est sphérique, soit parce que cette forme est la plus parfaite de toutes, totalité n'ayant besoin d'aucune jointure ; soit parce qu'elle est la forme ayant la capacité la plus grande, qui convient le mieux à tout contenir et tout embrasser ; soit aussi parce que toutes les parties séparées du monde, je veux dire le soleil, la lune et les étoiles, sont vues sous cette forme ; soit parce que toutes choses tendent à se limiter ainsi comme il apparaît dans les gouttes d'eau et d'autres corps liquides, lorsqu'ils tendent à se limiter par eux-mêmes. C'est pourquoi personne ne mettra en doute que cette forme n'appartienne aux corps divins »(3).

Les chapitres II et III portent sur la sphéricité de la Terre. Le chapitre IV reprend la thèse traditionnelle de la primauté du mouvement circulaire. Ce n'est qu'avec Galilée, mais principalement avec Descartes et Huygens que le mouvement circulaire sera, si l'on peut dire, supplanté par le rectiligne.

Puis, après avoir consacré, pour l'essentiel les chapitres V à IX aux mouvements de la Terre et à la réfutation des thèses traditionnelles, Copernic présente dans le chapitre X son nouvel ordre du monde : au centre du système ou, plus exactement près de ce centre, se tient le soleil fixe éclairant le monde et lui imposant son ordre ; puis viennent Mercure et Vénus suivies de la Terre. Cette dernière acquiert ainsi un statut de planète et perd sa primauté centrale aristotélico-ptoléméenne, elle n'en reste pas moins toujours accompagnée par la Lune dans son périple annuel et se trouve, en outre, affectée d'un mouvement quotidien de rotation sur elle-même. Au-delà de l'orbe terrestre viennent Mars, Jupiter et Saturne ; enfin tout le système est enclos dans la sphère des étoiles fixes – fixes les unes par rapport aux autres comme chez Ptolémée, mais aussi fixes absolument puisque leur mouvement apparent d'est en ouest s'explique désormais par la rotation de la Terre d'ouest en est.

Au regard du système aristotélico-ptoléméen, le grand changement ne semble porter que sur le passage du géocentrisme à l'héliocentrisme. En effet, comme nous l'avons déjà dit, la primauté du mouvement circulaire est conservée et, en outre, rien n'est précisé quant à la dichotomie ontologique entre le monde terrestre et le monde supra lunaire.

L'unification newtonienne des lois de la nature avec la destruction du cosmos hiérarchisé aristotélicien est donc encore loin, mais le premier geste est accompli. La Terre est devenue une planète, avec elle l'homme n'est plus au centre du monde et l'univers ne tourne plus autour de lui, pour lui. Une nouvelle physique, une nouvelle métaphysique, une nouvelle science du mouvement doivent être construites à partir du geste fondateur copernicien.

Ce geste est très rapidement amplifié par les travaux de Giordano Bruno. Ce dernier qui naquit en janvier ou en février 1548 à Nola, dans le vice-royaume de Naples, et mena une vie tumultueuse qui s'acheva sur le bûcher au Campo di Fiori le jeudi 17 février 1600, ouvrit sur l'infini le monde clos copernicien en donnant à l'infini toute sa positivité. La sphère des fixes disparaît dès 1584 dans La Cena de le Ceneri et dans le De l'infinito universo e mondi. Le monde clos qui enfermait l'homme est remplacé par un univers infini peuplé par une infinité de mondes. Une nouvelle vision de l'univers s'impose où l'infini n'est ni tragique ni angoissant mais, bien au contraire, signifie la venue d'une nouvelle liberté, la reconnaissance de l'étonnante richesse de la réalité et finalement du pouvoir sans limite de la pensée humaine. Giordano Bruno célèbre son envol, l'envol de l'homme, tant en composant les vers qui concluent l'épître liminaire du dialogue De l'infinito universo e mondi :

« Sorti de la prison étroite et noire, où tant d'années l'erreur m'a confiné, [...] je déploie dans l'air mes ailes assurées ; je ne redoute aucun obstacle de cristal ou de verre, mais je fends les cieux et je m'érige à l'infini.

Et tandis que de mon globe je m'élève vers d'autres globes et pénètre plus avant à travers le champ éthéré, ce que d'autres voient de loin, je le laisse derrière moi. »(4)

qu'en rédigeant La Cena de le Ceneri :

« Voici celui qui a dépassé l'air, pénétré le ciel, parcouru les étoiles, franchi les limites du monde, fait s'évanouir les murailles imaginaires des première, huitième, neuvième, dixième et autres sphères qui auront pu leur être ajoutées sur le rapport de vains mathématiciens et par l'aveuglement des philosophes vulgaires »(5).

Ainsi se trouve véritablement affirmée la positivité d'un monde infini où l'homme n'est plus prisonnier entre les murs étroits des cosmologies anciennes. L'univers n'assigne plus aucune limite à la pensée humaine ; bien plutôt, par son infinité même il devient l'aiguillon et le moteur de la raison, d'une raison qui doit, elle aussi prendre conscience de sa propre infinité en rendant raison et du monde et de l'infini.

À la même époque Jean Kepler, animé par une réelle ferveur métaphysicienne nourrie par le principe du meilleur, et prolongeant en cela le rationalisme esthétique de Copernic, publie en 1596 à Tübingen son Mysterium cosmographicum. Il y structure le monde un peu à la façon d'une poupée russe en utilisant, pour rendre compte de l'ordre des planètes, les cinq polyèdres réguliers retenus par le Timée de Platon. Puis vers la fin du mois de novembre 1609, Galilée construit une nouvelle lunette plus puissante que celle qu'il présenta au mois d'août précédent aux membres du Sénat de Venise. C'est probablement le 30 novembre 1609, peu après le coucher du soleil, que Galilée observe la Lune et dessine, en bon perspectiviste, ses premiers schémas. Des observations systématiques se poursuivent jusqu'au 18 décembre et peut-être au-delà. Leur compte-rendu est donné dans le Sidereus nuncius publié à Venise en 1610. L'observation de la Lune révèle, mais seulement au Galilée copernicien et spécialiste des ombres et de la lumière, qu'elle est comme la Terre ; d'astre à la « sphéricité parfaite » elle est devenue « irrégulière », « rugueuse » ; des vallées et des cratères apparaissent à la surface. Puis viennent les observations des satellites de Jupiter et de la voie lactée qui n'est finalement qu'un amas considérable d'étoiles donnant aux cieux une incroyable profondeur.

De Copernic à Galilée un nouveau monde s'est dessiné. Il reste encore à le construire, à imaginer une physique cohérente où l'ensemble des phénomènes trouveront leurs raisons. La tâche est accomplie, en particulier par René Descartes dans son Monde ou Traité de la lumière rédigé entre 1629 et 1633. Ce qui importe dans ce texte est le geste créateur cartésien, le mouvement de la pensée spéculative, de la pensée qui donne naissance, contre le cosmos aristotélicien, à un nouveau monde. Ce qui importe n'est pas le « système » de Descartes ou de ses successeurs, mais la pensée qui anime Descartes lorsqu'il jette sur le papier son Monde et qu'ainsi surgissent à travers sa correspondance avec le Père Marin Mersenne les véritables premiers mots et gestes de notre modernité. Le monde de la vie palpite en réglant l'avenir de la science, en ouvrant la voie à la compréhension de la totalité des choses.

La place de l'homme

Dès la fin du xviie s., la réussite de la nouvelle science incarnée à la fois par les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (Londres, 1687) de Newton et par l'introduction des procédures analytiques du calcul différentiel et intégral conduit à oublier la visée spéculative initiale ancrée dans le monde de la vie. Les préoccupations techniques prennent le pas sur les enjeux d'existence. La science échappe au monde de la vie. De ce point de vue la Mécanique analytique (Paris 1788) de Lagrange, en offrant avec une facilité étonnante et, si l'on peut dire, « mécanique », la possibilité de résoudre, à partir d'une ou deux formules générales, par des procédures purement analytiques, une multiplicité de problèmes, fait des dites formules des objets de fascination dont l'obtention devient la finalité du travail scientifique. La méthode recouvre le sens. Ainsi le sens originel du travail de la pensée qui s'affirmait dans l'accomplissement de la connaissance du monde, s'évanouit dans la recherche obstinée des formules susceptibles de devenir le point de départ de calculs de type algorithmique. Ernst Mach, en particulier dans La Mécanique (Paris, 1904) insiste sur le caractère utilitaire et instrumental de la science, l'utilité étant prise dans un sens large puisqu'il l'entend surtout comme économie de pensée :

« Toute science se propose de remplacer et d'épargner les expériences à l'aide de la copie et de la figuration des faits dans la pensée. Cette copie est en effet plus maniable que l'expérience elle-même et peut, sous bien des rapports, lui être substituée. Cette fonction d'économie qui pénètre dans l'être de la science, se manifeste déjà clairement dans les démonstrations générales. La reconnaissance de ce caractère d'épargne fait en même temps disparaître tout mysticisme du domaine scientifique »(6).

De ce point de vue, le travail de Lagrange apparaît pour Mach tout à fait exemplaire, comme en témoigne cet autre extrait de La Mécanique :

« C'est enfin Lagrange qui a porté la mécanique analytique à son plus haut degré de développement. Dans sa Mécanique analytique, il s'applique à faire, une fois pour toute, toutes les démonstrations nécessaires et à condenser le plus possible de choses dans une seule formule. On peut alors traiter tous les cas particuliers qui se présentent d'après un schéma simple, symétrique et clair ; il ne reste plus à faire qu'un travail mental purement mécanique. La mécanique de Lagrange réalise un progrès considérable dans l'économie de la pensée »(7).

Par son indéniable réussite, la science apparaît aujourd'hui comme une structure autonome dans laquelle il n'y a pas, si l'on peut dire, de place pour l'homme. Mais il en est bien ainsi, seulement si l'on oublie de questionner les origines éminemment philosophique de la science, de revenir incessamment sur les gestes qui l'ont rendue possible, gestes inscrits dans le monde de la vie, de notre vie, et qui lui donnent pleinement son sens.

La science ainsi replacée dans l'ordre du champ philosophique redevient consubstantielle au monde de la vie et participe pleinement à l'entreprise philosophique qui, comme le rappelle Descartes, « signifie l'étude de la sagesse, et que par sagesse on n'entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie, que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts [...] »(8).

La présence du philosophique innerve la science en tant que science en la rendant à l'homme ; la seule reconnaissance de cette présence justifie toute démarche philosophique en tant qu'elle permet d'échapper au brouhaha communicationnel et à l'emprise illusoire des techno-sciences comprises aujourd'hui comme finalité de la tâche des hommes.

Michel Blay

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Koyré, A., Études d'histoire de la pensée scientifique, PUF, Paris, 1966 ; Gallimard, Paris, 1973, p. 397.
  • 2 ↑ Copernic, N., Des révolutions des orbes célestes, trad. A. Koyré, Felix Alcan, Paris, 1934 ; rééd. A. Blanchard, Paris, 1970.
  • 3 ↑ Ibid.
  • 4 ↑ Bruno, G., De l'infini, de l'univers et des mondes, texte établi par G. Aquilecchia et traduit par J.-P. Cavaillé ; introduction par M.A. Granada et notes par J. Seidengart, dans Œuvres complètes, IV, Les Belles Lettres, Paris, 1994.
  • 5 ↑ Bruno, G., Le souper des cendres, texte établi par G. Aquilecchia et traduit par Y. Hersant, dans Œuvres complètes, II, Les Belles Lettres, Paris, 1994.
  • 6 ↑ Mach, E., La mécanique. Exposé historique et critique de son développement, trad. E. Bertrand, Hermann, Paris, 1904, p. 449.
  • 7 ↑ Ibid., p. 436.
  • 8 ↑ Descartes, R., Lettre-préface, à l'édition en français, dans la traduction de l'abbé Picot, des Principia philosophiae de 1644.
  • Voir aussi : Blay, M., Les raisons de l'infini. Du monde clos à l'univers mathématique, Gallimard, « Essais », Paris, 1993.
  • Burtt, E. A., The Metaphysical Foundations of Modern Science, Anchor Books Edition, 1954 ; 1ère éd. 1924, 2ème éd. révisée 1932.
  • Koyré, A., Du monde clos à l'univers infini, PUF, Paris, 1962 ; Gallimard, Paris, 1973.
  • Koyré, A., Études newtoniennes, Gallimard, « Bibliothèque des idées », Paris, 1991.
  • Whitehead, A. N., Science and the Modern World, Macmillan, New York, 1925.